Chroniques : Roman

De la transparence à l’opacité. Quelques formes du lisible[Notice]

  • Frances Fortier

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  • Frances Fortier
    Université du Québec à Rimouski

Que peuvent avoir en commun un récit de filiation qui hurle des pulsions primaires, un faux journal qui se construit sur une médiation intertextuelle et un texte résolument « barbare » qui oblige à lire la lettre du langage ? Rien, sinon qu’ils permettent de cartographier quelques enjeux pragmatiques du roman d’aujourd’hui, qu’on croit généralement emmuré dans un narcissisme exaspéré par des décennies de pratiques autobiographiques. Si les stratégies déployées sont absolument singulières, elles témoignent néanmoins, parfois de manière oblique, d’un souci du lecteur construit à même des écrans de lisibilité plus ou moins opaques, qu’il s’agisse de le provoquer, de faire appel à son savoir ou à sa connivence. Sollicité par le biais d’un langage transitif, qui laisse croire à une confession intime, le lecteur s’abandonnera volontiers à la libido sciendi ; happé par un personnage déjà façonné par la littérature, il se fera herméneute et tentera d’en saisir les plus fines déclinaisons ; abasourdi par un langage qui cultive à première vue l’illisibilité, il tentera d’entrer dans le jeu et de construire une voie d’accès. Les trois romans retenus explorent ces régimes de lecture, avec audace et maîtrise. Qu’on en juge plutôt. «Je suis une fille de pute » (11) précise d’entrée de jeu la narratrice de Crève, maman !  de Mô Singh, assumant du coup l’invective du titre et tentant de la justifier. Un procès haineux va s’enclencher, alors que la mère gît à l’hôpital dans un coma irréversible après une sixième tentative de suicide et que sa fille, à son chevet, souhaite sa mort en se remémorant tous les sévices subis. Ce récit de filiation qui inverse l’enjeu de mémoire remonte à la naissance de la mère détestée, elle aussi née d’une « petite pute indienne » (23) jamais revue et victime d’abus répétés dès l’âge de huit ans. Toute la tension de l’écriture réside dans ce refus de l’héritage, dans cette détestation de la mère qui est aussi haine de soi, dans ce désir de faire dévier sa propre trajectoire, de s’extirper soi-même d’un destin de violence. Fragmenté en scènes d’une page ou deux, le récit cumule les faits bruts, entrecoupe la réminiscence des viols de l’enfance de la description des jeux érotiques de l’adulte — « Depuis onze ans, je suis la femme d’un étalon » (14) — qui laisse poindre le désarroi d’une identité à la fois admise et refusée. Ainsi, alors que la narratrice est au chevet de sa mère, ledit compagnon réserve une chambre de motel minable à côté de l’hôpital où elle court le rejoindre : Pure écriture du corps, du corps qui jouit comme du corps qui souffre, sans échappée vers l’imaginaire, sans fantasme, sans intertextualité, Crève maman ! joue d’une langue crue et cruelle qui fait de la vie une sorte de loterie où la sexualité est toujours plus ou moins liée à la violence. La narratrice et ses cinq frères et soeurs nés bâtards de pères différents mais tous aussi minables les uns que les autres — « Maman n’a pas choisi les pères de ses enfants. Ils sont tombés dans son lit. Les enfants sont venus après ! » (42) — auront vécu un véritable enfer, un ballet des horreurs qui conjugue abus physiques, violence psychologique, coups et blessures. La précision des détails des sévices de cette enfance sordide fait sourdre la question du témoignage, en dépit de la mention générique « roman » : le viol répété par le frère (91), le « coup de poing bien profond dans le ventre » (117) donné par la mère, le père retrouvé après des années et qui …

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