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Poser les jalons d’une histoire de la lecture constitue un complément essentiel à la bonne connaissance du réseau complexe et multiforme du système de production et de distribution des livres [1]. Les recherches sur l’histoire du livre seraient d’une certaine façon incomplètes si elles ne s’interrogeaient pas sur ceux qui « consomment » le livre : les lecteurs. Les critiques qui ont proposé une réflexion méthodologique sur l’histoire de la lecture et de ses représentations ont identifié plusieurs sources éclaircissant les variations de cette pratique culturelle. Parallèlement aux inventaires et catalogues de librairies et de bibliothèques, on compte au nombre de ces sources les textes de la littérature personnelle — journaux intimes, correspondances, autobiographies et mémoires [2]. Comme le souligne John Brewer dans une étude des lectures d’Anna Larpent, ces écrits donnent la parole au lecteur, là où la plupart des autres sources disponibles ne livrent de lui qu’une image aussi statique que « statistique [3] ». Cependant, si les études de cas aident à formuler des hypothèses prometteuses sur les pratiques de lecture, sur la définition de l’acte de lecture ou encore sur les manières de se représenter cette activité, leur intégration dans un ensemble plus vaste continue de poser problème. On cherche encore, dans la théorie, des manières objectives de tirer des conclusions générales à partir de ces cas particuliers [4]. Chacune des études spécifiques permet néanmoins de préciser les possibilités d’exploitation d’un corpus de littérature personnelle pour l’histoire de la lecture et d’identifier les limites qu’elle impose.

Moins dans l’optique d’une recherche d’influences qu’afin de documenter l’histoire de ces lectures et d’en décrire les particularités et les mécanismes, un examen des figures de la lecture à l’intérieur d’un corpus d’une vingtaine de textes personnels de dix écrivains ou intellectuels québécois [5] a été entrepris. Que lisent les auteurs étudiés et dans quelles conditions ? Quels effets produisent sur eux ces lectures ? Quelle importance y accordent-ils dans leurs écrits personnels ? Outre certaines observations récurrentes, concernant notamment l’accès au livre durant l’enfance et l’adolescence et la limitation des lectures dans les institutions religieuses d’enseignement [6], se dessinent des familles de lecteurs distincts par la manière dont ils conçoivent, accomplissent et décrivent l’activité de lecture, et par la façon dont ils envisagent le texte lu. Malgré l’importance capitale de la lecture pour tous les auteurs qui, rappelons-le, se définissent comme écrivains ou intellectuels, chacun d’eux en fait une activité soit anodine, soit hautement problématique. Les textes de deux auteurs ont eu vite fait de se démarquer par la vivacité de l’engagement individuel que la lecture y suscite. Ce sont ceux d’Hector de Saint-Denys Garneau [7] et de Fernand Ouellette [8].

La lecture peut s’analyser tant en termes de pratiques matérielles que comme le reflet d’une personnalité ou d’une sensibilité, toutes deux étant plus ou moins étroitement reliées. L’engagement dont il sera question ici se rapporte à la lecture de trois façons distinctes. Ce terme désigne ici le résultat des conditions pratiques dans lesquelles la lecture s’effectue, un rapport au texte fait d’intimité doublée d’exigence, et la réponse des lecteurs à l’idéologie et à la manière d’être au monde qui est celle de leur époque. Pour Ouellette et Saint-Denys Garneau, il semble que la notion d’engagement puisse décrire ces trois aspects de la lecture.

Lectures autodidactes

De nombreux témoignages révèlent que durant la première moitié du vingtième siècle, la disponibilité du livre ne va pas de soi. L’accès au livre peut être facile ou malaisé suivant que chaque auteur vit à Montréal ou en région et qu’il est issu ou non d’un milieu lettré. Il existe, en outre, des limitations imposées par le clergé et par les institutions religieuses d’enseignement. Le contrôle des lectures est en effet particulièrement actif dans les collèges, qui se donnent pour objectif de façonner des âmes chastes auprès desquelles il ne sera pas nécessaire, plus tard, d’user de la répression [9]. Si l’entrée au collège est l’occasion de découvertes littéraires, surtout pour les jeunes issus de familles peu instruites, elle oblige aussi à composer avec la censure. Le collège est l’univers du livre, qui se trouve au coeur de la pédagogie, notamment sous la forme du manuel [10]. Cependant, de nombreux classiques de la littérature sont retirés des rayons des bibliothèques collégiales, si bien que les jeunes Canadiens français n’en connaissent souvent que ce que leur apprennent leurs cours. Ringuet écrit dans ses Confidences : « de la littérature française, de la vraie, je ne connaissais que dates apprises par coeur dans notre Manuel de littérature, jugements… conditionnés et maigres morceaux choisis [11] ». Or, ces extraits « choisis » font naître l’envie de lire des oeuvres souvent interdites [12].

