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L’universel à l’épreuve des différences[Notice]

  • Stéphane Inkel

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  • Stéphane Inkel
    Université Queen’s

L’une des notions les plus casse-tête des sciences humaines est certainement celle d’universel. Si Gaston Miron se plaisait à dire que l’on n’atteint cet universel qu’à partir du particulier, on sait que sa consécration actuelle aura nécessité de le « dépayser  ». On pourrait percevoir le même phénomène dans la réception du seul recueil de poèmes rédigé en portugais et publié de son vivant par Fernando Pessoa, poète par excellence du multiple et du déracinement. Car tout entier consacré au destin du Portugal, traversé par ce singulier courant messianique qu’est le sébastianisme, Message fut d’abord acclamé par le courant nationaliste portugais et primé par le secrétariat de la Propagande nationale de l’« État nouveau » de Salazar, avant que sa visée universaliste, pourtant transparente (« Toutes les nations sont des mystères./À soi seule chacune est le monde entier . »), ne s’impose et fasse aujourd’hui l’objet d’une publication sous l’égide de l’UNESCO. À ce titre, on peut considérer que cette question de l’universel concerne au premier chef les cultures mineures, au premier rang des luttes pour la diversité. C’est ce que reconnaît l’Association internationale des études québécoises (AIEQ) en publiant les actes de son premier colloque, sous la direction d’Yvan Lamonde et Jonathan Livernois , sur cette épreuve de l’universel. Pour donner quelques balises à cette question très large, le collectif s’ouvre sur une riche réflexion de Georges Leroux qui s’emploie, à partir d’une relecture de Problèmes de culture au Canada français de Pierre Angers, à distinguer deux manières d’envisager l’universel : comme un trésor commun en voie de totalisation dans lequel chaque nation verse ce qu’elle a en propre — suivant en cela le « principe de présomption » formulé par la pensée de la reconnaissance selon lequel nous devons « présumer une capacité de contribution universelle égale » (7) — ; ou, à l’opposé, comme un mouvement de « révélation historique du nécessaire » (3). Mais entre ces deux manières, qui sont aussi deux rapports au monde qui engagent des actions — notamment d’« effacement de la différence au profit de la nécessité » (4) —, se profile une autre option autrement inquiétante : l’avènement d’une « uniformité non nécessaire » favorisée par les puissances économiques du capitalisme aujourd’hui triomphant, et dont il faut rappeler la contingence de la puissance historique. À travers une relecture de ce qui différencie l’universalité du droit de type kantien, gardant une place à la différence des cultures, de celle de la science, chez Hegel, où chaque « entité universelle concrète » serait prise « dans un devenir qui [la] fait évoluer vers une forme supérieure » (14), il s’agit pour le philosophe de circonscrire ce qui permettrait d’éviter ce qu’il appelle « l’aporie de l’universel aujourd’hui » : « ou bien une ségrégation qui mise tout sur la singularité, et promeut une particularité qui exclut et sépare, ou bien une dilution dans l’universel qui exténue en les supprimant toutes les particularités qui pourraient se trouver en excès sur l’universel » (7). Si Leroux choisit l’oeuvre d’Angers pour mesurer la situation québécoise face à ces différents écueils, c’est en tant qu’elle exemplifie le moment déterminant où cette société jusqu’à tout récemment « prémoderne », contenant elle aussi une forme d’universalité, doit choisir entre le repli sur sa différence et l’accès à l’universalité de la science et de la technologie — qui est aussi un arrachement au sol de la tradition, comme Fernand Dumont l’avait bien compris. Sans nier la richesse d’une société qui, à l’égal de l’Irlande ou du Portugal, suivant les exemples choisis par Leroux  en raison de la prégnance du catholicisme …

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