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Les concepts d’américanité et de modernité au Québec ont donné lieu à de nombreux essais témoignant non seulement de l’étendue du champ sémantique de ces deux termes, mais également de la variabilité de leurs applications dans les arts et les sciences sociales. Dans un essai intitulé « Petite typologie philologique du “moderne” au Québec (1850-1950) », Jean-Philippe Warren, qui s’interroge plus spécifiquement sur les concepts de modernisation, modernisme, moderne et modernité [2], soulève, entre autres choses, la nécessité de dépasser la « confusion conceptuelle » qui émane des études en ce domaine. Sans vouloir relancer de longs débats sur les questions d’américanité et de modernité au Québec, nous avons cherché, dans le cadre de cette étude, à expliquer ces deux concepts afin de proposer la relecture d’une oeuvre trop souvent évacuée du processus de modernisation de la société et de la culture québécoises.

En allant à contre-courant d’une certaine doxa critique, cette étude veut montrer que le cycle du Survenant peut être perçu comme une oeuvre sinon empreinte de modernité, du moins traversée par la modernité, à l’instar de plusieurs romans des années 1930 et 1940 pourtant associés généralement à la tradition. Nous avons choisi de nous inscrire dans le sillage d’un texte de Gilles Marcotte, intitulé « “Restons traditionnels et progressifs”, disait Onésime Gagnon [3] », dans lequel ce dernier met en lumière les forces contraires qui travaillent l’écriture de Germaine Guèvremont, comme celle de Gabrielle Roy par ailleurs. Loin de considérer le cycle du Survenant comme une oeuvre de facture traditionnelle devant être rattachée à la littérature du terroir, nous avons ainsi tenté de mettre en lumière ce qui lie cette oeuvre à l’expression de la modernité et de l’américanité, deux réalités connexes et presque interchangeables dans le contexte de la première moitié du xxe siècle, comme en témoigne bien le livre de Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec [4], qui en arrive même à confondre parfois les deux notions. Pendant longtemps, les États-Unis ont en effet constitué un formidable réservoir de modernité pour la collectivité canadienne-française, principalement sur le plan de la culture matérielle et scientifique, mais aussi sur celui de la culture littéraire, comme en fait foi de manière éloquente l’intérêt manifesté par des écrivains comme Alfred DesRochers, Louis Dantin, Harry Bernard et bien entendu Germaine Guèvremont pour les auteurs américains de leur temps. Le cycle du Survenant nous a semblé symptomatique de ce phénomène, que ce soit du point de vue de sa genèse d’ensemble, des thèmes qui s’y manifestent ou encore des procédés esthétiques qui y sont mis en oeuvre.

La genèse du cycle du survenant

La genèse du cycle de Guèvremont s’inscrit dans un contexte particulier, marqué par l’influence grandissante des auteurs américains, qu’ils soient classiques ou contemporains, savants ou populaires, auprès de plusieurs écrivains du Québec jouant un rôle considérable dans la vie littéraire de l’époque. Dans une certaine mesure, cette influence vient faire contrepoids à l’immense prestige de la littérature française dans le Québec de la première moitié du siècle, et modifie du même coup certains canons esthétiques bien établis. Ainsi, entre 1900 et 1945, on trouve de nombreuses manifestations de ce phénomène, apparemment sans lien les unes avec les autres mais dénotant, lorsqu’on les considère en bloc, un changement progressif des mentalités et des sensibilités devant le fait littéraire et culturel. Sans tourner le dos à la littérature française, qui reste une référence obligée, les écrivains québécois de l’époque s’intéressent de façon plus marquée à la littérature et à la culture américaines. Déjà, dans « Six jours à Berkeley [5] », un texte paru en 1908, l’économiste Édouard Montpetit vantait les mérites du système universitaire américain et mettait l’accent sur la culture de ses interlocuteurs californiens. Quelques années plus tard, le poète Paul Morin, écrivain francophile s’il en est, choisit de consacrer sa thèse de doctorat en littérature comparée aux sources littéraires de l’oeuvre de Henry Wadsworth Longfellow. À partir des années 1930, le critique Louis Dantin, de son exil à Cambridge, près de Boston, discute de littérature américaine avec plusieurs de ses correspondants, parmi lesquels figurent des écrivains comme Alfred DesRochers, Rosaire Dion-Lévesque ou Harry Bernard, ainsi que le journaliste Olivar Asselin, tous férus de littérature américaine. Louis Dantin signe même, à partir des années 1940, une chronique sur le livre américain dans Le Jour de Jean-Charles Harvey, un autre penseur américanophile.

