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Quand je me regarde dans le miroir, je ne m’y vois plus. L’autre jour, j’ai fait l’expérience de ma disparition. J’ai relu tout ce que j’avais écrit. Pour constater que j’étais un miroir qui se regarde dans le miroir [1].

L’acte d’écrire est un geste autoréflexif chez Michel Ouellette. Non pas que l’auteur dramatique franco-ontarien ne sache trouver qu’en soi matière à écrire, mais plutôt, il ne saurait résister au discours sur l’écriture, tant par ses intrusions auctoriales sur la forme du récit que par le regard que portent ses propres personnages sur la fonction sinon l’existence de leur géniteur. Ses personnages porte-parole du clan, qu’ils soient conteurs ou écrivains, sont des ré-écrivains, des rhapsodes puisant d’abord à l’anamnèse sa qualité itérative et à la mémoire ce que la honte y a refoulé. Ce qu’ils feront avec l’histoire — c’est-à-dire le récit des leurs, issu de la mémoire défaillante puisque filtrée par les traumatismes accumulés — ressemblera étrangement au processus de l’auteur élargissant progressivement le cadre de la scène pour découvrir l’auteur à l’oeuvre dans les coulisses. Tel le miroir de l’Infante de Vélasquez, celui que nous tend Ouellette met en évidence un protagoniste apparent tout en dévoilant les acteurs essentiels du récit et la teneur de leurs regards croisés.

Ce jeu de miroirs n’est pas sans rappeler celui auquel s’est livré Michel Tremblay avec ludisme et engagement dans le cycle de ses pièces que j’ai déjà qualifiées d’impromptus, c’est-à-dire les oeuvres de l’autobiographie de son processus créateur [2], depuis Ville Mont-Royal à En circuit fermé, en passant par L’impromptu des deux « Presse », Le vrai monde ? et L’impromptu d’Outremont [3]. Le théâtre québécois, on le sait, comprend de nombreux exemples d’autoréflexivité autoriale, mais la particularité et l’intérêt du théâtre de Michel Ouellette tient à l’émergence, chez lui, d’une figure d’auteur qui revendique progressivement un rapport plus intime avec le spectateur, quitte à éliminer les personnages « fictionnels » dès qu’ils seront trop autonomes, trop distrayants.

Autofiction intrusive (autoriale)

L’autoréflexivité de Ouellette présente surtout les caractéristiques associées à ce que Vincent Colonna [4] a nommé « l’autofiction intrusive ou autoriale ». Ce dernier, reprenant le néologisme autofiction de Serge Doubrovsky [5] — soit la réponse ludique et oxymorique au pacte autobiographique tel que l’avait défini Philippe Lejeune [6] —, confrontera le genre du récit fictionnel de soi à un modèle inattendu puisé à l’Antiquité : le poète latin Lucien, dit le « Syrien ». En évoquant ce poète-philosophe de la seconde sophistique, Colonna établit que l’autofiction ne se limite guère aux effets de mode de la littérature contemporaine. Il estime que l’oeuvre de Lucien « manifeste clairement que l’autofiction n’est pas une forme simple, mais un agencement complexe » (AF, p. 70). Cette oeuvre multiple propose déjà, en effet, quelques modèles de fabulation, d’abord fantastique, puis biographique et, enfin, spéculaire. L’exercice archéologique vise bien sûr à rappeler que l’autofiction n’est pas que l’apanage de la postmodernité. Colonna rappelle que dès sa naissance,

l’autofiction fantastique s’est ainsi posée comme concurrente du roman en voie de constitution, comme son doublon burlesque, mais aussi son envers étrange, la figuration littérale de ses ruses et de ses mécanismes de séduction : l’imitation de la réalité ; la prétention à l’authenticité ; l’adoption par l’auteur du rôle de narrateur.

