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Un recueil collectif considérable de Paul-Marie Lapointe, un recueil posthume de Roland Giguère et un choix de poèmes de Rina Lasnier se proposent à notre admiration. Leurs mérites sont parfois inégaux, mais il s’agit de trois voix majeures de notre littérature.

D’un lyrisme objectif

Paul-Marie Lapointe est, sans aucun doute, l’un de nos plus grands poètes. Gaston Miron, qui fut son éditeur, voyait en lui un égal. Dès 1960, il se plaisait à dire : « Lui, c’est un lyrique objectif, moi, je suis un lyrique subjectif [1]. » Il admirait surtout, chez l’auteur d’« Arbres », le sens de l’image qui, selon lui, était la marque principale du vrai poète.

Pour ma part, j’avoue être moins sensible que d’autres au lyrisme « objectif » même si les réussites de Lapointe, dans tel poème ou recueil, me remplissent d’admiration. Il y a très certainement un ton, une patte, une touche propres à Paul-Marie Lapointe, une façon inimitable de créer, par des rapprochements de mots qui lui sont propres, des évocations saisissantes, et d’un charme particulier, de la nature, de la vie sensible, de telle réalité sociale ou humaine. Les recueils qui composent Le réel absolu. Poèmes, 1948-l965 [2] réunissent sans doute les plus remarquables contributions de leur auteur à la tradition poétique québécoise, sur fond de Révolution tranquille et d’invention à plusieurs d’un langage et d’un imaginaire nouveaux, accordés à la modernité.

Voilà que paraît L’espace de vivre. Poèmes, 1968-2002 [3] qui reprend les recueils intitulés Tableaux de l’amoureuse suivi d’Une, unique, art égyptien, voyage & autres poèmes (1974), Bouche rouge (1976) dont la diffusion était restreinte, Transfiguration d’un nô par la télévision (l978), Tombeau de René Crevel (1979), le monumental écRiturEs (1980) ici reproduit en partie seulement, Le sacre. Libro libre para Tabarnacos libres. Jeux et autres écritures (l998) et Espèces fragiles (2002). Cela fait un livre de 646 pages, qui est le complément total (ou presque) du Réel absolu.

Certains des recueils qui le composent appartiennent à la veine de Lapointe qui a le plus de chance d’enchanter le lecteur et d’exercer sur lui la même fascination que les poèmes du Réel absolu. Tels sont Tableaux de l’amoureuse, Bouche rouge où l’érotisme à la fois cru et magique du poète atteint un sommet inégalé, et Espèces fragiles qui retourne à l’inspiration majeure des recueils antérieurs à 1978. À côté de cela, on trouve de drôles de monstres qui ne s’expliquent guère que par le souci du poète, légitime sans doute, d’explorer de nouvelles voies, d’exercer la liberté d’écriture la plus totale possible et de se surprendre lui-même, ou encore de se mettre à l’écoute des signes dans l’espoir de tirer quelque chose du chaos qui fait le fond de toute communication. C’est peut-être à cette nébuleuse du langage que mène la notion de lyrisme objectif : le monde sans le moi n’est plus que décombres de phrases (Tombeau de René Crevel) ou constructions verbales fondées sur l’automatisme (écRiturEs) ou quelque grande machine arbitraire pour projeter la vérité d’un peuple, à partir d’une appellation dérisoire (tabarnacos) ramenée à ses phonèmes, dans un espace touristique incongru (Le sacre [4]).

D’un côté, donc, le Paul-Marie Lapointe « classique » (et certainement le plus révolutionnaire), qui accède au merveilleux par des moyens toujours surprenants, mais d’une belle simplicité à travers l’hermétisme qui les porte :

le butor occupe le ciel

entre les fruits

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Cet extrait d’un court poème de Tableaux de l’amoureuse, « Sombre archange », est tout de suggestion. Il ne décrit pas une scène de la nature, il crée une magie à partir de mots-choses qui, ensemble, proposent un spectacle édénique du monde en rapprochant oiseau et végétaux, en fusionnant ciel et terre. L’obscurité relative du propos produit la clarté.

Ce n’est donc pas l’hermétisme qui dérange chez le poète mais, dans les recueils de 1979 à 1998, ce qu’il faut bien appeler l’arbitraire. Nous voilà dès lors face à l’autre côté de l’oeuvre, celui qui répudie tout classicisme et qui est peut-être moins novateur qu’on le croirait de prime abord.

Par exemple, tout un poème du Tombeau de René Crevel, intitulé « de fil en aiguille », est constitué de strates qui semblent reprendre des phrases d’une oeuvre de Crevel. Ces phrases sont tirées hors de leur contexte et rendues méconnaissables par de soigneuses mutilations ou des croisements aléatoires :

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Dumont-Dufour et feu individuels (les) lois elles (-mêmes)

n’a-t-il grand (salon) une infinité Les lustres et

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davantage encore (au) fond illusions l’eau noires avec

imagination/goûts/Une indiscrète ? interdit Lamartine

l’éloquence. Elle

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Peut-être le poète veut-il suggérer par là le passage de la mort, tel un tsunami, dans le champ d’une oeuvre et d’une vie (il s’agit d’un Tombeau) où elle ne laisse que débris, et débris de débris, mais la démonstration est un peu longue, compte tenu du caractère parfaitement insoutenable de la lecture à laquelle elle donne lieu.

