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Herman Melville, l’auteur de Typee et de Moby Dick, ne s’est jamais beaucoup intéressé aux espaces terrestres. Il rêvait plutôt de la démence des mers qui emporte avec elle tous les repères territoriaux. Déracinés, en quête d’une révélation surhumaine qui présiderait à leur transformation héroïque, les personnages de Melville s’abandonnent à la violence des océans et s’y réinventent. Qu’ils fréquentent les abords de l’Amérique ou les îles lointaines de la Polynésie, ils s’excusent de l’étrangeté de leur monde. Ils semblent faits pour l’utopie, mais n’en acceptent pas les conséquences. Tel est le dépassement qui préside à leur refus de la vie domestiquée, à leur vénération pour l’errance et à leur attirance pour l’extraordinaire (l’extrême, dirait-on aujourd’hui). Comme ses personnages, disloqués par la tourmente et l’ambition, Melville lui-même n’en sortira pas indemne. C’est sa figure gigantesque et maladive, « mangeant de l’espace et du temps », dans le portrait qu’en a offert Victor-Lévy Beaulieu, qui continuera d’éclairer l’histoire de la littérature, non seulement aux États-Unis, mais partout dans les banlieues excentriques du Nouveau Monde. Au Québec, nous retrouverons ses avatars chez Louis Fréchette, Honoré Beaugrand, et même Gaston Miron. Dans la présentation des trois ouvrages au menu de cette chronique, le simulacre de Melville, nous le verrons, se profile comme une référence fugitive, mais étonnamment tenace.

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Commençons par Victor-Lévy Beaulieu, car son intérêt pour la littérature américaine s’impose d’emblée ! C’est d’ailleurs sous l’angle du « continent à explorer » que Jacques Pelletier situe l’auteur de Monsieur Melville, dans un ouvrage collectif qui vient de paraître chez Nota bene [1]. On se rappellera que Pelletier avait été le premier, au milieu des années quatre-vingt-dix, à consacrer une monographie à cet écrivain dont les récits et le théâtre s’imposent alors, selon lui, par leur « masse énorme » et par leur dimension « colossale, démesurée [2] ». Partout dans l’oeuvre de Beaulieu, la figure « archétypale, exemplaire, de l’écrivain romantique » assume la destinée baroque des individus et des collectivités en mouvement, incapables d’incarner seuls le rôle messianique qui les hante. Dans Un rêve québécois et dans La nuitte de Malcomm Hudd, par exemple, la dimension mythique de l’oeuvre romanesque relève avant tout de la luxuriance de la langue québécoise, de sa surdimension tragique, puisque c’est en elle que se rencontrent dans un combat sans merci les signes du déclin inexorable de l’histoire humaine et l’espoir de renaître, ici même, au-delà de cette impuissance congénitale.

En cherchant à décrire les récits les plus marquants de l’écrivain, l’ouvrage dirigé par Pelletier entend jeter, cette fois, les jalons d’une enquête qui sera appelée à rendre compte de toutes les dimensions des oeuvres de Beaulieu. Recueil essentiellement composé de travaux d’étudiants et d’étudiantes, à l’exception du chapitre que Pelletier lui-même consacre à l’imaginaire parodique chez Beaulieu, le livre n’échappe guère malheureusement aux aléas de la publication souvent prématurée de textes trop longs et surtout terriblement digressifs. Cela dit, il faut y souligner de belles analyses, en dépit de la difficulté théorique que posait la lecture des oeuvres de Beaulieu.

C’est à Michel Nareau que revient la tâche d’examiner la présence de Melville dans l’essai que, très tôt dans sa carrière (1978), Beaulieu consacre à l’auteur du grand roman Moby Dick. « Le premier à concevoir une épopée américaine » (329), Melville se présente au romancier québécois comme le précurseur d’une entreprise d’appropriation des mythes continentaux. Bien plus, substitut littéraire du père, Melville fonde l’oeuvre à venir dans un processus de filiation, « légitimant sa trajectoire et sa vision » (333). De là naîtra le personnage récurrent d’Abel Beauchemin par lequel il sera « possible de produire un discours libérateur » (332). Dans les articles rassemblés ici, la référence au père occupe donc une place déterminante. Elle est l’objet, par exemple, de la lecture bakhtinienne qu’offre Martin Peyton du roman Race de monde, oeuvre embryonnaire qui met en place les fondements d’une épopée nationale québécoise. Dans l’optique de Peyton, Beaulieu carnavalise la famille canadienne-française traditionnelle en irradiant au passage de nombreuses oeuvres romanesques du passé québécois, dont il reprendra sur le mode du grotesque l’annonce du déclin généralisé de l’histoire.

De son côté, Caroline Rouleau consacre une étude courageuse à ces récits-vortex que sont La nuitte de Malcomm Hudd et surtout Un rêve québécois. Rouleau rattache la violence suprême de ces romans à la quête d’absolu qui continue de traverser le mouvement de décolonisation au Québec après 1960 : « Les personnages beaulieusiens se livrent entièrement à une pratique transgressive du sacré, cherchant par le détour d’une violation à s’affranchir d’un présent insatisfaisant, dérisoire dans sa petitesse et son incomplétude. » (129) C’est ici, en effet, que la boucle se referme sur le personnage fantasmatique de Melville dont la préséance confirme à la fois la « circulation aliénante » des signes appauvris du passé et la nécessité radicale du mythe rédempteur, pour que la communauté déchue puisse se soustraire à la loi du silence et se régénérer.