Malgré l’encadrement rigoureux, tous trouvent, au collège ou par la suite, des moyens d’établir un contact plus direct avec les textes. La censure est certes contraignante, mais elle ne fait que retarder les découvertes littéraires sans les empêcher ; la particularité des auteurs étudiés ici réside peut-être en ce qu’ils ne paraissent pas se soucier de la censure et qu’ils trouvent tôt ou tard un moyen de la contourner, sans afficher des problèmes de conscience [13]. Les jeunes lecteurs découvrent les ouvrages interdits par l’intermédiaire des classifications de l’Index de l’abbé Bethléem et du père Sagehomme ; on y donne des descriptions qui suffisent à éveiller la curiosité [14]. Lu en privé ou en cachette, le livre joue alors un rôle essentiel dans la formation personnelle. Que ce soit clandestinement ou hors des murs de ces sévères institutions, chaque auteur rencontre des occasions de sortir des sentiers tracés par ses éducateurs, d’approfondir malgré tout ses connaissances littéraires et de faire les découvertes qui façonneront sa personnalité. Cette formation se fait toutefois de façon autodidacte et bien souvent au sortir de l’adolescence.

La lecture engagée chez Hector de Saint-Denys Garneau et Fernand Ouellette [15]

La part de formation autodidacte paraît particulièrement importante chez Hector de Saint-Denys Garneau et Fernand Ouellette. Le premier quitte le collège avant la fin de ses études, en 1934, suivant la recommandation de son médecin. Il a alors 22 ans, mais depuis plusieurs années, ses études sont « fortement perturbées par sa mauvaise santé » qui le force à des interruptions répétées [16]. Déjà avant d’abandonner le collège, il entreprend de se former par lui-même, se donnant d’ambitieux programmes de lecture qu’il n’a pas toujours été à même de suivre [17]. Fernand Ouellette se trouve dans une situation comparable à sa sortie du collège séraphique d’Ottawa. Le poète étudie entre 1943 et 1947 dans ce séminaire où les lectures sont rares et strictement surveillées : on permet des vies de saints, et quelques auteurs, surtout chrétiens — il mentionne René Bazin, James Fenimore Cooper, quelques pages de Alphonse de Lamartine, Paul Claudel et Charles Péguy —, mais Alexandre Dumas, Jack London, Robert Louis Stevenson, Jules Verne, et surtout Paul Verlaine, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud sont interdits (FI, 49). Même la lecture de la Bible est proscrite (FI, 30). Les futurs moines sont à ce point coupés de l’extérieur que le poète écrit : « Durant ces longues années, je n’eus pas conscience de la guerre qui ravageait le monde. Au collège, nous n’étions pas informés, ou du moins je ne m’en souviens pas [18]. » (JD, 35-36) Lorsque le jeune homme interrompt ses études religieuses et rentre chez ses parents à Montréal, il décide de rattraper le temps perdu par d’abondantes lectures : « Que de soirs, que de fins de semaine dans ma chambre à dévorer des oeuvres ! J’étais l’autodidacte exemplaire. » (JD, 39) Ce rattrapage jamais complété définit l’écrivain autant que l’aurait fait une solide formation : « Je me souviens davantage des lectures que j’ai ratées que de celles qui m’ont marqué. […] Les manques font partie de ma constellation comme des espaces qui auraient pu scintiller. » (FI, 48-49) Chez les deux auteurs, un même sentiment de « manquer de culture [19] » motive leur voracité et explique le caractère ambitieux de leurs programmes, leur volonté d’absorber le plus d’oeuvres possible. Ce manque est aussi à l’origine d’un sentiment d’insécurité, d’une impression de n’être pas autorisé à occuper la position d’écrivain ou d’intellectuel qui est la leur. On connaît bien les crises de doutes qui assaillent Saint-Denys Garneau, et notamment sa décision de retirer les exemplaires de Regards et jeux dans l’espace des librairies peu de temps après sa parution [20]. Quant à Ouellette, il écrit :