AF, 39

L’autofiction fantastique, telle que la définit Colonna, présente un auteur au centre du texte, mais qui « transfigure son existence et son identité, dans une histoire irréelle, indifférente à la vraisemblance » (AF, 75). On assiste alors à la « chosification de l’auteur » (AF, 77), dans laquelle l’écrivain est un devenir-fictionnel [7], une projection fantasmée sur le corps du personnage, un peu à la manière de Dürer qui donnait à son Christ son propre visage. Ce procédé, chez Ouellette, s’apparenterait à la création d’un alter ego autorial littérarisé : Pete dans Corbeaux en exil, Pierre-Paul dans French Town, Édouard dans Duel, à la fois Pierre et Paul dans Frères d’hiver ou encore l’homophone anglicisé de l’auteur, Sheldon Willett, dans Götterdämmerung [8]. Il s’agit non pas d’un dévoilement impudique de la vie de l’auteur, mais de sa représentation métonymique. Une telle autofabulation s’inscrit assez aisément dans une typologie lucienne, bien qu’une nouvelle posture proposée par Vincent Colonna, l’autofiction intrusive (autoriale), vienne troubler l’exercice trop aisément classificateur. Cette dernière posture présente plutôt l’avatar de l’écrivain comme « récitant, un raconteur ou un commentateur, bref un “narrateur-auteur” en marge de l’intrigue » (AF, 135). Le narrateur-auteur est en mesure, par sa présence et son autorité sur le récit, de haranguer son lecteur, de se contredire, de s’égarer dans les digressions. Cette présence autofictionnelle présuppose un roman dont la narration serait à la troisième personne. En effet, le théâtre de Ouellette, en particulier les pièces qui mettent en scène des auteurs à l’oeuvre, emprunte notamment aux outils et aux ressorts du roman. Dans Corbeaux en exil, Pete n’écrit pas une pièce, il écrit un roman ; l’intérêt du conflit entre Édouard et Blanche dans Duel réside non pas dans le texte écrit, mais dans les écarts et les commentaires sur le texte à jouer ; Sara Rosenfeld écrit un roman spéculaire confondant la vie de Willy Graf et celle de ses parents ; finalement, Götterdämmerung comporte la figure d’un commentateur extradiégétique, soit « l’Homme qui lit », personnage qui s’avérera l’alter ego de l’auteur.

La fabulation de soi qu’on nomme depuis Doubrovksy l’autofiction « est devenue assez tôt dans l’histoire de l’humanité une force, une conquête du discours littéraire » (AF, 166 ; Doubrovsky souligne). Quel est donc le discours littéraire à conquérir pour Ouellette ? Celui, sans doute, en Ontario français, qui a érigé comme modèle l’effacement de soi et de l’écriture au profit d’une parole communale, voire communautariste. François Paré rappelle que l’oeuvre fondatrice de cette dramaturgie, Lavalléville d’André Paiement [9], décrit l’individu « ultimement comme un être dénué de sens, abandonné à lui-même dans une solitude inconsolable. Chose parmi les choses, condamnés à l’irréparable immobilité, les êtres ne trouvent le réconfort que dans les limites de la communalité [10] ». Le théâtre de Paiement, oeuvre collective et d’abord orale, issue d’une mise en commun des revendications et des a priori d’une contre-culture régionaliste, « annonce la mise au rancart et même la disparition de l’écrivain [11] ». Michel Ouellette apparaîtra comme le premier auteur dramatique qui ne soit pas également metteur en scène ou comédien. Cette solitude créatrice dans un milieu qui repose d’abord et avant tout sur la compagnie des gens de théâtre et leur sollicitude ne sera pas sans affecter son oeuvre.

Après s’être illustré comme digne héritier d’André Paiement (surtout celui des pièces Lavalléville, Moé, j’viens du Nord, ‘stie et même À mes fils bien-aimés [12]) et de Jean Marc Dalpé (surtout du Chien et d’Eddy [13]), tant par les thèmes d’affirmation régionale que par la mise en évidence du manque à gagner culturel et par la langue en apparence appauvrie et exogame de l’Ontario français, Michel Ouellette cherchera à prendre ses distances d’une esthétique du ratage pour plutôt se donner des défis formels d’écriture dramatique ou d’écriture littéraire normative. En cherchant à se distinguer des siens, Pierre-Paul, le protagoniste de French Town, quittera le Nouvel-Ontario pour Toronto. Dans la métropole, il remplacera sa langue maternelle « joualisante » et imprécise par une langue correctement parlée, voire défendue avec sérieux dans son nouveau milieu anglophone socialement ascendant. La langue, dès sa tendre enfance, lui servira de rempart contre la violence paternelle et l’ignorance ambiante de son milieu villageois : « Je cherchais un vocabulaire pour dire ma peine. Je me sauvais dans les pages de ce dictionnaire. Je goûtais, enfin, à la liberté [14]. » Ouellette redonne à Pierre-Paul une tribune en chassé-croisé avec celle du père et de sa soeur dans Requiem :

J’ai ouvert la bouche pour lui donner le mot « revendiquer ». […] Je voulais l’aider à se tenir debout face à l’oppresseur. […] Alors ses mains sont tombées sur moi. Il m’a secoué. Il m’a frappé. Il m’a écrasé. […] Je récitais par coeur les accords [15].

Ni la langue et ses règles réconfortantes, ni l’éducation, ni les revendications, ni l’exil éventuel n’arriveront à protéger Pierre-Paul de sa blessure paternelle ; il tuera son père en lui à l’aide d’une carabine retournée contre lui-même. French Town demeurera l’oeuvre de référence de Ouellette, tant par l’inscription de son style et des thèmes exploités que par la structure dramatique dorénavant typique, qui met en opposition un présent précaire et le passé qui vient le troubler par le biais de l’intrusion d’un agent du changement qui tente de réécrire le passé ou du moins de le corriger. Le passé, incarné par des spectres et défendu par la jeune génération, viendra à bout de l’intrus correcteur, non pas sans avoir absorbé la mémoire récente pour mieux l’historiciser.

