ChroniquesPoésie

Perdre ses traces[Notice]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Parmi les prix qui sont décernés chaque année à des oeuvres poétiques, le prix Nelligan en est un que j’affectionne particulièrement. D’abord parce qu’il récompense un auteur de la relève . Ensuite, parce que la Fondation Émile-Nelligan veille à ce que le choix des finalistes échappe aux impératifs commerciaux, éditoriaux, politiques. Pour les membres du jury, c’est l’occasion de prendre le pouls de la poésie actuelle et de découvrir ses nouvelles orientations. L’année 2010 fut une année faste, et un grand cru. Ont particulièrement retenu mon attention les livres de Marie-Josée Charest , Véronique Cyr , François Guerrette , Étienne Lalonde , Laurance Ouellet Tremblay , François Rioux , Aimée Verret . Si ceux des trois finalistes, Frédéric Marcotte, Philippe More et Maggie Roussel, présentent certaines parentés, ils témoignent par ailleurs de la diversité des esthétiques et des thèmes abordés, et offrent donc un panorama de ce qui se fait de mieux dans la jeune poésie au Québec et au Canada français . Depuis ses débuts, Philippe More se démarque par le registre qu’il privilégie et la nature des figures qu’il convoque. Médecin urgentologue, il s’inspire abondamment de son expérience professionnelle, ce qui donne à son univers poétique un aspect tout à fait singulier. Avec Le laboratoire des anges , son quatrième recueil, il est parvenu à une unité de ton et à un degré d’intégration de l’imaginaire médical qui témoignent d’une grande maturité. Corps malades, fragilisés, gisants, agonisants défilent dans les poèmes, sans marque d’exhibition ou d’indécence. Là où on pourrait s’attendre à de la provocation, à une surexposition d’images violentes ou de corps mutilés, on trouve un savant dosage dans l’exposition et une approche respectueuse, circonspecte, recueillie. Une approche concernée, pourrait-on dire pour faire court. Et c’est là, sur ce souci, de l’autre, de la mort, que se construit ce livre d’une rigoureuse gravité, qu’on aurait envie de citer en entier tant il porte à la méditation. Philippe More nous fait pénétrer dans un univers chirurgical, donc, un lieu limite où l’existence risque toujours de basculer dans le coma ou le sommeil définitif. Pas de complaisance ici, ni de forclusion dans l’environnement hospitalier, mais un accueil de la souffrance et des revers du sens. La souffrance dont il est témoin, le sujet la prend en soi, sur soi. Son propre corps devient ainsi objet d’observation ; il s’en détache, puis le détaille et le découpe en morceaux, au scalpel. Le sujet parle depuis cette douleur, mais aussi depuis ce détachement qui paradoxalement favorise la proximité. Dans cette prise en charge de la souffrance, on va de l’échelle cellulaire à celle des corps indistinctement liés, corps mêlés au décor d’hôpital qui à son tour s’ouvre sur le paysage. Ainsi, allant de l’un à l’autre, la mort anonyme devient habitable, lieu d’apprivoisement et de partage. Le corps soumis à la dissection se révèle siège de l’âme, qu’il s’agit en somme de traquer jusque dans les moindres fibres de la chair, histoire de voir si quelque chose ne résisterait pas au travail de la mort qui phagocyte la vie, s’y loge et la ronge comme un cancer. Ce minutieux travail de pelage et de découpage vise à creuser l’identité jusqu’à son effacement. Et ce qui est d’abord perçu comme une dépersonnalisation (le corps abandonné sur une civière, parqué dans un corridor, soustrait à son identité, réduit à un diagnostic) se mue en possible rencontre. Les corps d’eux-mêmes et pour eux-mêmes parlent, communiquent autre chose, ce qui à la fois les détermine et les dépasse, dirait Levinas, et ce qui sans eux demeurerait celé . La notion de temps se trouve également …

Parties annexes