Chroniques : Essais/Études

Lectures de l’artisanal[Notice]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

Dans son roman Nosara, J. R. Léveillé signale la puissance d’évocation et le vacillement chromatique des objets ordinaires dans de nombreuses toiles d’Henri Matisse. Une femme, une servante sans doute, s’affaire à disposer sur la table de la salle à manger les plats chargés de fruits, tandis qu’ailleurs la « famille du peintre » est absorbée par le jeu d’échec devant une cheminée sans feu où se dressent une figurine de terre cuite et des vases : « Génie de Matisse qui découpe dans la chair du décor des épiphanies de joie . » Voilà que s’impose la présence familière des objets qui peuplent nos lieux de vie et qui, balisant l’existence, jonchent les paysages de la mémoire. Ce soir donc, ayant installé mon ordinateur portable sur la table de la cuisine, là où la lumière est meilleure, ai-je pensé, je me suis laissé envelopper par les décors de Matisse, tels que Léveillé les découvre dans son récit : « La surface bouge, une nuée descend, remonte, comme le mercure dans le souffle des sept jours de la semaine. Il est toujours prophétique celui qui circule là-dedans. La vérité faite claire . » Les ouvrages dont il sera question dans cette chronique appartiennent, eux aussi, au monde de la clarté, et, comme sur le comptoir de la cuisine la théière fumante et le bol de fruits, ils sont les signes d’un dialogue avec l’ordinaire auquel chacun contribue quotidiennement avec sa part de langage. L’ouvrage récent de Frédérique Bernier sur les essais de Jacques Brault s’intéresse justement aux « franges incertaines de l’espace littéraire  ». En ces pages d’une grande qualité d’écriture, Bernier évoque la présence de l’ordinaire chez cet écrivain du liminaire et de l’humble, hanté par les métaphores de la pauvreté. Dans l’oeuvre de Brault, l’essai sert à positionner le sujet de l’écriture, l’amenant à comprendre sa fragilité et à appréhender sa « responsabilité littéraire », à mi-chemin entre « le pensé et le rêvé » (22). Ayant rompu avec la tradition intellectuelle française qu’il juge arrogante, l’essayiste imaginé par Brault dans Chemin faisant  et La poussière du chemin  est un homme fasciné par l’approximatif et par les défaillances de sa parole. Si la littérature doit être sauvée de ses vaines ambitions, c’est par le biais de sa modernité toujours radicale, saisie dans l’expérience du provisoire et attentive aux signes matériels de l’insignifiance. Écrire est donc une épistémologie des traces, car on écrit toujours avant et après, jamais pendant. Par ses formes hybrides, entre le discours scientifique et l’autofiction, l’essai rend possible l’interprétation de ce décalage douloureux et néanmoins nécessaire. Dans Chemin faisant en particulier, la lecture que fait Brault de l’histoire du Québec façonne le travail de l’essayiste, de sorte que ses interventions parfois hésitantes naissent de la marginalité inscrite au coeur de l’histoire collective. Brault se montre inquiet d’une écriture qui exposerait au grand jour sa suffisance et son indifférence devant les systèmes d’oppression qui soumettent les individus aux lois de la marginalisation et les condamnent au mutisme. C’est pourquoi le sujet mis en scène par cette écriture est appelé à s’adosser au silence de ses contemporains et à vivre en toute solidarité avec l’ordinaire de leur vie. Dans un premier chapitre, s’intitulant « L’épreuve du presque-rien », Frédérique Bernier passe en revue chacun des textes de Brault sur la responsabilité de l’écrivain à l’endroit de sa communauté et sur son engagement envers sa longue histoire de dépendance. Comme le feront à leur tour Gaston Miron et Fernand Dumont, l’essayiste convoque les compagnons de route qui, chacun à sa manière, dans le contexte d’un Québec …

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