La parole-action

On pourrait croire, de prime abord, que ce théâtre en est un de l’anamnèse. S’il est vrai que cette dernière en structure les récits, c’est l’action du protagoniste qui l’alimentera. Cette action ne sera pas forcément liée à des gestes ; elle le sera plutôt à une parole correctrice. Aristote voyait la tragédie comme étant la représentation d’une action [16] ; non pas de la vie, mais d’une action soutenue et complète. Comme l’entendait Hannah Harendt, « agir c’est mettre en mouvement [17] ». Joseph Danan nuance cette affirmation dans le Lexique du drame moderne et contemporain : « agir, c’est d’abord vouloir agir. La crise de l’action trouve son origine dans la crise du sujet, dans les failles du moi et de sa capacité à vouloir [18] ». Justement, c’est ce vouloir, ce désir clairement articulé, ce mouvement vers le dévoilement de la vérité inévitablement cachée dans le théâtre de Ouellette qui porte à croire qu’il s’agit non pas d’un théâtre de l’inaction et de l’exposition, mais plutôt d’un théâtre mettant en scène cette « action parlée » qu’on reconnaissait déjà chez Pirandello, dont l’influence est notable dans la tension mise en scène entre les auteurs et leurs personnages. En privilégiant la parole-action, Ouellette fait de cette parole même un objet souhaitable et valable. Bien que celle d’un théâtre, cette parole-action est d’abord liée à son écriture, à son inscription et à sa légitimation.

L’univers est clos, autoréférentiel et il se présente comme le reflet du combat intérieur d’un auteur déchiré entre un projet d’écriture rétrospective et communale et celui d’un affranchissement de la communauté vers une parole qui lui est propre. Le déraillement sera intériorisé et autorial ; il tiendra de l’entêtement de ces auteurs mis en scène qui, tout en littérarisant avec une indiscrétion apparente le récit familial, chercheront à s’en écarter en rappelant à l’ordre leurs créatures pourtant vivantes avant qu’ils ne les aient écrites. Dans Willy Graf, Sara Rosenfeld prétend avoir écrit son Willy Graf avant qu’il n’entre dans sa vie, mais on apprendra qu’elle s’en est inspirée et qu’elle tente de lui écrire une vie digne de celle des ancêtres de l’auteure. Dans Duel, Blanche résiste au scénario que lui impose Édouard, à la fois son fils, son partenaire de jeu, sa fille fantasmée et son géniteur par l’autorité que lui confère son statut d’auteur. Blanche se reconnaît typée, informe, sans traits particuliers : « Moi, j’ai rien que du texte dans la tête. Des bouts de textes qui se mélangent. Mais toujours le même personnage, la mère [19]. » Bien qu’il tolérera ses décrochages de son rôle, Édouard refusera à sa création archétypale le loisir de véritablement faire évoluer son personnage. Il ira jusqu’à lui refuser son statut maternel, sa gestus, sans quoi elle n’est rien :

BLANCHE : Tu vas pas sortir ? Tu peux pas. T’es dans le texte avec moi. Où tu vas, là ?
ÉDOUARD : Je peux sortir. J’étais dans le texte parce que j’avais de la misère à être dans la vie.
BLANCHE : Édouard.
ÉDOUARD : Je suis pas Édouard. Pas vraiment. Je suis pas Heidi, non plus. Ce sont des personnages que j’ai créés. C’est moi l’auteur. Je t’ai créée, toi aussi.
BLANCHE : Pas vrai ! Je me suis créée toute seule ! Je suis la mère ! La mère de tout ! Tout sort de moi ! T’es sorti de moi comme tout le reste ! Je suis ta mère !
ÉDOUARD : Je sors du texte [20].

À l’auteur scénique (tout comme extra-scénique), qui a d’abord reçu la parole de son clan, qui se sent investi du rôle de mémorialiste [21] et qui cherche à s’affranchir des limites familiales et des motifs usuels d’une littérature minoritaire, s’impose une figure d’auteur se délectant de l’autorité nouvellement acquise que lui procure l’écriture. Cette autorité deviendra un fardeau, une responsabilité non seulement pour le devenir de ses personnages mais également pour la préservation du récit des siens.