Je ne serai jamais rassuré. Toujours il me semblera que mes bases sont fragiles et qu’un jour tous mes mécanismes intellectuels se dérègleront. […] dès que je prendrai la plume pour écrire, je me sentirai quelque peu coupable. Je me demanderai souvent si mon travail d’écriture n’est pas de l’imposture.

JD, 40

Outil principal d’une formation autodidacte, la lecture telle que décrite par les deux poètes est entreprise avec un immense sérieux. De là provient peut-être une singulière manière de lire que nous pouvons qualifier de lecture engagée. La possibilité d’identifier diverses façons de lire, y compris chez un même individu [21], est exemplaire de la complexité et du caractère problématique de la lecture comme objet d’étude ; en retour, tenter de donner un sens aux caractéristiques d’une de ces façons de lire éclaire le rapport au monde et à la culture tel que vécu par l’individu qui la pratique.

Une lecture engagée ne se fait pas de manière anodine : frivolité et neutralité n’y sont jamais associées. Loin d’être un geste passif, elle doit être vue comme un acte lourd de conséquences, dans lequel le lecteur s’implique tout entier, presque autant, si possible, que celui qui a signé le texte. En premier lieu, une telle lecture est exigeante pour le lecteur, qui l’accomplit avec application et appuie son jugement sur des analyses approfondies — à la fois littéraires, stylistiques et morales — dont les textes personnels portent la trace. En contrepartie, le lecteur engagé se montre inflexible, voire impitoyable envers le texte : celui-ci doit répondre à des exigences éthiques et morales, les mêmes exigences de vérité, de beauté, de pureté et d’absolu auxquelles ce lecteur lui-même tente de se conformer dans la conduite de sa vie d’homme et d’artiste. Saint-Denys Garneau et Ouellette s’engagent à faire correspondre leur vie et leur oeuvre à leurs aspirations. Ils demandent aux écrivains dont ils font leurs guides d’avoir su faire de même. Leur lecture participe donc d’un engagement non pas au service d’une cause extérieure [22], mais vis-à-vis d’eux-mêmes et de la littérature vue comme un objet esthétique et un moyen d’élévation morale.

Par conséquent, le lecteur engagé s’interdit de réagir avec indifférence, satisfaction ou ironie. Il est transporté, exalté par le texte, ou alors il le hait et se révolte contre ses mensonges, ses détours coupables ou toutes les imperfections touchant ce qu’il estime essentiel dans une oeuvre littéraire. L’engagement dans l’acte de lecture concerne l’être entier, corps et âme. La lecture des textes choisis et aimés agit puissamment sur le lecteur. Lorsque Saint-Denys Garneau parle de ses lectures à ses correspondants, le vocabulaire qu’il utilise est celui de l’étonnement au sens ancien du terme : il est tour à tour empoigné, frappé, illuminé, passionné, secoué, emballé par les textes [23]. L’effet de lecture dépasse l’emportement intellectuel et se traduit par des réactions somatiques. Ainsi, le jeune homme doit s’interdire la lecture de choses profondes et grandes lorsqu’il est en convalescence : « [D]ès que quelque chose me frappe, je monte sur mes grands chevaux, je m’échauffe, je m’emballe. Et ainsi je retarde ma guérison. » (LA, 106) L’intensité de ces réactions vient peut-être de ce que le lecteur s’identifie fortement tantôt aux auteurs, tantôt aux personnages, tantôt aux idées véhiculées par les textes [24]. De même, Ouellette montre une forte propension à se reconnaître dans ses auteurs préférés. Comparant au sien le parcours de Pierre Jean Jouve, il s’exclame : « N’était-ce pas toute ma vie ? […] Comment ne me serais-je pas vu en Jouve comme dans un miroir ? » (JD, 75-76) De Henry Miller, il fait « [son] frère, presque [son] double » (JD, 78). L’identification est si forte que son propre discours et celui des textes s’entremêlent. Il écrit ainsi, avant de formuler ses souvenirs : « Je répétais avec T. S. Eliot », ou plus loin : « Oui, pensais-je comme Bloy. » (JD, 61-62)