On peut en dire autant des techniques de fabrication de texte que mettent en oeuvre les énormes recueils intitulés écRiturEs et Le sacre, techniques fort variées, parfois fondées sur des stratégies ou des calculs élaborés, mais pourtant monotones dans leurs résultats qui laissent le lecteur perplexe ou carrément pantois :

hearst ou brontë égale raccoon

choix multiple et glisse en pièces

vers léa aux judas de vison

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La faune favorite du poète — « raccoon », vison — ne suffit pas à créer l’enchantement, compromis par des propositions poétiques peut-être fort subjectives (n’en déplaise à Miron !), en tout cas fort éloignées de la raison commune qui préside aux hasards objectifs de l’esprit.

Dans un poème justement dédié à Miron, Lapointe, revenu à un langage plus communicable, évoque en conclusion

[…] la merveilleuse

la terrible tâche d’assurer l’avenir

l’éternelle destruction du monde

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et il est remarquable de constater chez lui la coïncidence des contraires (de la vie et de la mort, de l’accomplissement et de la destruction), sans doute inspirée de Hegel à qui il a emprunté jadis le titre Le réel absolu. La conception hégélienne du monde mène Lapointe à la parfaite déchirure du sens, mais le lecteur préfère que cette déchirure s’exprime sur le plan des thèmes, et non de l’expression, car autrement la poésie n’a plus de réalité que pour son auteur et son dieu.

Les adieux du poète

La vie de Roland Giguère s’est tragiquement terminée par les embrassements de la mort dans le lit noir de la rivière. L’immense sympathie qu’inspirait ce grand artisan des mots et des couleurs s’est aussitôt manifestée par un concert d’hommages. Voilà qu’un recueil posthume vient fixer la voix de Giguère dans les admirables accents des dix ou quinze dernières années. Or, ce n’est pas le déchirement que font entendre les poèmes de Coeur par coeur [5], malgré la présence de vers prémonitoires, mais une sorte de chant pur qui résume l’oeuvre entier, avec une simplicité, une beauté et une tendresse qui égalent celles des meilleurs recueils antérieurs.

On connaît le surréalisme particulier de Giguère, bien différent de celui d’un Paul-Marie Lapointe qui, dans ses poèmes lisibles (je donne au mot son sens technique, comme le faisait Roland Barthes), provoque des rencontres d’objets, de significations orientées vers la connaissance du réel — non le réel immédiat, mais le réel total ou, comme dit le poète, le réel absolu. Chez Giguère, la chasse aux surprises du monde implique toujours que le moi y prenne une part explicite. Elle est l’occasion d’une communication, d’un don de soi à Marthe, la femme aimée, ou à quiconque, au frère lecteur. Lyrisme subjectif, dirait Miron ? Sans doute, mais bien différent aussi de la veine épique ou amoureuse de L’homme rapaillé. Il y a un côté gitan, un peu ludique, un peu troubadour, une façon d’accueillir le lieu commun sentimental pour aussitôt le réinventer, souvent par des jeux de mots, qui donne beaucoup de légèreté et, en même temps, de séduction aux rêves écrits (comme on dit « rêve éveillé ») de Giguère. Le titre, Coeur par coeur, est un bel exemple de syntagme réactivé et réinventé, qui suggère à la fois une valorisation de chaque individualité ramenée à l’essentiel qui est la faculté d’aimer (coeur), et la maîtrise mémorielle de ces individualités (« par coeur »).

Les images du poète sont d’autant plus émerveillantes qu’elles sont élaborées à partir de matériaux quotidiens qu’elles transfigurent avec précision :

une histoire à dormir debout

dans les draps du désespoir

quand le jour se lève fatigué

avec ses yeux cernés et ses herbes mouillées.

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Admirons la vérité immédiate du langage, qui atteint directement le lecteur tout en l’invitant au voyage. « Histoire à dormir debout » : le contexte laisse deviner, à travers la locution familière, un épisode coutumier et peu enchanteur de la vie amoureuse. Mais ce qui retient l’attention, c’est le mélange de banalité et de nouveauté. Car on dort debout « dans les draps du désespoir », ce qui est paradoxal (dormir debout dans ses draps), le désespoir fait un suaire sur une peine et un amour dressés, et au sommeil contristé s’oppose, mais en partie seulement, le lever du jour fatigué, personnifié sous les traits de l’amant grâce à ses yeux cernés… Puis surgissent du même souffle, miraculeuses, les herbes mouillées : le jour est reconfirmé dans sa grâce naturelle et ses qualités de transparence et de fraîcheur.

