Dans son essai Le rideau, Milan Kundera affirme que Le jugement de Kundera paraît sévère mais assez juste dans l’ensemble. Ainsi est-il possible de se demander ce qu’un roman épistolaire peut encore nous proposer de nouveau au début du xxie siècle. Peut-on réinventer un type de roman tombé en désuétude ? Avec Cet océan qui nous sépare , Réal Ouellet n’a vraisemblablement pas cherché à donner une tournure inédite à son roman par lettres ; il a plutôt choisi de reprendre les caractéristiques principales du genre, ce qui se justifie entre autres par l’époque durant laquelle se déroule le roman, la seconde moitié du xviie siècle. Ouellet tente de capter un certain esprit d’aventure et de découverte des mondes nouveaux qui pouvait animer alors les Européens. Un couple de jeunes mariés, Élisabeth et Christophe, quittent La Rochelle en septembre 1664 et s’embarquent pour la Martinique, car Élisabeth refuse d’épouser l’homme que lui avait destiné son père. Leurs principaux correspondants sont un couple d’amis, Béatrice et Maurice, restés en Bretagne. L’échange de lettres dure sept ans, durant lesquels surviennent la mort de la mère puis du père d’Élisabeth, la naissance de leurs trois enfants et le retour définitif de la famille en France. En revanche, après avoir tenté sa chance comme médecin en Martinique, Maurice décide d’y rester, mais sans Béatrice. En tout, plus d’une quinzaine de personnages participent à cette correspondance. Ces multiples épistoliers assurent une diversité de points de vue et un décentrement véritable : aucune voix ne domine. Ouellet n’a ajouté ni introduction, ni préface, ni note explicative ; il n’a pas non plus créé de narrateur qui serait, comme chez Laclos, un « Rédacteur » pouvant expliquer comment cette correspondance a pu être réunie. Le rassemblement des lettres nous est donné tel quel, comme allant de soi. Cette absence de rédacteur évite de donner une seule interprétation des faits, du déroulement des événements ou des pensées qui parcourent les lettres de chacun. Une des réussites du roman réside dans l’habileté de Ouellet à créer des voix distinctes, qu’on reconnaît aisément, sans qu’il ait besoin d’utiliser des artifices langagiers. On ne note pas de ruptures de ton, à peine quelques nuances dans l’énonciation qui nous permettent de bien distinguer chacun des personnages. Privilégiant une langue classique et un style sans fioritures, sans archaïsmes, l’auteur a surtout évité de tomber dans le piège de l’imitation de l’écriture épistolaire de cette époque. Seules les missives du jésuite François Fontaine, frère de Béatrice, paraissent plus stéréotypées. En filigrane, on remarque également que se dessine un portrait de l’émancipation féminine. Les deux jeunes femmes prennent leur destin en main et l’on sent clairement dans leurs lettres un désir de ne pas se voir confinées dans une position subalterne. Défier la loi paternelle, exiger l’égalité avec le nouveau mari sont des éléments qui caractérisent les discours et les actions d’Élisabeth et de Béatrice. À la fin du récit, chacune retourne à une occupation artistique qu’elle avait cru devoir abandonner : l’écriture pour la première et la peinture pour la seconde. Ouellet parvient à rendre crédible cette histoire de la quête d’un monde nouveau sans faire de ses personnages des héros épiques, sans exagérer la sensibilité de leurs discours. En réalité, les émotions sont plutôt contenues, même dans les moments les plus difficiles, comme le récit que fait Christophe de sa détention par les Espagnols, qui lui a presque été fatale. Bien qu’il situe son roman au xviie siècle, Ouellet ne reprend pas les conventions du roman historique ; quelques événements forment une toile de fond, mais celle-ci reste …
Roman d’époque et fictions de notre époque[Notice]
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Pascal Riendeau
Université de Toronto