La lecture dont témoignent les textes personnels de Saint-Denys Garneau et de Ouellette révèle leurs convictions les plus intimes ; elles se manifestent par un ensemble de réactions issues d’un profond engagement intellectuel et moral. En quoi ces réactions peuvent-elles être rapprochées d’un rapport problématique au réel caractéristique du Québec d’avant les années 1960, que Pierre Nepveu appelle, dans L’écologie du réel, « notre incapacité à être [25] » ?

Une lettre d’Hector de Saint-Denys Garneau, adressée en 1936 à André Laurendeau et contenant de nombreux fragments de critique littéraire, est exemplaire à l’égard de cet engagement (O, 936-939). Trois auteurs y sont placés face à face : Fédor Dostoïevski, Anton Tchekhov et Guy de Maupassant. « [L]e très grand Dostoïevski », selon les mots du poète, est présenté comme l’écrivain idéal pour son sens de l’absolu et pour les hautes exigences spirituelles qui animent son oeuvre :

Un homme, un des plus bouleversants qui aient passé par le monde pour y porter l’admirable foudroiement de l’absolu. Ah ! Les Frères Karamazov ! Puissance spirituelle. On entend les échos de cela en nous toute la vie. Cela nous plonge au milieu même de la forge où l’action se prépare, où la destinée est forgée, […] au centre de la responsabilité, et de l’exigence magnifique et terrifiante de la liberté.

O, 936

Tchekhov, plus concret et réaliste, suscite aussi l’enthousiasme de Saint-Denys Garneau, qui écrit : « s’il ne prend pas contact avec l’absolu il en garde toujours l’attente » (O, 936) ; derrière son regard précis, son attention aux contingences, il « laisse intacte la profondeur du secret intérieur, du retrait mystérieux de l’âme » (O, 937). Quant à Maupassant, réaliste comme le dernier, il ne trouve pas grâce aux yeux du poète. La précision du regard est, chez lui, signe de petitesse et d’autosatisfaction : « Maupassant, regard précis et satisfait, comme content de ce qu’il trouve, vit là tout entier sans étouffer [… dans un monde réglé par une] nécessité physiologique, sociale, etc. » (O, 937) Saint-Denys Garneau parle de Tchekhov en termes de pureté, alors que Maupassant est taxé de « naturalisme médiocre » et accusé de « bouche[r] toutes les questions et par conséquent toutes les issues un peu hautes » (O, 938). Il reproche donc essentiellement à Maupassant de se complaire dans sa capacité à rendre admirablement le réel sans utiliser ce regard pour l’élévation de son oeuvre et de son lecteur.

Dans l’introduction à son journal de 1935, Garneau affirme haïr la littérature, « celle-là surtout qui est radotage et complaisance à soi » (J, 21). Les dures critiques adressées, dans les entrées du 1er et 2 février 1935, à François Mauriac, « ce remâcheur de lui-même » (J, 28), vont dans le même sens. En marge d’un texte de Mauriac que le jeune homme a collé dans son journal, s’alignent les commentaires : « jansénisme », « pessimisme excessif, malade » et « hérésie » (J, 31). En substance, voici son jugement sur le romancier :

Mauriac vient à son tour mettre entre nous et le mal une […] loupe déformante ; son individualité […] incapable de sortir d’elle-même, impuissante à se transcender. À travers Mauriac comment nous apparaît le mal ? D’abord, il garde quelque chose de poétique, relent de romantisme, par la complaisance qu’a Mauriac pour la jeunesse pécheresse.

J, 35

Le poète conclut qu’« un romancier catholique n’a pas le droit de sentir ainsi, de faire sentir ainsi » (J, 35-36). Les exigences de pureté reviennent, auxquelles s’ajoutent des exigences d’objectivité. L’auteur admet que ses critiques sont sévères, mais il les justifie par la nécessité d’un « choix » qui représente bien son attitude générale face à l’art et à la littérature :

Mais ne sommes-nous pas dans un âge, à un tournant d’histoire où se prépare un grand choix total, à un moment où il nous est comme imposé d’être impitoyable à tout ce que l’homme fait ?