Dans son ouvrage L’écrivain imaginaire, Roseline Tremblay dresse un « épistémè de l’écrivain fictif » et propose six types de personnages d’écrivains de la littérature québécoise contemporaine. Deux de ces figures pourraient se trouver chez Michel Ouellette, soit celle du « porte-parole velléitaire » et celle du « récepteur de la parole ». Selon Roseline Tremblay, « pour l’écrivain, la décision de parler au nom des siens vient souvent après la désillusion et l’échec de l’ambition personnelle [22] ». Dès ses premières pièces, Corbeaux en exil, French Town, L’homme effacé et Le bateleur [23], le théâtre de Michel Ouellette situe ses personnages dans un rapport de tension entre le Nord ontarien rural francophone et l’Ailleurs urbain. Cet Ailleurs urbain étranger, anglophone ou anglophile, est à la fois civilisation et exil, tentation et perdition. Plus tard, il sera opposé au centre de vie déplacé vers la banlieue dans King Edward et Le testament du couturier [24], où l’urbanité rime toujours avec déchéance, et où la banlieue aseptisée offre un modèle réglementé fort rassurant à première vue. La tension naît de la coexistence de la nordicité et de l’urbanité, du français et de l’anglais, du désir d’appartenir et de celui d’abdiquer et de disparaître : « Le Nord est en moi sourd et sans reflets/Mon ombre bleu pâle/Qui s’efface/Qui décroît dans la lumière artificielle de la ville/Mes origines sont des racines plantées dans le vent/Je suis un arbre à l’envers troué de néons [25]. »

On ne revient pas indemne au milieu nourricier après un exil. La tension intériorisée entre soi et l’autre atteindra son paroxysme avec Le testament du couturier, Willy Graf, Götterdämmerung et Frères d’hiver. L’altérité est d’abord associée aux menaces extérieures qui pèsent sur la langue et sur le clan. L’altérité sera intériorisée dans Le testament du couturier, mais non pas à la manière ludique et assumée d’André Paiement [26], ni même dans la logique métaphorique d’une altérité somme toute assumée, comme on le voit dans le recueil poétique iconique L’homme invisible/The Invisible Man de Patrice Desbiens [27]. Chez Ouellette, l’intériorisation de l’autre en soi mène au combat à mort avec cette force envahissante qui menace l’intégrité même de l’auteur accablé par les récits parasitaires des personnages émergents, personnages qui renvoient inévitablement une image déformée de sa propre personne :

L’HOMME QUI LIT : Mais qui me fait souffrir moi ? Qui m’écrit ? Peut-être que je suis à mon tour un personnage dans un roman qui raconte mon histoire. Comme ça jusqu’à l’infini. Pas moyen de s’en sortir. Pris au piège. Qui m’écrit, moi ?

Silence. L’homme dépose le cahier. Il est Sheldon Willett maintenant.

SHELDON : Tu es moi. Je suis lui. Je suis. […] Trop tard pour moi. Trop tard. Je ne pourrai plus écrire. Je ne pourrai plus lire. Je suis lui. Je suis lui. Il est moi.

Il prend un stylo. Il regarde attentivement la pointe. Sa main tremble.

SHELDON : En finir. M’éteindre. Plonger dans le noir. Dans le crépuscule.

Il porte la pointe du stylo à sa gorge. Il cherche la veine carotide.

SHELDON : Là. Juste là. La veine carotide qui bat juste sous la peau. Plonger la pointe du stylo. D’un geste rapide et assuré. Avec force. Sans hésitation. Écrire le point final [28].

Se jouer des attentes

La carabine de Bobotte (French Town) s’est retournée contre soi, sauf qu’elle s’est transformée en stylo bien affilé ; c’est donc l’écriture en solitaire, écriture essentielle et intime, frôlant la graphomanie [29] qui s’avère à l’origine d’une paradoxale ouverture sur l’autre. L’autre ne sera qu’un double monstrueux parce qu’agissant du géniteur, un double qui résiste au rôle prescrit [30]. À leur manière, tous les personnages se jouent des rôles qu’on leur a écrits ; leur révolte tient d’un profond désir d’unicité et d’authenticité devant la doxa et les attentes d’un clan de plus en plus incarné par la figure d’autorité textuelle : d’abord la mère puis, au cours des pièces, les figures d’auteur.

Johanne Melançon a abordé la question de la figure de l’auteur depuis la pièce Corbeaux en exil jusqu’au roman Tombeaux, en passant par Duel, en insistant de manière convaincante sur l’imposition maternelle d’une parole à un fils porte-parole velléitaire malgré lui. Elle observe avec justesse qu’entre la première pièce de théâtre et le roman, « dans l’approfondissement de la réflexion sur l’écriture, surgit, surtout dans le roman, le “personnage” du lecteur, indispensable, semble-t-il, à la transformation de la relation à l’écriture [31] ». Ce lecteur reviendra dans Willy Graf, où ce qui a été écrit est un calque prescriptif pour le personnage éponyme sans qu’il ne s’en rende d’abord compte et, de manière on ne peut plus explicite dans Götterdämmerung en la personne de L’homme qui lit. Comme quoi les auteurs lisent parfois les critiques et y répondent ! Malgré ses observations sur les efforts conscients de figures d’auteurs cherchant à s’affranchir du récit du clan, Melançon reprend la doxa institutionnelle franco-ontarienne, celle-là même que Ouellette cherche à tromper. Elle insiste sur le fait que chez Ouellette, « celui qui écrit ne peut échapper à son milieu d’origine : le retour au Nord, la figure de la mère, véritable incarnation du passé, désir de comprendre ce passé, sont là pour nous le rappeler [32] ».