Pendant ce temps, Alfred DesRochers se détache peu à peu des poètes français et tourne ses regards vers la poésie américaine, qu’il a découverte avec ravissement dans des revues spécialisées venues des États-Unis. Toujours au début des années 1930, Rosaire Dion-Lévesque, poète franco-américain, s’ingénie à traduire, avec l’aide du même Dantin, les meilleures poésies de Walt Whitman [6], espérant en favoriser la diffusion auprès de ses compatriotes du Canada, sans beaucoup de succès par ailleurs. Au même moment, Robert Choquette montre avec force, dans son long poème Metropolitan Museum [7], que les États-Unis n’abritent pas que des usines ou des abattoirs.

On assiste ainsi, dans le Québec de l’époque, à un changement progressif du paradigme littéraire mais aussi culturel, comme en témoignent, par exemple, les travaux fondateurs d’Yvan Lamonde, de même que ceux d’Esther Trépanier et de Louise Vigneault [8]. Cette tendance s’inscrit dans le sillage de la modernisation de la société québécoise, qui modifie non seulement les modes de vie mais aussi le rapport entretenu avec la culture, y compris la culture livresque, et dans celui des échanges de plus en plus nombreux entre les citoyens de la belle province et leurs compatriotes exilés du « Québec d’en bas », pour reprendre l’expression de Pierre Anctil [9]. La construction des grandes lignes de chemin de fer, jointe à l’efficacité du système postal, facilite par ailleurs les mouvements de va-et-vient des deux côtés du quarante-cinquième parallèle, ce qui contribue à modifier lentement mais sûrement la culture canadienne-française, y compris la culture dite savante ou livresque pour être plus précis. Comme le mentionne Jean-Philippe Warren, « la modernité n’est pas tant une période historique qu’une dynamique sociale […] [10] » dont toutes les manifestations contribuent à la modernisation du Canada français.

La genèse du cycle du Survenant s’inscrit donc dans ce vaste mouvement de société, dont il représente en quelque sorte l’aboutissement. En effet, l’entreprise littéraire de Germaine Guèvremont prolonge le mouvement d’ensemble engagé par les penseurs et les écrivains dont il a été question plus haut. Comme l’a très bien montré Yvan G. Lepage dans son excellente édition critique du Survenant [11], Germaine Guèvremont aurait, par exemple, été profondément influencée par le poète Alfred DesRochers dans la rédaction de son roman. On sait que DesRochers est sans aucun doute le poète québécois de l’entre-deux-guerres qui a été le plus marqué par les poètes américains, notamment Robert Frost, le grand poète de la Nouvelle-Angleterre. Plusieurs des lettres de DesRochers adressées à Louis Dantin témoignent d’ailleurs avec éloquence des lectures américaines du poète des Cantons de l’Est, ainsi que de son attachement pour la littérature américaine [12].

