Chroniques : Dramaturgie

Histoires de fantômes[Notice]

  • Lucie Robert

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  • Lucie Robert
    Université du Québec à Montréal

Dans le vocabulaire des arts visuels, en particulier du dessin en perspective, le point de fuite désigne un ou plusieurs points à l’horizon vers lequel les lignes parallèles fuyantes semblent converger. Point théorique situé à l’infini, il crée l’illusion de la profondeur grâce à des lignes parallèles provenant d’un seul point et il rappelle ce qu’on perçoit en regardant au loin. Il s’agit là d’un phénomène optique. Dans la réalité, toutefois, les deux droites parallèles ne se rejoignent jamais. Le point de fuite crée un point de vue. Or, il arrive au théâtre qu’un personnage joue un rôle semblable, qu’il agisse comme un point de fuite vers lequel tout paraît converger, bien qu’il n’apparaisse pas toujours en scène, soit qu’il représente le point de référence du discours, soit qu’il émerge d’une mémoire antérieure. Au centre d’une constellation de problèmes, ce personnage est donc celui par lequel s’établit la cohérence du propos. Par définition, un fantôme est l’esprit d’un mort. La croyance aux fantômes infère la conviction que l’âme survit au corps et peut communiquer avec les vivants tant qu’elle n’a pas trouvé le repos. Cette croyance est ancienne : c’est l’image, l’apparence du défunt, ce qu’on appelait l’âme, le souffle vital, le ka égyptien, qui sort du corps au moment de la mort. Le mort serait resté prisonnier sur Terre ou il reviendrait de l’au-delà pour accomplir une vengeance, aider ses proches ou errer éternellement en punition de fautes passées. Morts sont donc ces points de fuite, qui créent l’unité des pièces dont il est question ici. À travers eux, la mémoire surgit, soudainement, comme une anamnèse, à répétition, comme un rêve récurrent. Pièce dédiée « Aux soldats américains et canadiens, morts ici et là./À toi qui, venu de ta Georgia natale, rêvas d’aller mourir ailleurs./À toi aussi, ma fleur de Savannah », Omaha Beach , première incursion de Catherine Mavrikakis dans l’univers du théâtre, est présentée comme un oratorio. L’avertissement de l’auteure précise que « [c]et oratorio ne se veut en rien réaliste. Tout peut y frôler le ridicule. L’effet d’étrangeté y permettra le tragique. » (9) La scène se passe dans le cimetière américain de Colleville-sur-Mer en Normandie : des croix blanches à perte de vue, le bruit de l’océan omniprésent. Un après-midi d’août, comme tous les après-midi d’août, arrivent les cars de touristes. Cette journée-là en descendent les membres de la famille Weaver-Forcier, tous vêtus de noir : Phyllis, son mari Paul, sa mère Eunice (un peu perdue), ses filles Pénélope (douce et absente) et Angélica (gothique). Ils sont venus rendre hommage aux oncles Paul et Victor, les frères d’Eunice, « parce que nous disparaissons les uns après les autres et puis tout s’efface » (21). Il y a donc là une oeuvre de mémoire comme un devoir de retrouver ces oncles morts trop jeunes et qui ont hanté l’esprit des vivants depuis. Au deuxième tableau, six soldats américains sortent d’entre les morts pour faire la fête au cimetière, au grand dam du gardien, qui réprouve ce genre de comportement. Il semble bien que ce soit là leur occupation de nuit, que cette fois-ci la présence des vivants vient troubler. Parmi eux, Anthony, un Noir de Savannah, « mort dans un lieu que [sa mère] n’avait jamais même imaginé » (33), Dan, un Blanc de New York, qui appelle les autres à un comportement cérémonial (« Nous devons crier devant notre destin tragique et implorer le ciel de nous prendre en pitié » [38]), et les frères d’Eunice, qui ne la reconnaissent pas puisqu’elle a vieilli, alors qu’eux sont restés éternellement jeunes. La pièce s’organise ainsi en …

Parties annexes