Après avoir constaté l’appartenance thématique et formelle de l’oeuvre de Ouellette aux tropes traditionnels franco-ontariens (l’assimilation, la marginalisation, l’aliénation), Dominique Lafon décèle les « traces de ce paradoxal échange entre l’affirmation individuelle et l’identité collective [33] ». Elle voit dans Duel, La dernière fugue et King Edward des oeuvres qui révèlent « la mise en question de la légitimité comme de l’authenticité de l’écriture [34] » et l’exemple de « l’affirmation individuelle [qui] l’emporte sur le devoir de communalité [35] » (PC, 270). Aux antipodes de la position de Johanne Melançon, tout en observant le même processus d’individualisation de l’écriture chez Michel Ouellette, Dominique Lafon montre que son théâtre, « après avoir suivi les sentiers fléchés de la thématique collective, qui, paradoxalement, l’ont conduit à une sorte de cantonnement institutionnel, s’est engagé sur la voie d’une inspiration autre, sur un chemin de traverse qui l’a mené à la croisée des cultures [36] » (PC, 273). L’approbation de celle qui avait été son premier conseiller dramaturgique et metteur en scène (pour Corbeaux en exil) ne sera peut-être pas sans influencer les textes et les productions à venir.

Démarche correctrice

Si les personnages de Ouellette sont engagés dans une démarche correctrice, peut-être agissent-ils dans l’esprit de leur auteur, qui revient sur les personnages de French Town pour leur donner une messe des morts rédemptrice dans Requiem. Ouellette donne ainsi au père Bobotte une présence scénique et une voix ; Cindy/Sophie aura le droit de se réhabiliter par la maternité. Le fils, Gilbert Pierre-Paul Simon Bédard, portera en lui les stigmates du passé familial à même son nom chargé d’histoire. L’exercice s’inscrit dans la même logique que sa réécriture de Lavalléville ou encore dans la résistance des personnages de Duel et Willy Graf au destin qu’un auteur leur impose par leurs noms.

En 1992, Ouellette reprenait en effet une adaptation de Lavalléville que Marie-Thé Morin avait amorcée pour le Théâtre du Nouvel-Ontario [37] ; cette première version était une simple actualisation du langage avec quelques modifications d’ordre esthétique. Déjà, l’idée de reprendre le texte fondateur et mythique de la dramaturgie franco-ontarienne excitait les passions, mais, injure au souvenir d’une époque, on s’autorisait des corrections ! Michel Ouellette irait encore plus loin avec sa version, notamment en ajoutant un prologue et un épilogue situés en 1992. L’adaptation comprendrait donc une part de commentaire sur l’oeuvre d’origine ainsi qu’une mise en contexte toute ouellettienne. Le prologue, comme celui de Corbeaux deux ans plus tôt, encadre le récit et en fait un récit « historique » que l’on peut traiter avec une part d’objectivité, plutôt qu’un objet fétiche que le souvenir de l’époque et le suicide de son auteur avaient rendu intouchable. Ouellette réussit à peupler la scène des fantômes de Lavalléville, comme on en verra tant dans ses autres pièces. Lavalléville met en scène une famille qui a fui le Québec pour se terrer en milieu clos, terrorisée à l’idée d’un contact avec l’étranger. Un anglophone de Toronto vient troubler le paradis du clan et offre la possibilité à la jeune Diane de s’enfuir avec lui. Dans la version de Paiement, Diane décidera de rester à Lavalléville, intériorisant l’effet de panopticon de Bentham/Foucault [38]. Ouellette, pour sa part, autorisera Diane à quitter le village de consanguins dans sa version de la pièce. Diane devient alors l’épouse de Cyrbantigne et le suit jusqu’à Toronto. De plus, Diane et Cyrbantigne veillent sur le village et en font un success story économique avant qu’ils ne se voient contraints de se départir de la forge. Ambroise, épuisé et incapable de se battre à nouveau (comme le sera Cindy dans French Town), est prêt à accepter la transaction, sauf que l’auteur lui a donné un fils, un héritier. Cet Alexandre du Nouvel-Ontario (inspiré du personnage d’Hélène Brodeur, peut-être [39] ?) refuse de céder la forge au conseil du village et s’interdit d’envisager de quitter le nid familial. En rejetant la folklorisation de la forge et du village (on pense la transformer en musée), en insistant sur son legs, Alexandre rappelle que tant et aussi longtemps qu’il y a de la relève, la communauté est toujours vivante. En donnant un fils à Ambroise, Ouellette inscrit formellement Lavalléville à la tête d’une chaîne historique et il s’approprie du fait même l’oeuvre phare de la dramaturgie franco-ontarienne ; surtout, comme le montre Dominique Lafon, il rompt le pacte de communalité fondé par la pièce et entretenu par le milieu pendant une vingtaine d’années.

