Il est des questions de recherche qui ressurgissent périodiquement, qui semblent nous hanter autant que nous les hantons, et qui néanmoins nous surprennent toujours : nous croyions tout savoir, avoir tout lu, et nous découvrons qu’il restait en fait beaucoup à dire et à penser. C’est l’impression que j’ai eue à la lecture de La langue de papier. Spéculations linguistiques au Québec (1957-1977) de Karim Larose . S’il est un champ de recherche où l’on pourrait croire qu’il n’y a plus guère à glaner, c’est bien celui-là. Pourtant, l’auteur nous arrive avec un fort volume, version non pas allégée d’une thèse de doctorat, comme de coutume, mais au contraire augmentée d’une centaine de pages. Je ne dirai pas que l’ouvrage n’est pas parfois bavard ; et même si Larose prend bien soin, en introduction, de baliser son terrain de recherche et de reconnaître sa dette envers ses devanciers, on a parfois l’impression qu’il repasse où d’autres l’ont précédé et qu’il aurait pu, à certains moments, aller plus directement au but, à son but, qui est « de documenter, de décrire et d’analyser le changement de paradigme linguistique advenu à la fin des années 1950 au Québec » (14). Mais je ne me suis pas du tout ennuyé en sa compagnie, malgré la linéarité du parcours chronologique et le caractère çà et là très « à ras de texte » du commentaire. Après quelques pages d’ouverture désarçonnantes, éloignées de l’objet et écrites dans un style qui ne se retrouvera plus par la suite, Larose nous conduit au coeur de sa méthode, qui consiste à tirer le fil, au sein du corpus foisonnant des interventions des intellectuels et des écrivains au cours des années qui vont du Congrès de la refrancisation (1957) à l’adoption de la Charte de la langue française (1977), d’une appréhension expressiviste de la langue, qu’il saisit dans son opposition à des visions utilitaristes et instrumentalistes. Identifié par Charles Taylor, le paradigme expressiviste est celui qui détermine « la conception du Sujet la plus répandue à l’époque moderne, où l’expression de chaque être humain est considérée comme un processus créateur qui introduit dans le monde quelque chose d’encore inouï et de proprement singulier » (12). L’expressivisme se ramifie, poursuit Taylor, en un « expressivisme de création », fondé sur le sujet individuel, et un « expressivisme de communication » (14), reposant sur le sujet collectif. Selon Larose, l’histoire récente des spéculations sur la langue au Québec est marquée par le passage de celui-ci à celui-là, de telle sorte que le syntagme « expressivisme de création » finira par apparaître comme un pléonasme. C’est du moins ce qui ressort à l’analyse — très complète — des recueils d’essais et des articles de journaux et de périodiques de l’époque. Larose cherche à saisir le discours sur la langue en faisant entendre des harmoniques plus souterraines, plus secrètes, sous les prises de positions tonitruantes, qu’il ne veut pas complètement négliger non plus, même si c’est là que le risque de redite se révèle le plus grand. Cette position d’équilibre, pour justifiée et courageuse qu’elle soit, ne va pas sans générer son lot d’ambiguïtés, en particulier dans l’évaluation de l’importance de telle ou telle contribution au débat. Je trouve assez troublant le fait, par exemple, que l’auteur identifie chez Jacques Ferron les prodromes du changement de paradigme et qu’il fasse aboutir son analyse sur les prises de position de Jacques Brault alors qu’il nous dit par ailleurs que la réflexion de ces deux écrivains n’a pas trouvé l’écho mérité (pour cause d’éparpillement éditorial dans un cas, de relative confidentialité de l’oeuvre dans …
Langue et littérature en territoires subjugués[Notice]
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Robert Dion
Université du Québec à Montréal