Les textes de Ying Chen semblent se modeler parfaitement sur les catégories désormais canoniques des études culturelles. Transnationaux, frontaliers, migrants, ils n’élisent aucun lieu propre, fuient toute forme d’ancrage temporel et abolissent les signes distinctifs et les repères. Si une telle lecture générale se défend, elle n’en demeure pas moins fort éloignée de l’oeuvre romanesque qui, bien que fugitive et fantomatique, s’avère également frondeuse et incisive, cruelle et retorse. Ne dire que l’évanescence et l’étrangeté d’une oeuvre, n’est-ce pas aussi une manière d’éviter de la lire, au sens fort du terme ? Loin de donner dans les bons sentiments ou dans la célébration de la différence culturelle (sujet délaissé dans ses derniers romans), Ying Chen pratique une forme d’intolérance tranquille qui, mine de rien, s’oppose à ce que Slavoj Žižek qualifie d’« interpassivité », soit le « consumérisme passif [et] apolitique » de la société contemporaine. C’est dire que Ying Chen privilégie, plus que l’expression d’un certain moralisme, le travail souterrain du politique, dans la mesure bien sûr où le genre du roman l’y autorise. Qu’on ne se méprenne pas, l’oeuvre de Ying Chen n’est pas ouvertement engagée, mais elle offre néanmoins un point de vue sur les errements et les discours de la Cité. Son dernier roman, Un enfant à ma porte , en témoigne tout particulièrement, dans la mesure où il investit de manière volontairement subversive les thématiques propres aux récits de filiation. Loin d’être plongée dans la quête inquiète et douloureuse d’une ascendance familiale, la narratrice anonyme du roman se replie sur sa maternité, inattendue et accidentelle notons-le, de manière narcissique, malsaine. Elle agit en mère parfaitement inadéquate, selon les critères modernes du moins. Que relate le roman ? Comme dans ses derniers textes, Ying Chen met ici en scène une femme qui a connu plusieurs vies. Mariée à l’anthropologue A., elle ne se définit guère par rapport à une carrière ou à une passion singulière, elle ne se projette pas dans l’avenir, mais elle habite littéralement le temps présent (et parfois aussi le passé de ses vies antérieures). Une rencontre inattendue bouleverse toutefois son quotidien et lui impose un avenir : L’accueil de l’enfant, âgé de cinq ou six ans, semble tout naturel, le couple formé par la narratrice et son mari A. ayant tenté pendant plusieurs années de se reproduire. Cadeau inespéré, l’enfant comble le désir abstrait d’un héritier. Dès lors, il devient l’unique objet de l’attention des nouveaux parents qui misent sur lui pour combler leurs ambitions. Malheureusement, il se révèle tout aussi inadéquat que sa mère : aphone, puis trop bavard, se refusant aux enseignements qui lui sont prodigués, désobéissant, rétif, il déçoit. Ce roman s’inscrit dans le continuum propre à l’oeuvre entière de l’auteure. Les personnages nous sont déjà familiers et, par surcroît, l’intrigue rappelle celle de L’ingratitude . De ce roman fort bien accueilli à sa parution en 1995, Un enfant à ma porte ne renverse pas la trame, mais la complète en empruntant le point de vue de la mère. À la jeune Yan-Zi qui tentait, par tous les moyens, d’échapper à l’empire maternel dont elle avait été la victime consentante, succède le personnage de la mère sacrifiée. Dans Un enfant à ma porte, la mère se fait de plus en plus possessive au fil du roman. Celle qui affirmait au départ « [q]ue de gratitude ne devais-je à cet enfant ? » (21) en vient à traquer chez son héritier le moindre « signe d’ingratitude » (108), l’emprisonne et le gave, souhaite en somme qu’il soit à sa merci. Une métaphore filée illustre éloquemment la négativité, voire le …
Disparaître ?[Notice]
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Martine-Emmanuelle Lapointe
Université de Montréal