Ouellette répondra de la même manière à d’autres oeuvres franco-ontariennes. Par exemple, dans L’homme effacé, on retrouve une réaction au désespoir suicidaire de Ludwig dans ma propre pièce, Rappel. Cette pièce, la suite de La litière [40], a été conçue comme une manière de réplique au suicide de Pierre-Paul (French Town), qui, lui, s’inscrivait en dialogue avec le parricide du Chien de Dalpé, geste que les personnages de Lavalléville de Paiement ne s’étaient jamais autorisé. Michel Ouellette établit explicitement le lien entre ces pièces dans sa thèse de maîtrise [41] ; la solitude de Ludwig (Rappel) trouve son écho dans celle de Thomas. Dans les deux cas, une trinité chorale hors du temps les assaille de sa version des faits ; dans les deux cas, ils s’enferment dans un mutisme et se refusent à toute communication. Sauf que le sort de Ludwig est inévitable. Thomas, par contre, n’est pas perdu à jamais ; il a été trahi, il s’est perdu dans la jungle urbaine, mais il s’en sortira, puisqu’il y a espoir. Cet espoir a un nom, sa fille Ève. Avant de mourir, Ludwig disait à son père : « Je voudrais réapprendre à vivre, moi aussi [42]. » Thomas n’aura qu’un mot en bouche avant le rideau : « Ève [43]. » C’est par elle que tout devra renaître. Quoi qu’il devienne, sa lignée est assurée. Dans la logique du récit ouellettien, Ève portera en elle son récit et celui de son père, et ainsi de suite. L’homme effacé n’est pas tout à fait « invisible » non plus. Seulement effacé, en retrait : « The invisible man doesn’t live here anymore [44] », soit, mais il n’est pas tout à fait disparu. Sa rédemption passera par sa fille, qui incarne le renouveau.

Requiem est à la fois une suite et une relecture des événements de French Town. Il y a historicisation ou mythification des gestes de Pierre-Paul puisqu’ils ont été posés dans le passé, avant sa mort. De même, Bobotte peut être mis en scène étant donné qu’il n’habite plus ses enfants. Il est spectral à part entière. Il n’y aura pas de révélation d’un secret cette fois ; c’est une oeuvre polyphonique entière vouée au récit de la survivante, Sophie/Cindy, qui sera plutôt représentée. Des répliques sont reprises in verbatim de French Town, et l’on sent la citation actualisée à la lumière des événements transformateurs chez Sophie. La transformation a eu lieu, cette pièce est donc mi-témoignage, mi-oraison funèbre, corrigeant toutefois le sort de Sophie/Cindy. Même dans ce monde nouveau où toutes les traces de sang ont été effacées, où tout est possible, elle inscrira son fils à naître dans la chaîne en lui donnant un nom comprenant non seulement l’oncle, le grand-père et la grand-mère, mais l’arrière-grand-père par association, Simon de Corbeaux. La vie de Cindy, avec la fermeture de la scierie, la mort de son bouc émissaire et l’exil de son amoureux, était vouée à l’échec. Ouellette a voulu lui donner un deuxième souffle. Parce qu’il lui accorde une descendance, sa vie prend tout son sens, car elle n’intégrera vraiment sa lignée qu’avec le temps. Pour reprendre le titre d’Ionesco, les corrections de Ouellette visent à nous rappeler que l’avenir est dans les oeufs ! Alexandre, Gilbert Pierre-Paul Simon et Ève forment la relève tant attendue. Il n’y aura guère de folklorisation ou de fossilisation, ni même sera-t-il question de survie, puisque la prochaine génération s’active déjà et qu’elle s’inscrit dans un tout cohérent.

