Le soir, à la petite fenêtre du deuxième étage, on peut apercevoir de temps à autre l’ombre réconfortante de la grande voyageuse. Jack l’appelle par son seul prénom, Gabrielle, car, pour lui, la présence fantomatique de Gabrielle Roy est devenue avec le temps l’objet d’une vénération familière. Dans Les yeux bleus de Mistassini, le vieil écrivain créé par Jacques Poulin évoque en ces termes l’effigie de la romancière manitobaine, telle une réincarnation fugitive : « Gabrielle est revenue de voyage. Je ne peux pas entrer maintenant : elle a besoin de se reposer. Ça ne t’ennuie pas si on se promène un peu en attendant ? » Et ainsi l’auteur médusé par cette curieuse présence et enraciné dans l’errance de sa culture continue sa marche vers l’oubli. L’épuisant voyage au Manitoba, emblématique de toutes les séparations et de tous les retours, dénote la centralité de la figure migrante canadienne-française dans l’univers de Poulin. Elle est à l’origine de tout déplacement. Gabrielle est toujours là dans le surplomb que lui permet son ultime disparition. L’écriture romanesque est alors une mise en oeuvre des indices de sa résurgence, toujours égale à elle-même, comme celle de son départ imminent. Dans Revenances de l’histoire , une étude des structures du retour dans l’historicité contemporaine, Jean-François Hamel reconnaît la nécessité de retracer, au sein de la discontinuité et de la diversité propres aux sociétés postmodernes, les figures consolatrices de la répétition affleurant parfois à la surface du quotidien. Pour arriver à définir ces représentations migrantes de la mémoire, Hamel retient la notion de simulacre qu’il trouve dans les écrits de Pierre Klossowski. Chez ce dernier, « le récit n’est pas qu’une représentation de l’expérience du temps, mais un acte de mémoire qui possède une effectivité en regard de la réalité de l’histoire » (156). La persistance de ce simulacre est néanmoins ce qui provoque la mélancolie du sujet moderne, car il se sent incapable de ressusciter l’intensité d’un passé dont il est le mandataire et qui détermine sa filiation possible dans l’histoire. La sous-jacence de la mémoire l’obsède. Seul le vacillement de la commémoration — la sienne et celle de tous — lui permet d’envisager le parcours réversible d’une subjectivité agissant sur le legs de sa naissance et sur sa transfiguration future. La matière théorique que nous propose Hamel pour parler des sociétés contemporaines s’adosse à certaines oeuvres emblématiques de la pensée européenne du siècle dernier sur l’histoire. Si, au premier regard, le concept névralgique de mémoire semble s’opposer à la notion de progrès, synonyme de l’industrialisation massive de la fin du dix-neuvième siècle en Europe et en Amérique, il n’en reste pas moins lié à la persistance spectrale du passé et des rituels de commémoration sur lesquels la marche en avant de la modernité capitaliste semble reposer. Le présent peut-il se passer de « l’éternel retour des morts » ? La culture devient-elle alors un théâtre de la répétition ? La pensée européenne (Marx, Benjamin, Klossowski, Lukács) s’oriente progressivement vers une poétique du deuil faisant du présent le retour paradoxal de la scène première : « À la présence pleine de l’autrefois comme fantasme mélancolique d’une réunification de l’histoire, les poétiques de la répétition opposent le travail de l’absence, la recension de la ruine, la trace des spectres […] » (210) L’ouvrage de Jean-François Hamel recense admiralement une pensée de l’effigie dont on trouve l’exemple non seulement chez des romanciers français contemporains tels Claude Simon et Patrick Modiano, mais aussi au Québec dans les récits de Jacques Poulin, Régine Robin et Louise Dupré, entre autres. Tenu à l’écart du parcours obligé de …
Histoires de revenances[Notice]
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François Paré
Université de Waterloo