J, 37

Ces hautes exigences doivent être reliées à celles exprimées par les membres du mouvement de La Relève. Les collaborateurs de la revue s’accordent pour dire que le monde dans lequel ils vivent est en « déchéance », « sans âme », torturé par une « crise métaphysique », et que la solution réside dans une « révolution spirituelle [26] ». Par-delà cette poursuite commune d’un idéal ancré dans les valeurs religieuses, Michel Biron met en évidence une parenté plus profonde encore entre le poète et La Relève, qui a trait à l’importance accordée à la question : il s’agit pour les membres du groupe « d’embrasser une culture problématique, c’est-à-dire une culture dont la difficulté même devient source d’intérêt [27] ». Cette manière de concevoir la culture nous rappelle les reproches adressés par Saint-Denys Garneau à Maupassant, qui « bouchait la question » parce que la précision de son regard se refusait à toute transcendance.

L’exigence : il semble que ce mot soit essentiel dans la définition d’une lecture engagée. Le Journal dénoué offre de nombreux passages qui réitèrent ce leitmotiv. À la lecture de Pierre Jean Jouve, Ouellette s’émerveille, retrouvant chez le poète une rigueur semblable à la sienne : « Il avait une telle exigence ! » écrit-il (JD, 76). Son caractère intransigeant apparaît lorsqu’il imagine, en rétrospective, quelle eut été sa réaction à l’oeuvre d’Umar Khayyam s’il l’avait connue à cette époque de sa vie : « Ces poèmes-là m’auraient sans doute paru légers et insupportables. […] Les sages de toute façon m’exaspéraient. Je n’acceptais que ceux qui brûlaient comme des torches. » (JD, 63)

Le poète reste habité par les valeurs religieuses, bien qu’il ait abandonné ses études au juvénat. Il écrit : « Je m’élevais […] vivement contre les prétentions du surréalisme à être un substitut de la vie religieuse. […] J’étais inflexible. Je n’admirais que quelques écrivains et artistes. » (JD, 73) Une telle quête d’absolu, qui s’exprime également chez Saint-Denys Garneau, est fondamentalement chrétienne et prend sa source dans l’éducation reçue par les deux poètes. Les textes sont lus à la lumière des valeurs morales qui habitent le lecteur et la sévérité du jugement qu’il leur réserve reflète la profondeur avec laquelle ces valeurs sont ancrées en lui. Il serait toutefois abusif d’associer trop exclusivement l’émergence d’une lecture engagée à l’ascendant de l’idéologie catholique dans le Québec d’avant la Révolution tranquille. En effet, cette manière de lire, associée à l’origine à un engagement dans la foi, commande une attitude qui pousse le lecteur à juger les textes conformément à ses idéaux, même lorsque ceux-ci évoluent dans le temps. La lecture engagée semble donc survivre à ce qui lui donne naissance ; pour Ouellette, qui s’éloigne peu à peu de la recherche d’absolu qui a marqué sa jeunesse, elle devient le lieu d’un dégagement par rapport aux valeurs et à une certaine manière de vivre la foi acquises depuis l’enfance.

Le Journal dénoué, publié en 1974, a été composé à partir du journal intime tenu par Ouellette durant les années qui suivent sa sortie du juvénat. La composition tardive de l’essai permet qu’aux impressions de première main se mêlent des critiques et des explications issues d’un regard rétrospectif. Ainsi, par exemple, lorsqu’on considère les lignes consacrées à la lecture de Léon Bloy, on se rend compte que, vers 1949-1950, le jeune Ouellette [28] partage les hautes aspirations exprimées quelques années auparavant par Saint-Denys Garneau, mais que l’homme qui rédige l’essai en 1974 a déjà pris ses distances :

Léon Bloy, dans ses oeuvres du moins, vivait agrippé à l’Absolu. Mon surmoi se chargea donc de l’Absolu de Bloy. […] Rien n’est plus néfaste pour un adolescent que cet Absolu si exigeant qu’il abolit le relatif et accroît sans fin la culpabilité en démesurant le désir de la perfection […].