Le testament du couturier ressort de l’oeuvre de Ouellette comme étant la première tentative de rupture radicale avec ce qui la précède. Cette pièce apparaît donc comme un effort conscient, sinon de correction de ses propres stratégies d’écriture, du moins d’un désir d’explorer de nouvelles contrées. Elle résiste à la mise en scène du récit historique par les personnages du présent, mis à part la lecture dudit testament du couturier sur le patron de la robe par Mouton (mais ce texte demeure méta-théâtral, l’ajout conscient d’un matériau d’exposition par le dramaturge, plutôt que mû par le désir profond des personnages de révéler leur passé). On n’y retrouve ni le proverbial prologue polyphonique, ni figure maternelle léguant au protagoniste le récit familial multiple et encombrant. Bien que la secrétaire, Yolande, grâce à son obsession pour les objets interdits d’une autre époque tels les manuels de sexualité, obligera Royal à renouer avec un passé trouble qu’on a cherché à effacer. Ces personnages futuristes sont de leur temps ; ils vont voir le psychothérapeute non pas pour se souvenir, mais pour oublier, pour se désexualiser. Ceci, bien sûr, prépare un terrain fertile pour la fétichisation des icônes du passé, cette fascination pour la robe et le véritable tissu, les manuels de sexualité, voire l’acte sexuel devenu malheureusement désuet. Flibotte obligera la société à renouer avec le monde médiéval de la saleté et des infections. Son infection, comme le présumé déversement de sang sidéen de Heidi dans le salon de coiffure de Duel, a le potentiel de tuer. Flibotte use du matériau historique pour anéantir plutôt que pour prévenir et enseigner. On retrouve le même instinct chez Jean-Baptiste dans King Edward, qui a préféré faire assassiner un ami qui n’avait pas su répondre à l’appel de la race. Le testament du couturier est une rupture formelle et consciente de la part de l’auteur. On reconnaît tout de même ses obsessions, sa langue (même filtrée), certains personnages. Par rapport à l’oeuvre qui précédait, la principale innovation ou transformation se situe dans le déplacement d’une parole-action, à travers laquelle le récit était normalement mis en scène, vers une action causale traditionnelle (tout de même amputée de la moitié du dialogue). Ce désir de se renouveler s’inscrit dans la logique proactive et positive de ses corrections inter et intratextuelles. Michel Ouellette a su résister à la tentation de l’édifice généalogique à la Tremblay ; il préfère plutôt entretenir un dialogue avec ses prédécesseurs et ses contemporains tout en cherchant à se réinventer. En cela, il répond aux exigences historiographiques de son théâtre et à la promesse d’un renouveau gravé dans ses corrections dramatiques.

SEUL DEVANT SOI-MÊME (ET SON LECTEUR)
SARA : Je connais Willy Graf. Je l’ai inventé.
WILLY : Vous m’avez inventé ?
SARA : Peut-être.
WILLY : Au revoir !
SARA : Restez. Je vous en prie. Un moment [45].

Willy Graf, un pompier qui ne cherche qu’à oublier son passé trouble, voit sa vie perturbée par une voisine de palier, l’écrivaine Sara Rosenfeld. Par un habile montage de hasards provoqués, Sara conspire à faire de sa muse taciturne un puits d’émotions duquel tirer matière à rédaction. Elle vampirisera l’homme qui l’a inspirée et poussée à l’écriture pendant vingt ans, car son oeuvre ne pouvait aboutir sans sa présence réelle, incarnée, dans sa vie : « Vingt ans à noircir des pages secrètes. Je n’arrivais pas à tout écrire. […] Quand enfin vous vous êtes installé juste à côté de moi, j’ai pleuré de joie. J’ai pu me remettre à l’écriture. Vous êtes venu à moi parce que je vous avais inventé dans mon roman [46]. » Elle manipule la vie de Willy Graf afin d’y puiser le nécessaire pour sa propre fiction. Curieusement, le récit qu’elle lui remettra ne tiendra pas de la biographie spéculaire, comme on serait en droit de l’imaginer, mais sera plutôt son propre récit familial transcontinental, présenté comme autofiction fantastique, où l’on reconnaît étrangement les visages et les attitudes des personnages de la vie de Willy Graf constamment interrompue par les manigances de Sara. Ainsi, elle s’est doublement approprié la vie et la gestus de Willy Graf en échangeant sa vie tranquille contre une série de péripéties successivement imposées et en lui subtilisant son nom ainsi que l’essentiel de sa personne par le biais de son récit familial tronqué. Devant l’impossibilité d’une vie commune, elle remet à Willy l’unique exemplaire de l’oeuvre qu’il lui a permis d’achever ; elle retourne alors auprès de sa première muse, la grand-mère qui a inspiré le récit, délaissant le facilitateur, l’abandonnant à sa vie évincée. L’écriture aura été pour elle à la fois geste de réécriture du récit familial et de correction de la vie de Willy Graf. Les deux actions étant accomplies, que lui reste-t-il, hormis la solitude désolante et néanmoins nécessaire de l’interstice des projets d’écriture ?