Le recueil À l’ombre de l’Orford [13] constitue en ce sens une illustration remarquable de l’introduction, dans l’univers des lettres canadiennes-françaises, d’une écriture marquée simultanément par le souffle du continent et par la résolution du fameux « conflit des codes » dont parlera André Belleau à propos du roman québécois des années 1950 [14], conflit entre le code littéraire français et le code socioculturel américain. Or, comme l’a observé Yvan G. Lepage [15], le rôle joué par Alfred DesRochers dans la genèse du Survenant est de tout premier plan ; il a non seulement participé activement à la révision des diverses étapes du manuscrit, faisant office de véritable mentor auprès de Guèvremont, mais c’est également lui qui a recommandé à cette dernière la lecture d’un roman de Marjorie Kinnan Rawlings, The Yearling [16], paru en 1938, qui a inspiré de façon décisive la romancière dans la rédaction du Survenant. Dans la correspondance entre les deux écrivains, il est d’ailleurs fait mention du roman de M. K. Rawlings, un « livre merveilleux » aux dires de Guèvremont [17]. Il y est aussi question des articles que lisait l’auteure dans The Writer, un magazine mensuel des plus réputés qu’on peut considérer comme une des sources de la tradition américaine vouée à l’enseignement des rudiments de la création littéraire. Certains des articles lus dans The Writer semblent avoir marqué en profondeur, et de façon beaucoup plus décisive que les modèles français auraient pu le faire, la conception que Guèvremont se faisait de l’écriture. Par exemple, dans une lettre datant probablement de mai 1944, elle confiait à DesRochers ses réflexions sur l’écriture, la référence américaine y jouant un rôle de tout premier plan :

Je songeais à vous en lisant dans « The Writer » ce que Norma Patterson écrit au sujet de la gloire des écrivains : « Do not be deceived. There is no a such thing as fame and glory for an author »… comme les profanes l’entendent. La gloire, dit-elle, c’est d’avoir cherché un mot, un vers, une expression, une situation, et de trouver ce qui nous satisfait enfin… Quant à moi, je n’ai peut-être pas encore trouvé le secret, mais je pense avoir trouvé le chemin du secret, c’est un premier pas. J’ai bon espoir et j’ai confiance.

Pour tout vous dire, après votre départ, ayant repris mot à mot, ce que vous me disiez au sujet de « The Yearling » : « J’ai hésité à vous le donner parce que j’ai craint… » (de me décourager), je l’ai relu, pour le seul plaisir qu’il pouvait me procurer. Un soir, lundi, j’avais lu assez tard, et je ne sais pas pourquoi, incapable de dormir, je comparais, en anglais, le premier amour au « yearlingness » en nous : it has to be killed so that we might grow to be real human beings. Et soudainement, toute une scène des Survenants m’apparut claire et limpide comme une eau pure.

Jusqu’ici je crois que j’ai pris trop de place. Pour m’expliquer je crois que le romancier doit agir comme le photographe : prendre toute la place d’abord, mais quand vient le moment de « tirer le portrait », s’ôter « de sur l’image » […] Plus je vais, plus je comprends la technique de Marjorie Rawlings. Je dis technique et non art, parce que je comprends que l’art n’est pas seulement un don, il est aussi un long travail de patience [18].