JD, 43-44

La vivacité de son adhésion première n’empêche pas Ouellette de rompre avec Bloy lorsqu’il sent que ses exigences spirituelles deviennent incompatibles avec son oeuvre. Quelques années après ces premières lectures [29], un travail pour Radio-Canada lui donne l’occasion d’accéder à une compréhension plus intime de l’auteur et précipite la rupture : « [J]e quittai Bloy de façon définitive. Je m’éloignerai toujours de ce qui tend à confondre Lucifer et l’Esprit saint ou le Verbe. » (JD, 97) L’adhésion totale aux idées de Bloy, puis leur rejet, coïncident pour Ouellette avec un cheminement de la confusion vers la maturité qui s’exprime dans les termes d’un retour à la vie.

La lecture comme un pont vers le réel

Ce que nous appelons la lecture engagée s’inscrit dans un rapport problématique à la réalité. Autant les jeunes de l’époque ont un accès limité aux oeuvres littéraires, autant leur appréhension du monde est médiatisée par une culture moralisatrice. Pour les deux auteurs, la lecture agit toutefois comme un pont entre soi et le réel. Dès son jeune âge, Ouellette développe une « manière d’être » marquée par ce qu’il appelle sa « dualité » ou son « angélisme », c’est-à-dire par une incompatibilité entre le physique et le spirituel ; convaincu de devoir vivre sans corps, il se coupe du même coup du monde réel pour devenir un pur esprit [30]. Cette vie, qui se compare à celle d’un ange, le mène tout naturellement au collège séraphique où un tel rapport au monde se perpétue. Ce détachement ne prend fin que lorsque le futur moine rentre à la ville, en 1947. Le retour au réel qui s’opère alors est progressif et difficile [31], et les lectures y jouent un rôle prédominant. Caché dans sa chambre pour éviter les attaques du dehors qui l’exaspèrent et l’épuisent, Ouellette revient à la vie d’abord par les livres, en particulier ceux de Dostoïevski :

Je vivais intensément avec tous les personnages du Russe. Je devenais ces personnages. […] Avec eux j’accédais à la démesure, à l’illusion de vivre. Je touchais Aliocha, mon frère traqué par le même besoin d’absolu. Je devenais l’Idiot bouleversé par la vue d’une femme ardente […]. Ces personnages devinrent mes compagnons quotidiens, plus réels que les hommes que je côtoyais au bureau. Ces oeuvres furent pour moi de gigantesques matrices où imperceptiblement je mûrissais, croissais, m’acclimatais à des passions […]. Grâce à Dostoïevski, je m’humanisais par personnes interposées.

JD, 42-43

La lecture remplace ici la réalité autant qu’elle prépare à sa rencontre. Ce parcours autorise une prise de contact progressive avec le réel ; Ouellette s’avance vers lui pour laisser derrière, peu à peu, l’être angélique et désincarné de ses rêves d’enfance et d’adolescence. Les oeuvres d’Alain Grandbois, de Saint-John Perse, d’André Suarès, de Georges Bernanos, avec qui il se sent en accord profond (JD, 59), jalonnent un parcours ponctué de retours à l’isolement ; pendant que certaines lectures l’attirent vers l’extérieur, d’autres, notamment celle de Bloy, encouragent le dualisme [32]. C’est la lecture de Henry Miller qui marque, quelques années plus tard, la dernière étape de cette progression, en éveillant une sexualité brute : « L’ange régressait. […] Je marchais vers une défaite de ma vision mais surtout vers cet homme qui connaîtrait le poids de l’humain avec toute son âpreté et la puissante séduction d’une sensualité ardente [33]. » (JD, 78)

Le passage de l’ange à l’homme qui caractérise l’histoire personnelle de Ouellette est, dans son discours, indissociable de l’évolution qui mène la société québécoise à la Révolution tranquille. Dans un passage du Journal dénoué où il évoque son père, et à travers lui toute une génération de Québécois, il assimile l’angélisme de son adolescence avec l’attitude d’un peuple : « N’étions-nous pas que des ombres ayant perdu tout contact avec le réel ? » (JD, 34)