Oui, je suis au bout de l’écriture, de mon écriture, où je ne peux plus être. Il ne me reste qu’à partir. […] Je n’ai plus rien à quitter. Même pas toi, et notre fausse gémellité. Même pas nos souvenirs communs. J’ai tout oublié. Si je te laisse ce journal, c’est sans espoir, sans conviction. Par un hasard quelconque, ces pages mourront peut-être sans jamais avoir été lues. Ce serait bien ainsi. Ai-je besoin d’un dernier lecteur [47] ?

Dans Frères d’hiver, au testament du suicidaire qu’on devine au fil du « journal d’accompagnement » de l’oeuvre de Paul, son frère Pierre aura comme réponse une réplique toute ouellettienne : « Après j’écrirai à mon tour, une prose en vers/détachés pour raconter le souvenir de cette mort/que je lirai pour mieux l’oublier [48]. » Ce sera donc au double de l’auteur, son lecteur privilégié, de reprendre le récit-palimpseste et de contribuer, par sa réécriture, à l’oeuvre du ré-écrivain. Paradoxalement, le « journal d’accompagnement » de Paul a son double, celui, inédit, de Michel Ouellette. Les deux journaux relatent une profonde solitude de l’auteur devant l’objet écrit qui ne lui appartient déjà plus. La solitude de l’auteur de théâtre devant l’oeuvre à léguer aux gens de théâtre, du moins si elle est achevée, sera trompée par l’inscription de l’auteur à même ses pièces. L’intrusion autoriale serait-elle alors une stratégie de l’auteur lui permettant d’accoucher du texte tout en se donnant l’illusion que son effigie veillera sur lui et qu’il lui rendra la pareille ?

Tout en mettant en scène écrivains et fabulateurs bourgeois et décadents, le « meurtre et mystère » ludique chez les Gotterdam (Götterdämerung) propose, par la présence de L’homme qui lit, c’est-à-dire l’auteur emprisonné Sheldon Willett, un regard sur la création comme quête d’une vérité transformatrice, voire libératrice. L’exercice de l’écriture, pour Sheldon Willett qui a été injustement accusé d’un meurtre, est devenu celui du plaidoyer et de l’enquête spéculaire livrée en solo : « J’en ai des coupables plein mes cahiers. Quinze ans de coupables enfermés dans des histoires [49]. » Encore une fois, l’écrivain tente l’impossible en réécrivant le passé en vue d’en résoudre l’énigme qui incarcère l’auteur et les personnages. Conclusion inusitée chez le ré-écrivain dont l’oeuvre est tout de même itérative et représente rarement le poids et la portée de l’histoire comme issues pour les personnages : Sheldon Willett sera libéré grâce à son écriture ou plutôt grâce à sa lecture. En dépit de ses fantaisies policières onanistes, le sort de Sheldon sera réglé par Tara Verada dont la quête pour la vérité est motivée par sa lecture des gloses de la victime, l’amoureuse de Sheldon : « Julie avait souligné plusieurs passages. Il y avait aussi des notes dans les marges à ton intention. Elle discutait avec ton texte. Elle le commentait. Parfois elle t’écrivait des mots d’amour. J’étais comme témoin de votre relation par l’intermédiaire de ce livre [50]. » Ainsi, c’est moins l’écriture que sa réception, l’engagement d’un lecteur envers elle, qui marquera la rédemption possible du ré-écrivain emprisonné. La libération de Sheldon Willett sera possible grâce à la force persuasive non pas de ses écrits mais de l’effet que ceux-ci auront sur une lectrice. Ouellette, pourtant auteur de théâtre, après de nombreux textes explorant la solitude de l’écrivain, semble arriver à la conclusion correctrice que l’oeuvre solitaire n’a de sens qu’en rapport dialogique. La dernière didascalie de la pièce indique que Tara et Sheldon « sortent. Sheldon laisse derrière lui ses carnets de culpabilité [51] ». Peut-être est-ce là l’aboutissement de l’exercice d’une introspection autoriale confrontant l’auteur à ses angoisses liées à l’écriture. L’écriture rédemptrice des dernières oeuvres, de même que leur caractère génératif et leur ouverture sur l’autre laissent présager un rapport peut-être plus intime avec le lecteur. La figure de l’auteur mise en scène doit-elle nécessairement être ce « miroir qui se regarde dans le miroir », comme le veut l’extrait placé en épigraphe ? Le mouvement vers soi du personnage de l’auteur est un paradoxal mouvement vers l’autre, son lecteur — son interlocuteur privilégié. L’adresse de l’auteur au public peut-elle alors se passer d’un intermédiaire comme alter ego ? La porte est ouverte à un dialogue sans postures, sans conventions. En cela, le théâtre de Michel Ouellette rejoint — et même radicalise — un mouvement déjà présent dans la dramaturgie québécoise, une progression d’une dramaturgie communautariste, celle du « nous », vers une dramaturgie de l’individu, un récit de soi offert aux autres, comme témoignage et gage d’appartenance à une communauté d’individus.