On voit bien, dans cette lettre, que la référence française ou canadienne est absente, laissant du coup toute la place à deux romancières américaines, l’une originaire du Texas (Norma Patterson), l’autre habitant la Floride (Marjorie Kinnan Rawlings). En fait, à la lecture de la correspondance entre les deux écrivains, l’importance des lectures américaines de Germaine Guèvremont au moment de la rédaction du Survenant et de Marie-Didace, et tout particulièrement des romans écrits par des femmes, est frappante. Comme elle est bilingue, Guèvremont n’hésite pas à puiser allègrement dans les revues et les magazines américains, non seulement dans The Writer, mais aussi dans l’Atlantic Monthly, magazines qu’elle peut consulter à loisir à la Bibliothèque municipale de Montréal, près de laquelle elle habite à partir de 1935 : « Hier, visite à la municipale où je puis avoir la collection de “Writer”. Ai choisi “Lost ecstasy”, de Rinehart, tant pour la technique que pour l’histoire, et pour ce souvenir de Cyrana [19]. » Précisons que Mary Roberts Rinehart (1876-1958) est une romancière originaire du Wyoming, qui a signé de nombreux romans policiers. Quant à Cyrana, il s’agit d’un film réalisé par King Vidor en 1933 d’après une pièce de H. M. Harwood et Robert Gore-Brown, elle-même inspirée par un roman du même Gore-Brown, An Imperfect Lover. Toutes ces mentions brossent la toile de fond présidant à la genèse du cycle du Survenant, que ce soit sur le plan de l’interdiscursivité ou sur celui des formes littéraires. La place importante tenue par l’écriture au féminin dans les lectures de Guèvremont, conjuguée aux résonances sans doute profondes du film de King Vidor sur l’esprit de la romancière, tendent à relier cette dernière à un environnement culturel qui échappe aux déterminants français et canadiens-français. Le personnage du Survenant ne sera-t-il d’ailleurs pas, à sa façon, un « imperfect lover », un amant maladroit ? Et que dire des liens entre ce personnage archétypique et ceux qui peuplent les films de Vidor, films dédiés à l’expression de l’Amérique rurale et de la tension prenant place entre l’individu et la collectivité [20] ? Dans un même sens, Germaine Guèvremont semble fascinée par les techniques mises en oeuvre dans le genre du « short story » américain et par l’usage qui est fait, dans le roman américain, du fameux « matter of fact ». Elle ne manque pas de s’intéresser aussi aux réflexions théoriques qui sont menées, au sud du quarante-cinquième parallèle, sur la logique du personnage ou sur la définition du genre romanesque, comme en fait foi cet extrait d’une autre lettre à DesRochers (non datée), qui montre bien toute l’importance de ses lectures américaines :

En fin de semaine lu une introduction de Booth Tarkington à « The Show Piece » dans laquelle il dit que la logique du personnage c’est souvent de manquer de logique, comme dans la vie. Un jour je la copierai et je l’enverrai à Gérard Gingras, à propos de l’identité du Survenant. Lu aussi un article sur la précaution d’Henry James au sujet de sa correspondance qui pouvait comprendre du Jamesiana… compromettant. Lui-même était un biographe et savait comment les choses se passent. Lu aussi dans le dernier « Atlantic » un article sur la religion et Dieu, qui nous conduit à la futilité ou l’illusion de s’appeler « sir », « lord » ou « count »… ou membre de la M.S.R.C. Et surtout relu l’étude de Maugham sur « Pride and Prejudice », qui est toute une définition du roman [21].

Toutes ces considérations contribuent à remettre en perspective la prétendue conformité de l’écriture de Guèvremont avec le genre canonique du roman du terroir et avec la littérature régionaliste d’inspiration française. En fait, si l’auteure est influencée par le courant régionaliste, c’est sans doute bien plus par le régionalisme américain que par le régionalisme français ou même canadien. Contrairement au régionalisme français, qui s’est défini contre Paris, le régionalisme américain s’est développé en l’absence d’un centre littéraire clairement identifié, fût-ce même New York. Dans ce contexte, on a pu assister, dans les diverses régions des États-Unis, à l’affirmation d’esthétiques romanesques centrées sur l’expression des réalités locales ou régionales, ces dernières n’ayant pas eu à se définir contre un centre perçu comme hégémonique. Il en va de même par ailleurs pour la littérature canadienne-anglaise, qui s’est développée dans un contexte de décentralisation, autour de certains pôles (les Maritimes, Toronto, Winnipeg). Situant l’action de ses romans dans un espace qui lui est familier [22], Germaine Guèvremont se trouve dans une position qui ne va pas sans évoquer celle de bon nombre des romanciers nord-américains de son temps.

