Dans la littérature inquiète — parce qu’encore fragile sur le plan institutionnel — des années 1920 et 1930, en proie à la recherche incessante d’un chef-d’oeuvre qui donnerait au Québec une indéniable reconnaissance littéraire, la volonté d’établir une tradition se heurte à la faiblesse d’une institution toujours occupée à parfaire ses outils critiques. Entre exotisme et régionalisme, les écrivains de cette période poursuivent un programme qui vise l’établissement d’un territoire littéraire distinct de celui de la France, cherchant inlassablement les formes, les thèmes, le vocabulaire, mais aussi les lieux, qui puissent les distinguer et contribuer à l’établissement d’une littérature nationale. On comprend dès lors le rôle capital que peut jouer, dans l’élaboration d’une poétique de l’espace présentant des caractères distinctifs, la constitution de paysages littéraires propres au Canada français et au Québec, en tant que métaphores de l’identité nationale : inventer pour chaque saison des couleurs et des nuances, une qualité de lumière, un angle de vision, un regard sur la nature, et inscrire cette dernière dans une Histoire singulière, tout cela témoigne de la capacité d’exprimer collectivement une appartenance ou une affiliation nationale . Dans ce contexte de revendication identitaire, l’arrivée d’une cohorte de romanciers français ne passe pas inaperçue, d’autant plus que ce sont eux qui récolteront, au nom du Canada français, les grands prix qu’on destinait aux écrivains nés au pays — le Femina pour Marie Le Franc en 1927, le Goncourt pour Maurice Constantin-Weyer en 1928 — ; eux encore à qui le lectorat mondial aura accès par de multiples traductions, dont celles du roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon. Certains critiques, même parmi les mieux intentionnés, voient défiler ces écrivains avec agacement : s’ils étaient nés au Québec, cela aurait permis — enfin — de confirmer les débuts de la littérature canadienne-française. Jean-Charles Harvey regrette ainsi leur influence déterminante sur une littérature encore en constitution : « C’est peut-être notre malheur à nous que d’en revenir toujours aux fictions de Louis Hémon ou de Marie Le Franc », écrit-il en 1938. « Ces deux fortes personnalités jettent une ombre sur nos meilleurs écrivains du terroir. Je le regrette pour nous tous . » De plus, ces écrivains français, devenus en France des écrivains « canadiens », ouvrent à l’imagination de leurs lecteurs des paysages nouveaux qui fondent littérairement le Canada français. Leur regard est pluriel, fruit d’une synthèse entre leur éducation française et leur expérience canadienne-française, et leur lectorat est varié. Aussi, et quoi qu’en pense la critique canadienne-française, par son oeuvre, Louis Hémon était à la fois Français, Breton et Canadien français, tout comme l’étaient Marie Le Franc et quelques autres qui, sans concertation, allaient donner au Québec une géographie littéraire nouvelle, déplaçant tantôt les limites imaginaires du territoire et de ses paysages, et tantôt explorant les genres — notamment populaires — par lesquels on peut le représenter. Hémon, Le Franc et Constantin-Weyer allaient également devenir, en France, les romanciers « canadiens » qui fourniraient à des générations de lecteurs francophones, grâce à la popularité de leurs oeuvres, une image littéraire du Canada français. Dans les années 1920 et 1930, les écrivains nés au pays s’emploient également, mais parallèlement, à donner à la géographie du territoire une représentation littéraire, développant en Mauricie, dans les Cantons-de-l’Est, en Gaspésie et au Saguenay de premiers pôles régionaux qui s’agencent avec les centres que constituent alors Québec et Montréal. En s’ancrant dans une réalité régionale, ils développent l’idée d’une littérature nationale composée de l’ensemble de ses parties, et suggèrent implicitement la notion de paysages régionaux, dont ils fournissent une première matière littéraire. Au même moment, les écrivains français …
Romanciers « français » au Québec, « canadiens » en FranceLes romanciers français et la constitution d’un paysage littéraire au Québec[Notice]
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Daniel Chartier
Université du Québec à MontréalGérard Fabre
Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Institut Marcel Mauss