La lecture joue aussi un rôle dans la perte de contact graduelle avec la réalité qui s’observe dans les écrits intimes d’Hector de Saint-Denys Garneau. Pour un temps, elle permet de remédier à cette perte de contact. En septembre 1935, il note dans son Journal : « Il est rare que les choses vivent en moi. — Elles s’y fixent mortes. J’aime Dostoïevski parce que ses personnages se prolongent et continuent de vivre en moi. » (J, 75) La préhension du réel établie à l’aide de la lecture est pourtant bientôt dégradée, en particulier durant les périodes de dépression. Deux ans après ce passage, en septembre 1937, Garneau décrit à nouveau les mécanismes de ses lectures, qui ne lui permettent plus d’atteindre quoi que ce soit au-delà de la relation entre lui et le texte, qu’il soit religieux ou profane :

[S]’accentue de plus en plus ma perte de contact avec la réalité. Tout se passe dans un jeu de moi aux formes offertes, […] mais de plus en plus dépourvu de substance réelle, dans un[e] espèce d’univers intermédiaire dont la vie de plus en plus se retire […]. C’est que ma réalité s’use de plus en plus, s’effrite […]. Il reste […] l’appréhension extrêmement lointaine et comme réverbérée de la réalité apportée par l’oeuvre.

J, 258

Les notes de lecture, d’abord abondantes, se font graduellement plus rares alors que le journal devient un lieu d’introspection où le poète s’absorbe dans l’étude de son être intérieur et semble se désintéresser de plus en plus du monde.

En rejetant avec sévérité une oeuvre qui ne répond pas à leurs exigences, les deux auteurs font preuve d’une attitude similaire face à la lecture. Chez Fernand Ouellette, qui jouit d’un plus longue « carrière » de lecteur et pour qui nous avons accès à des témoignages rétrospectifs, on voit toutefois ces exigences évoluer pour l’éloigner d’une quête d’absolu qu’il qualifie après-coup de terrorisme spirituel et qui rend impossible le développement de sa personnalité (JD, 98). Saint-Denys Garneau, lui, reste accroché à sa quête d’idéal jusqu’à ce que sa santé finisse par se détériorer complètement [34]. Lorsqu’on examine leur parcours de lecteurs du point de vue de la relation au réel, il est difficile de ne pas évoquer l’attitude qu’adopte Fernand Ouellette durant les années 1960 à l’égard de la poésie de Saint-Denys Garneau. Parce qu’il symbolise pour Ouellette ce refus du réel dont il tente de s’extirper, Saint-Denys Garneau est violemment écarté, comme furent rejetées les lectures qui l’avaient conforté dans cette attitude [35]. Ouellette fait d’ailleurs de « [s]on refus instinctif de ce poète […] le signe d’une évolution significative » (JD, 105).

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Malgré d’importantes divergences entre deux auteurs ayant vécu et écrit à vingt ans d’intervalle, la lecture telle que représentée dans plusieurs passages des écrits intimes de Fernand Ouellette et d’Hector de Saint-Denys Garneau semble apparentée. Deux fonctions principales de la lecture émergent chez ces poètes. Elle sert d’une part d’outil de formation autodidacte et, d’autre part, de point de contact avec un monde dont l’appréhension se révèle souvent problématique. La première de ces fonctions imprime aux lectures leur sérieux et motive le regard critique jusqu’à l’intransigeance que les lecteurs posent sur les textes ; de la seconde vient l’intensité de leurs réactions et la tendance à l’identification entre celui qui lit et ce qui est lu. Quand elle devient le reflet de l’idéalisme de ces deux auteurs, la lecture est profondément engagée. Parce qu’ils apprennent à vivre dans et par les livres, et parce qu’ils veulent mener leur vie conformément à leurs idéaux, les deux poètes font de la lecture un acte par lequel ils précisent la formulation de cet idéal en même temps qu’ils les réalisent.