Tant de simplicité et tant de complexité confondent, mais ce mélange d’affects contraires laisse toujours s’affirmer, comme une lumière, une désarmante spontanéité. J’en donne un autre exemple, dans lequel les notations sombres sont désamorcées, après comme avant, par le glissement d’une robe :

Quand vient la pénombre sur l’étang gelé

quand passe le temps dans un silence glacé

la vie glisse dans les joncs

avec sa longue robe de soie

tachée de sang noir et de mots déchirés

les yeux fermés sur l’eau qui fuit

dans son cours affolé.

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Cette robe de soie, ce glissement, ces joncs, même si la robe est tachée de sang et appartient par là, elle aussi, à la nuit, voilà le déni opposé par la vie à la mort ou à la fuite des choses. Et quel sens intime de la chair des mots ! Gelé — passe — glacé — glisse — le jeu des g, des l, des é, des a, des s instaure d’un vers à l’autre une continuité qui exalte le sens des mots.

En lisant le précédent recueil de Giguère, Illuminures [6], on pouvait éprouver l’impression d’une fragmentation et d’un raccourcissement de l’inspiration, désormais concentrée sur une sagesse essentielle. Coeur par coeur renoue avec le souffle large du poème, souvent traduit par des énumérations qui aboutissent à des propositions décontractées, comme si les divers ordres du vécu (paradigmes) et l’enchaînement de l’aventure ou de l’invention (syntagme) ne faisaient qu’un. Composé en partie par le poète, en partie par Marthe Gonneville, sa compagne, mandatée par lui, ce recueil constitue l’adieu de celui qui reste présent parmi nous, souriant et brisé.

Lasnier recomposée

En page couverture, le recueil se présente comme étant l’oeuvre de Rina Lasnier elle-même. Aucun autre nom n’y figure sauf celui de Louise Vandière qui signe quatre acryliques en noir et blanc. Une page de conclusion signale la provenance des textes. On sait que l’auteure est décédée depuis plusieurs années, après une longue maladie qui ne semble pas avoir permis la poursuite de sa production littéraire. Le sang du regard [7] n’est nullement constitué d’inédits, mais d’un tri effectué dans les recueils collectifs, L’ombre jetée I et L’ombre jetée II [8]. Ces recueils reprennent la production postérieure à celle que rassemblent les deux tomes des Poèmes dans la prestigieuse collection du « Nénuphar ».

L’anonymat derrière l’opération qui a mené à ce beau livre me semble regrettable, de même que certaines interventions sur les textes. Certes, ceux-ci ne sont pas trafiqués, mais il arrive que des poèmes composés de deux parties distinctes soient fondus en un seul bloc (14, 46, etc.), ou encore, que des épigraphes soient supprimées (11, 20, 27, etc.).

L’intervention la plus marquée, qui suppose une véritable intelligence fabricatrice, tient au choix et à la disposition des textes. Les nombreux poèmes religieux ou bibliques des dernières années d’écriture sont laissés de côté au profit de ceux qui expriment le plus purement la veine de l’extase sensible, à laquelle est sans doute sous-jacente une adoration, mais qui s’établit en relation immédiate avec la nature ou l’humain. Les poèmes sont souvent brefs et se terminent par des points de suspension (on en trouve parfois dans le corps même de la strophe), qui feraient très traditionnels s’ils n’étaient justifiés par une charge de suggestion remarquable :

Goutte à goutte guérir l’ombre,

foncer dans la touffeur calcinée

pour irradier seul la mort vivante…

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Ces vers, qui terminent une méditation sur un cierge ou une bougie brûlant dans la nuit, évoquent aussi bien les puissances de la vie immédiate que celles (peut-être) de la grâce combattant le mal. Les gutturales du premier vers (gou… gou… gué), les labiodentales du deuxième (fon… feur), créent le climat d’ombre et d’âpreté qui mène à la proposition finale, triomphe (oui et non) de la lumière sur la mort. Un point, après cette méditation fervente et inachevable, serait inapproprié. La poésie de Rina Lasnier se poursuit chez le lecteur, elle lui donne simplement les moyens du rêve — et de la foi, pour qui le veut.

Quant à la disposition des textes, elle est celle d’un véritable recueil, non d’une anthologie respectueuse de la chronologie. Les deux tomes de L’ombre jetée faisaient un peu fourre-tout, les poèmes s’y succédaient généralement sans ordre perceptible. Le sang du regard ressemble au recueil de Rina Lasnier qu’on aurait aimé lire en conclusion à sa remarquable aventure littéraire. Une belle homogénéité de facture, un regroupement thématique de poèmes écrits à des époques très différentes font de ce livre, soigneusement présenté, un régal quelque peu frauduleux, mais propre à nous faire mieux comprendre et apprécier l’inspiration postérieure aux somptueux poèmes de Présence de l’absence, de Mémoire sans jours et des Gisants.