Chroniques : Féminismes

Deux ménages à trois[Notice]

  • Lucie Joubert

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  • Lucie Joubert
    Université d’Ottawa

L’écriture des femmes a très souvent été visitée sous l’angle de la dualité : rapports mère/fille, corps/écriture, homme/femme, sexe/genre, nature/culture. Pour briser un peu cette géométrie pratique mais un rien contraignante, deux ouvrages récents posent le triangle comme assise à l’écriture au féminin. Julie Brunet, dans son essai éclairant intitulé Histoires de grands-mères. Exil, filiation et narration dans l’écriture des femmes migrantes du Québec , s’attarde aux trois générations de femmes qui peuplent les romans Le bonheur a la queue glissante, La dot de Sara et La mémoire de l’eau, respectivement d’Abla Farhoud, de Marie-Célie Agnant et de Ying Chen. Le titre annonce bien la place que prendra l’aïeule dans les imaginaires des trois écrivaines, refaçonnant le sens de l’expression populaire « c’est des histoires à ma grand-mère » à laquelle elle adresse un clin d’oeil, pour la faire passer du statut d’histoire à dormir debout à celui d’histoire à revoir. Comme le remarque judicieusement Brunet, les études sur la migrance ont longtemps évacué la question du rapport du personnage féminin à son milieu d’adoption. Terre d’accueil plus libérale en général et surtout plus permissive pour les femmes que le lieu d’origine, l’Amérique — ici le Québec plus spécifiquement — occasionne des chocs culturels d’un autre ordre que ceux auxquels fait face le personnage masculin qui a moins à gagner, lui, de l’exil. Toutes ces femmes vont vivre différemment le déplacement, dans une relation triadique plutôt que duelle, « tendance marquante au sein du corpus migrant » (8). Les générations s’organisent ainsi en triangle dont les mères, les filles et les petites-filles assument tour à tour la base et l’équilibre. Le découpage habile de l’essai règle la question de l’indissociable emboîtement fille/mère/grand-mère (les filles qui deviennent mères, les mères qui deviennent grand-mères, les petites-filles qui deviennent les mères métaphoriques de leurs grands-mères). Trois chapitres eux-mêmes répartis en autant de sections encadrent l’analyse de chaque roman afin de créer un effet de rythme en triolet particulièrement efficace. L’auteure présente d’abord le problème de « l’héritage empoisonné », c’est-à-dire la tradition de méfiance qui s’installe souvent entre la mère et la fille : elles-mêmes victimes d’une société répressive, les mères risquent de demeurer des mères patriarcales et de reproduire l’ordre des choses de la société qu’elles ont fuie : ou, au contraire, elles peuvent pousser les filles, qui pousseront ensuite leur propre fille, à « faire mieux ». Comment se règlera la matrophobie, cette peur de devenir sa propre mère, selon Adrienne Rich citée par Brunet (27), dans une société d’accueil où il serait possible de faire autrement ? Comment comprendre ces relations mère(s)/fille(s) qui ne sont plus « à lire sous l’angle de l’oedipe mais comme le socle de l’identité féminine » (22) ? Bien soutenue par les avancées théoriques de Françoise Couchard, Lori Saint-Martin, Nini Herman et Roseanna Dufault Lewis entre autres, la réflexion de Brunet met en relief les déchirements des « filles » migrantes, pressées de rejeter l’héritage maternel en bloc, toutes à cette « aversion » pour « le destin de [leur] mère » (39) dont elles souhaitent faire table rase. La deuxième partie de l’ouvrage s’attarde à la « généalogie reconstituée » entre les grands-mères et leurs petites-filles qui, « à distance des traditions patriarcales, permet le rattachement du sujet femme à une lignée qui incarne non plus la répression mais le désir et la liberté » (47). Ce sont les travaux de Leon et Rebeca Grinberg sur les liens d’intégration spatiale, temporelle et sociale qui guideront cette fois Brunet dans l’analyse du renversement qui s’opère au fond de tout être alors que le …

Parties annexes