L’émergence de la lecture engagée peut être associée au système de valeurs en place dans le Québec des années 1930 à 1950. Son exigence envers les textes et la sévérité avec laquelle ceux-ci sont jugés pourraient à la limite être apparentées à une forme intériorisée de censure ; les difficultés à entrer en contact avec le réel sont peu surprenantes dans un contexte où le discours religieux rend coupable toute vie des sens. Mais jusqu’où doit-on pousser cette association ? Les conditions dans lesquelles la lecture engagée voit le jour sont éprouvées dans les écrits personnels d’auteurs contemporains aux deux poètes. L’éducation dispensée dans les collèges est, selon eux, retranchée du monde [36]. La tendance à la dualité ne les paralyse pourtant pas tous. Seuls les esprits les plus exaltés connaissent des difficultés à prendre contact avec le réel ; eux seuls font preuve d’un engagement aussi singulier envers la lecture. Il ne faut donc pas minimiser l’importance de la personnalité dans l’émergence de ce rapport aux textes. La lecture engagée naît d’une rencontre entre un lecteur et un texte, au moins autant qu’elle est le fruit d’un contexte idéologique et socio-historique. Tous les lecteurs étudiés ne semblent pas avoir les prédispositions de caractère pouvant mener à de telles expériences de lecture : la plupart d’entre eux la décrivent comme une activité beaucoup moins complexe. Plusieurs énumèrent longuement les lectures qu’ils ont faites à différents moments de leur vie ou encore proposent une critique des ouvrages qu’ils lisent au moment de l’écriture. Pourtant, rarement mettent-ils en scène l’activité de lecture comme telle, ses effets sur leur personnalité et leurs sentiments. Eux aussi aiment et adhèrent plus ou moins à ce qu’ils lisent, mais ils donnent l’impression d’avoir des jugements intellectualisés, ironiques ou alors nuancés. D’autres parlent très peu de la lecture comme telle, aussi capitale soit-elle dans la vie d’un écrivain. Ringuet, par exemple, laisse sentir, par de nombreuses références littéraires, que ses lectures sont abondantes ; mais, comme il n’en discute presque jamais explicitement, on est tenté de minimiser la force de l’impact qu’elles ont eu sur lui [37]. Enfin, est-ce la langue qu’utilisent Hector de Saint-Denys Garneau et Fernand Ouellette, poètes jusque dans leur prose intime, qui tend à magnifier une activité que d’autres décrivent d’une manière plus prosaïque ?

Questionner les conditions qui entourent l’apparition d’une façon de lire telle que la lecture engagée nous ramène à interroger les possibilités et les limites de la littérature personnelle comme source pour l’histoire des pratiques de lecture. On peut en effet se demander en quoi les différents genres de la littérature personnelle influencent le type de lecture que l’on y verra représentée. Chacun de ces genres présente sous un angle fort différent le récit de soi, qui peut être rétrospectif ou contemporain des événements racontés, axé sur la vie privée ou sur la vie publique, et ainsi de suite. Les textes personnels de Saint-Denys Garneau et de Ouellette appartiennent à deux genres distincts — le journal intime et la correspondance pour l’un, l’essai autobiographique pour l’autre. Nous avons vu le recul dont fait preuve Ouellette lorsqu’il rappelle ses lectures ; une telle perspective est impossible pour Saint-Denys Garneau, qui n’a laissé que les écrits d’une jeunesse relative. Or, malgré cette importante nuance, leurs textes personnels sont plus analogues qu’il n’y paraît au premier abord. Ils ouvrent une fenêtre sur la vie intime de leur auteur. Le Journal dénoué garde, beaucoup plus que les autres textes autobiographiques analysés dans le cadre de cette étude, une proche parenté avec le journal intime qui sert de matériau à sa composition. Par là peut s’expliquer l’expression d’un rapport d’intimité aux textes qui caractérise en partie la lecture engagée. Un tel rapport semble être absent de facto de textes qui, plus apparentés aux mémoires, donnent peu accès à la vie privée de leur auteur. Ainsi, on ne trouve nulle description des effets de la lecture chez Hermas Bastien, dont les mémoires sont centrés sur la vie professionnelle et publique à un point tel qu’il mentionne à peine son mariage et la naissance de ses filles. Sa lecture est-elle pour autant toujours froide, intellectualisée, maîtrisée ? Le rapport intime avec les livres appartient peut-être plus qu’on ne le croit à la sphère du privé, et tous les auteurs ne sont pas prêts à en partager les souvenirs avec le public. On pourrait donc avancer qu’en général, les textes personnels qui se concentrent sur la sphère publique de la vie ne peuvent être abordés de la même façon que d’autres écrits plus intimes, car ils laissent beaucoup moins facilement apparaître les effets des lectures et la nature profonde de la relation qui s’établit entre un texte et son lecteur.