Dans ce contexte d’ensemble, il nous paraît pertinent de noter que sensiblement à la même époque où Germaine Guèvremont rédige En pleine terre, Le Survenant et Marie-Didace, Harry Bernard prépare de son côté une thèse de doctorat sur le roman régionaliste aux États-Unis, qui paraîtra chez Fides en 1949 [23]. Dès 1940, ce dernier entretient d’ailleurs une correspondance avec Louis Dantin sur cette question. Dans une lettre datée du 13 septembre 1940, Bernard expose ainsi son projet à son correspondant :

Je puis bien vous confier que, depuis environ trois ans, j’étudie le roman américain du point de vue régionalisme, ou nationalisme, ou américanisme. C’est même mon intention, quelque jour, de consacrer un livre à ce que j’appellerai l’idée régionaliste dans le roman américain. Pour l’instant, j’amasse des matériaux. J’ajoute même que le sujet me déborde, les livres qui m’intéressent ne cessant de paraître. Je me limiterais à la période 1900-1940, mais c’est déjà quelque chose. Je ferais mon livre, bien entendu, en fonction de la littérature canadienne-française. Alors que les nôtres se demandent quoi faire, les Américains font, sous notre nez, chez eux, ce que nous devrions faire chez nous. Si vous voulez comprendre ce que je veux dire, lisez ce que Willa Cather a réalisé dans le Nebraska, Marjorie Kinnan Rawlings en Floride, Elizabeth Madox Roberts dans le Kentucky, Charles G. Givvens dans le Tennessee, Stribling dans l’Arkansas, etc. Il me semble y avoir aux États-Unis une littérature de chaque État, où les moeurs du dit état, la flore et la faune, les habitudes locales, l’âme même du petit pays, sont exaltées sans cesse [24].

Dans une autre lettre, datée du 27 septembre 1940, Bernard ajoute : « Je crois qu’il y a là un beau sujet, en donnant au régionalisme son sens vrai, et non le sens étroit qu’on lui attribue trop souvent. Et cela pourrait être une belle leçon pour les écrivains canadiens-français [25]. » Il existe là un parallèle intéressant à établir avec le cycle du Survenant, d’autant plus que Bernard appelle, dans l’avant-propos de son livre, à la consolidation des liens entre la littérature canadienne-française et la littérature américaine :

Traitant de littérature américaine, le livre que voici veut d’abord être canadien. Il fut conçu, pensé, écrit en fonction des lettres canadiennes-françaises, dans l’intention même de leur rendre service, si possible. D’aucuns croient chez-nous [sic], avec raison, qu’aucune littérature ne saurait exister qui ne s’appuie sur un régionalisme vigoureux. Non pas un régionalisme étroit et borné, mais un régionalisme qui n’exclut pas l’humain, l’universel, et s’inspire de l’histoire, des modes de vie, du paysage, des idées en cours, à une époque ou à une autre. Certains combattent le régionalisme littéraire comme une fausse doctrine, représentant que l’homme seul importe, indépendamment du décor où il s’agite. Au vrai, il n’est pas en littérature d’incompatibilité entre le régionalisme et l’universalisme, le premier pouvant contenir le second, et inversement. Les grandes littératures du monde le prouvent, et peut-être l’américaine plus que d’autres, depuis une trentaine d’années surtout. Alors que de futiles querelles se vidaient au Canada français, il y a dix et vingt ans, sur les mérites et les démérites du régionalisme, les écrivains américains accomplissaient chez eux, sous notre nez, ce que nous aurions dû vouloir chez nous [26].

Voilà pourtant l’orientation poétique que Germaine Guèvremont semble mettre de l’avant dans le cycle du Survenant. Bien au fait de la littérature américaine de son temps, elle propose l’exploitation de certains thèmes et motifs, comme l’image du vagabond, la figure de l’Indien ou le motif de la route, et l’usage de certains procédés d’écriture, comme l’insistance sur la focalisation externe et le refus d’une trop grande introspection psychologique, qui sont alors en vogue chez nos voisins du sud. Dans ses lettres à Alfred DesRochers, elle ne se contente pas de donner les noms mentionnés plus haut, mais aussi ceux de Henry James et de Margaret Mitchell. Dans une entrevue accordée au journal franco-américain Le Travailleur, elle cite aussi les noms de Faulkner, Hemingway et Dos Passos comme étant ses écrivains américains préférés. De même, dans une conférence donnée en 1945, « Les petites joies d’un grand métier », elle rend hommage aux romanciers américains : « Les Américains, qui poussent la technique du roman à un degré unique, y ont ajouté la formule lapidaire… et américaine : “Don’t tell it ! Show it !” Ne dites pas qu’un homme est fâché, montrez-le rouge de colère. Voilà toute la différence entre la narration et la création, entre le jour et la nuit [27]. » Dans cette perspective d’ensemble, il n’est pas étonnant de constater que les thèmes et les procédés formels du cycle du Survenant rappellent ceux qui sont présents dans le roman américain.

