Chroniques : Roman

Fiction, diction, et autres enchantements narratifs[Notice]

  • Frances Fortier

…plus d’informations

  • Frances Fortier
    Université du Québec à Rimouski

Picaresque ou minimaliste, arrimée au souvenir individuel ou à l’histoire du monde, retranchée derrière une narration impassible ou traversée de multiples discours, la fiction contemporaine, lorsqu’elle s’énonce à la première personne, sait déjouer les pièges autobiographiques. Aucune fascination narcissique ne nourrit le « je » romanesque, délibérément fictif ou carrément anonyme, à l’origine des trois récits de mémoire rapprochés ici précisément parce qu’ils illustrent divers rapports au réel. Le premier, en toute fantaisie assumée, réinvente le dire biographique ; le second, par le biais d’une fabulation métaphorique, transpose la souffrance psychologique ; en contrepoint, le troisième envisage la réalité à travers le prisme des atrocités humaines, d’Hiroshima à Bagdad. Réécriture du réel pris en charge par l’imaginaire, ces trois romans présentent en outre des dynamiques formelles inédites, auxquelles il convient de s’attarder. Vif, échevelé, foisonnant, le dernier roman de Jean-François Chassay, Les taches solaires , fait jouer ensemble, au gré d’épisodes rocambolesques se déroulant sur trois siècles et deux continents, des chiffres et des lettres, un système solaire et des vengeances meurtrières, des dynasties de personnages et des pages d’encyclopédie. « La vie est une stupéfaction, généralement chiffrée » (316) dira le personnage narrateur, ce Charles Bodry de 33 ans né à Montréal en 1974, astrophysicien de son état et qui écrit sous nos yeux, du 19 janvier au 21 décembre 2007 à 11 h 7, en trente-trois chapitres numérotés et chacun portant le nom d’une planète, l’histoire de sa vie et celle de ses ancêtres, du premier Jean Beaudry parisien né en 1732 au dernier Jean Beaudry, mort en 1995 et rebaptisé Bodry sur l’instance de l’avant-dernier, grand-père du narrateur, qui a ainsi décidé de couper court au jeu de massacre oedipien qui faisait s’entretuer tous les Jean Beaudry. Rien n’est laissé au hasard dans ce récit de filiation loufoque, qui construit en miroir deux lignées parallèles de Jean Beaudry, celle issue de la première union avec une Josephte de Montréal ignorant tout de l’autre née du mariage du même avec une Louise-Angéline de Louisianne, et dont la révélation sera au coeur d’un enchaînement de « neuf meurtres, comme les neuf planètes » (329), du Jean Beaudry II bis tuant Jean Beaudry 1er pour venger l’honneur familial jusqu’au meurtre de Jean Beaudry V par Jean Beaudry VI bis. La spécularité affichée de l’anecdote se dédouble encore dans l’autobiographie fictive, montée en parallèle et en alternance alors que chacun des chapitres où le « je » de Charles Bodry relate sa vie présente s’insère entre les plages narratives consacrées aux Beaudry. Jouant de leur double face, mythologique et planétaire, les intitulés des chapitres se voient en outre répétés, un à la suite de l’autre, à l’exception de « Lune » (1 et 33), intitulé qui encadre l’ensemble des récits, et de « Soleil », avec une seule mention (le chapitre 32). Ainsi, à titre d’exemple, le chapitre « 28. Vénus » raconte l’apparition de l’amour dans la vie du « je », sous la forme d’une I-BEE (!) de 24 ans qui vient de terminer un mémoire de maîtrise sur une femme astronome, Nicole-Reine Étable de la Brière, née en 1723 ; le chapitre suivant « 29. Vénus », met en scène l’histoire d’amour incestueuse entre Jean Beaudry V et sa soeur jumelle Louise-Angéline, journaliste suffragette qui défendra l’égalité des femmes. Et tout comme la chronique familiale multipliait les jeux de miroir et les réduplications, la narration autobiographique va elle aussi doubler les scènes, rapprochant les destins de Charles et de son père, en les affligeant tous les deux du deuil d’une soeur enfant prénommée Jeanne. Cette …

Parties annexes