Dossier

Terre rougeExtrait d’un roman en préparation[Notice]

  • Pierre Nepveu

C’est toujours le même cheval fou, pris de rage ou de peur, impossible de savoir. Dans la lumière sans pitié d’un midi de juin, à une époque où les chevaux trottaient, hennissaient, se soulageaient sans retenue dans les rues de la ville. Le laitier avait à peine eu le temps de grimper l’escalier d’une des dernières maisons de sa tournée quotidienne. Une secousse métallique suivie d’un bruit de sabots, et la bête, paisible un instant plus tôt, espérant peut-être l’écurie, avait détalé pour atteindre l’intersection toute proche où elle avait heurté de plein fouet la fatalité. Toujours cette même scène : un fracas d’os broyés et de verre fracassé, et presque au même instant, les cloches de l’église qui sonnent midi. Le cheval est retombé sur le côté, empêtré dans ses attelages, son gros corps sombre au milieu d’un lac de lait jonché de tessons et de bouts de bois, tandis que les trolleys de l’autobus, décrochés de leurs fils, battent l’air comme des bras en détresse. Les passagers descendus ont formé un demi-cercle élargi de quelques passants, comme tous invités à une cérémonie. Du haut du balcon, c’est ce qu’on voit : la bête couchée sur le côté, la foule qui remue à peine, le lait qui ruisselle, les centaines d’éclats de verre des bouteilles brisées et le laitier, facile à distinguer dans son uniforme bleu, qui vient d’accourir et qui hoche la tête en levant les bras au ciel. On dirait que les cloches ne vont jamais s’arrêter et quand elles s’arrêtent, c’est un silence terrible, un silence de bête assommée qui ne peut plus tenir debout. Seuls les deux policiers qui viennent d’arriver s’agitent dans l’espace resté libre au milieu de l’intersection, l’un qui repousse le demi-cercle des spectateurs, l’autre qui tourne autour du cheval en l’examinant, s’accroupit près de sa tête et lui tapote l’encolure, puis se relève brusquement, dégaine son arme et, le bras tendu, en détournant presque la tête pour ne pas voir, tire un seul coup de feu. C’est à jamais cette scène qu’il revoit, ses petites mains et celles de sa soeur cramponnées aux barreaux froids du balcon et quand le policier tire, on a l’impression que c’est tout le quartier qui sursaute, et jusqu’aux feuilles nouvelles des arbres, aussi surprises que le cheval dont les pattes arrière se sont étrangement raidies et restent là, suspendues en l’air. Dans la stupéfaction qui suit, la voix de la mère qui se tient derrière sur le balcon a laissé tomber, comme un peu lasse et presque honteuse : « On n’avait pas le choix. Il était trop blessé. » Et presque en même temps, elle a eu ce geste vraiment curieux qu’il ne se souvient pas lui avoir jamais vu répéter par la suite : elle a déposé sa main dans ses cheveux, a ramené sa petite tête contre son corps et l’a maintenue contre sa hanche solide et ferme, pressant son oreille d’enfant encore secouée par la détonation et forcée d’écouter le bruissement de la robe et de sentir, juste derrière, cette chaleur troublante, ce silence osseux venus d’un espace inconnu. C’est toujours le gros corps inerte au ventre luisant et aux sabots tendus contre rien, aux hommes qui sont débarqués du camion avec de grosses chaînes pour les enrouler sans aucune délicatesse autour des pattes et du cou et soulever cette masse à l’aide d’une petite grue. Une chose odieuse, ce cheval à l’envers, ayant perdu toute sa dignité de cheval, un vieux sac gonflé jeté sans égard dans le camion et emporté loin de ceux qui l’avaient vu chaque jour passer …