Américanité des thèmes et modernité des procédés d’écriture

Dans une entrevue accordée en 1959 au Petit Journal, l’auteur affirme sans détour : « Mon Survenant aurait pu être beatnik, lui aussi [28]. » Reconnaissant ainsi le lien direct entre son personnage fétiche et la mouvance beat, elle ne manque pas d’inscrire la figure du Survenant dans tout un courant nord-américain dont il est en quelque sorte un précurseur ou du moins un représentant. Son grand-dieu-des-routes, habité par la fièvre des départs et porté sur la dive bouteille, serait ainsi un proche parent, voire un précurseur, de l’écrivain Jack Kerouac, dont le fameux roman On the Road date de 1957. Cette revendication de la modernité de la figure du Survenant comme du roman lui-même n’a rien de gratuit, du moment que l’on considère l’étendue de la culture livresque de Germaine Guèvremont, qui connaissait sans doute la lignée des auteurs dont l’oeuvre de Kerouac était elle-même issue, à commencer par Jack London, John Steinbeck, Thomas Wolfe, et naturellement Hemingway, Faulkner et Dos Passos, tous de ses écrivains américains favoris. Il ne faut donc pas s’étonner qu’à la manière de ces écrivains et du roman régionaliste américain, le cycle du Survenant brasse, en marge de la description minutieuse du Chenal du Moine, certains de leurs thèmes de prédilection, comme la route, l’errance, la marginalisation de l’individu, la solitude et l’alcool. Autant d’éléments qui évoquent une modernité sociale et culturelle et se traduisent dans les deux romans surtout par l’affirmation d’une différence par rapport à la norme, une place grandissante accordée à la mobilité, à la conscience d’une individualité nouvelle, une fragmentation progressive du tissu social traditionnel et, du coup, la mise en place d’un paradigme de rupture plus que de continuité par rapport à un passé référentiel. Dans cette perspective, il est intéressant de constater que la traduction américaine du Survenant et de Marie-Didace sera intitulée The Outlander, tandis que la traduction britannique sera publiée sous le titre The Monk’s Reach ; le programme de lecture suggéré par le titre américain met d’emblée l’accent sur l’individu et la liberté, plutôt que sur la collectivité, comme c’est le cas pour le titre britannique. Le choix du titre The Outlander inscrit ainsi l’oeuvre de Guèvremont dans une tradition littéraire à laquelle elle n’est pas étrangère, bien au contraire.

La résurgence inattendue de la figure de l’Indien dans Le Survenant va aussi dans ce sens. On sait que sous ses dehors de Highlander, le Survenant, tout comme la jeune Marie-Didace dans le second roman [29], réunit certains traits associés à l’indianité imaginaire. Pierre-Côme Provençal associe ainsi le Survenant à « un sauvage [30] », comme il le dit lui-même : « Rien qu’à son parler, ça se voit. Il parle tout bas, quand il se surveille pas. Puis il sourit jamais. Un sauvage sourit pas. Il rit ou ben il a la face comme une maison de pierre [31]. » Même le père Didace s’interroge sur l’identité réelle du Survenant : « Sans se lasser, Didace le regardait travailler. Une fois de plus l’origine de l’étranger l’obséda. Serait-il descendant d’Indien, ainsi que le prétendait Provençal ? Sa complexion de highlander le niait, mais son habileté et diverses caractéristiques l’affirmaient comme tel [32]. » La résurgence inopinée de cette figure nous renvoie aussi à la tradition littéraire des États-Unis, où l’image de l’Indien occupe une position stratégique [33].

Sur le plan de l’écriture proprement dite, l’influence exercée par les lectures américaines de Guèvremont, jointe au rôle joué par DesRochers dans la révision du manuscrit, se manifeste entre autres dans Le Survenant sous la forme d’une attention constante aux détails et d’un minimalisme stylistique, qui ne vont pas sans évoquer le courant behavioriste caractérisant tout un pan de la production romanesque des États-Unis dans la première moitié du xxe siècle et qu’on trouve illustré chez les écrivains favoris de Germaine Guèvremont, qu’il s’agisse d’Ernest Hemingway, de John Dos Passos ou de Marjorie Kinnan Rawlings. L’injonction que nous avons citée plus haut, « Dont’t tell it ! Show it », résume enfin la nature profondément visuelle et sensible, au sens propre du terme, de l’écriture de Guèvremont. Dans cette optique, l’auteure semblait prédisposée, en vertu de son style et de sa culture littéraire, à l’écriture de radioromans — puis de téléromans —, à l’instar de son contemporain Robert Choquette, né aux États-Unis et profondément marqué — tout comme elle — par les « short stories » américains, comme en témoigne sa correspondance avec Alice Lemieux, une autre contemporaine de Germaine Guèvremont :

Il faut rejeter l’espoir de faire de la galette avec des livres français en Amérique. C’est ce qui me pousse à écrire des short stories pour les magazines américains. Vous devriez en faire autant, ma petite Alice. Laissez-moi tenter la partie d’abord ; si ça marche, ce sera ma joie de vous guider ensuite. Je suis en train d’en écrire une [une nouvelle] ; le milieu est le Palais de justice + ses environs. Ça sent le voisinage du marché Bonsecours, avec les bateaux qui crient dans le port, etc... Je tente un genre nouveau, plus intérieur que La Pension, plus « introspective [34] ».

Il existe enfin un dernier élément, et non le moindre, qui rattache le cycle du Survenant à l’expression de l’américanité et plus particulièrement à celle de la modernité : son inscription dans le contexte de l’émergence du discours ethnologique au Canada français dans les années 1940. À cette époque, l’ethnologie est en voie d’être reconnue au Canada comme une discipline scientifique à part entière, notamment avec les travaux de Marius Barbeau [35], qui a entretenu des liens étroits avec l’American Folklore Society ; il en a même été le président en 1918. Par ailleurs, l’ethnographie historique s’impose à l’époque comme une pratique qui semble intéresser certains écrivains, comme Léo-Paul Desrosiers, qui compose son Iroquoisie dans les années 1940, et Ringuet, qui publie son ouvrage Un monde était leur empire en 1943 [36]. Alexis Nouss, citant Domenach, souligne en outre le fait que

[l]a modernité est indissociable de l’essor des sciences sociales, d’abord parce que celles-ci l’entourent d’un gigantesque balcon d’observation et de surveillance, mais aussi parce qu’elle le [sic] modèlent et l’imprègnent au point de [se] substituer parfois à la conscience qu’elle a d’elle-même [37].

À l’instar des auteurs déjà mentionnés, Germaine Guèvremont semble consciente du caractère éphémère des sociétés traditionnelles et particulièrement, dans son cas, de la société rurale canadienne-française. C’est sans doute pourquoi elle décrit avec autant de détails le déroulement de la vie au Chenal du Moine, en mettant notamment en lumière les moments forts de l’année qui s’écoule, ou si l’on préfère les rituels qui ponctuent le cycle des saisons et de la vie, de même que la place des femmes qui occupent l’avant-scène de façon toute particulière non seulement dans En pleine terre, mais également dans Marie-Didace. Dans cette perspective, son esthétique serait moins réaliste qu’ethnographique, et elle serait davantage à rapprocher des documentaires de l’abbé Albert Tessier que du canon réaliste proprement dit. Germaine Guèvremont n’a-t-elle pas insisté sur l’importance, pour le romancier, d’agir comme le photographe, de « tirer le portrait » en s’ôtant « de sur l’image » ? Ceci expliquerait l’attention très poussée qu’elle accorde moins au détail proprement dit qu’à la description technique, presque chirurgicale, des différents rituels qui rythment les saisons et contribuent au maintien d’une culture considérée du point de vue anthropologique. On en trouvera de nombreux exemples dans le cycle du Survenant, comme dans la description qui est faite des préparatifs du réveillon, qui correspond moins à un désir de réalisme qu’à la volonté d’exprimer, avec un souci du détail visuel qui évoque l’art cinématographique, une réalité en apparence immuable, mais pourtant menacée de disparition. Dans cette perspective, le passé est apparenté davantage à un savoir qu’à un mode de conduite :

Après avoir apprêté comme autrefois l’ordinaire des fêtes avec ce qu’il y a de meilleur sur la terre, le matin du vingt-quatre décembre, Marie-Amanda se mit à voyager, comme autrefois, du garde-manger à la grand’maison. L’heure était venue d’apporter la jarre de beignets blanchis de sucre fin, le ragoût où les boulettes reposent dans une sauce onctueuse, les tourtières fondant dans la bouche et les rillettes généreusement épicées. Au fond du chaudron de fer, un paleron de jeune porc gratinait doucement avec un morceau d’échinée mis de côté pour Phonsine qui ne pouvait souffrir l’ail. Comme autrefois la dinde dégelottait dans le réchaud. Et tout en haut du bahut, dans la chambre de Didace, en sûreté loin de la vue des enfants, les sucreries, les oranges et les pommes languissaient derrière les draps [38].

*

Cette étude a permis de mieux saisir les liens profonds qui unissent Germaine Guèvremont à l’esprit de son époque et à la tradition littéraire américaine. Dans cette perspective, il appert que le cycle du Survenant ne va pas sans préfigurer le roman québécois des décennies qui suivent. Profondément travaillée par les thèmes et les formes du roman américain et marquée par l’esprit de son temps, l’écriture de Germaine Guèvremont s’inscrit dans le sillage direct des réflexions avant-gardistes d’Alfred DesRochers sur le « canadianisme intégral » ou encore des propos tenus par Robert Charbonneau dans La France et nous. Ce dernier n’écrivait-il pas, en 1947, soit deux ans après la publication du Survenant, ces lignes révélatrices : « Nous ne sommes pas des Français ; notre vie en Amérique, nos relations cordiales avec nos compatriotes de langue anglaise et les Américains, notre indépendance politique, nous ont faits différents [39]. » Nous croyons que ces propos sont à rapprocher du cycle du Survenant, en ceci qu’ils participent de la même entreprise contribuant à la mise en place, au Québec, d’un nouveau rapport à la littérature, rapport tenant compte davantage de l’environnement nord-américain et des formes particulières qu’y prend la modernité. Le sociologue Marcel Fournier a lui-même noté l’instauration de ce nouveau rapport qui traduit un changement de paradigme dans la tradition culturelle du Canada français de l’époque :

À ce changement dans le mode d’exercice de l’activité intellectuelle, l’on peut ajouter un autre, tout aussi important, qu’il faudrait étudier d’une manière plus approfondie. Il s’agit de la modification de la relation que les intellectuels francophones entretiennent avec la culture, les intellectuels et les institutions anglo-saxonnes, qu’elles soient anglo-canadiennes ou américaines [40].

La prégnance symbolique de la figure du Survenant et, dans une certaine mesure, de Marie-Didace, serait symptomatique de ce changement qui n’est pas sans relation avec la postérité du motif de la fuite, de la fugue, appelé à une fortune certaine dans les décennies qui vont suivre la diffusion du cycle du Survenant.