Au terme du recueil, une analyse de Jacques Pelletier sur les sources littéraires de l’imaginaire de Beaulieu encadre l’ensemble des études, dont je n’ai brossé ici qu’un tableau partiel. Lecteur de Georges Bataille et de Maurice Blanchot, le romancier engendre des personnages, marqués à la fois par une singularité exemplaire et une profonde solitude ontologique. Ce qui frappe, ce sont les nombreuses balises intertextuelles qui jonchent l’oeuvre de Beaulieu. Par son affirmation de la singularité radicale du sujet québécois, dans son territoire comme dans sa langue propre, le romancier ne cesse de recourir au double héritage américain et français qui fonde l’histoire littéraire du Québec. Cette mendicité de l’écrivain, incapable de se suffire à lui-même dans l’événement de sa naissance au langage, se traduit par une très grande souffrance qui marque la mémoire collective jusqu’à la perte de soi.

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Écrivain prolixe, auteur d’une soixantaine de recueils de poèmes et d’essais, Claude Beausoleil est à la poésie québécoise contemporaine ce que Victor-Lévy Beaulieu est au roman. Si tous deux se réclament de La légende d’un peuple de Louis Fréchette, c’est qu’ils croient percevoir dans cette oeuvre le besoin vital d’héroïsme dont le Québec a toujours fait preuve, sans doute à cause de l’étroitesse de sa culture, vouée à l’oubli. Dans son étude de la poésie québécoise contemporaine, Ylenia De Luca voit, du reste, en Claude Beausoleil un témoin privilégié des transformations sociopolitiques qui ont défini le Québec des cinquante dernières années [3].

Plus que Gaston Miron ou Anne Hébert, assez curieusement, Beausoleil incarnerait le projet d’une écriture ouverte aux dimensions sociales de la modernité québécoise et profondément engagée dans ses possibilités d’avenir. Née de la rupture annoncée par le manifeste Refus global, l’oeuvre « proliférante » de Beausoleil serait un « véritable laboratoire d’expérimentation des nouvelles formes poétiques, où s’entrechoquent la fiction, la vie quotidienne, le désir autobiographique et la critique sociale » (57, je traduis). Ylenia De Luca note le caractère polysémique de cette écriture très abondante et l’importance du discours critique qui l’accompagne. Des textes expérimentaux, publiés aux éditions Cul Q, à la morale sociale des parutions plus récentes, l’oeuvre de Beausoleil reste éminemment attentive aux courants idéologiques qui traversent la société québécoise depuis les premiers soubresauts de la Révolution tranquille.

L’ouvrage d’Ylenia De Luca s’adresse avant tout à un public italophone, naturellement moins au fait de l’histoire intellectuelle et politique du Québec. Son argument paraîtra donc assez prévisible en regard de la recherche actuelle sur la construction de la modernité québécoise [4]. Ainsi, le Québec actuel y semble largement coupé de son passé canadien-français, comme si tout, depuis le seizième siècle, avait prédit le rôle structurant aujourd’hui attribué aux migrations récentes et à la mouvance postmoderne : « L’avenir de la poésie québécoise est probablement dans l’expression de cette multiplicité ethnique, et par conséquent linguistique ; pour épouser ce mouvement, le poète québécois doit sortir de son désir de singularité et d’unicité. » (153, je traduis) Paradoxalement, De Luca ne se prive pas de faire de Claude Beausoleil la figure tutélaire de toute une génération d’écrivains, porteuse d’un projet politique et linguistique justement singularisé. « Tout acte de création a un accent politique, la gratuité est impossible » (161), rappelle l’écrivain dans une entrevue, publiée en français à la fin de cet ouvrage. La visée postmoderniste, invoquée par l’auteure comme une tendance inéluctable au sein de la société québécoise, s’accommode assez mal, me semble-t-il, du fantasme romantique de l’écrivain mel-villien, chantre de la nation et porte-parole de son avant-garde.

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Poète et romancier, connu également pour ses recherches sur la chanson québécoise, Bruno Roy est actif depuis longtemps dans la sphère politique, et en particulier en tant que président de l’Union des écrivaines et écrivains québécois. Naître, c’est se séparer, son dernier recueil d’essais, s’inscrit explicitement dans une démarche souverainiste, affirmée avec force et conviction [5]. Reprenant à maintes reprises les propos de Gaston Miron, de Pierre Vallières, de Fernand Dumont et d’Yves Beauchemin, entre autres, Roy fait de l’indépendance du Québec le fondement essentiel d’une littérature pleinement assumée qui intervient souvent sur la place publique. En octobre 2000, Roy présente, d’ailleurs, un long mémoire à la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec. En avril 2004, l’écrivain récidive, cette fois devant l’Office de consultation publique de Montréal, où il propose l’intégration accrue des immigrants à la majorité francophone, car la ville, selon lui, doit devenir « un carrefour des cultures qui se rencontrent en français » (51). Roy répète sans relâche son mépris pour le multiculturalisme canadien et pour l’orthodoxie politique qui en émane ; tout cela, croit-il, est destiné à disloquer le référent national des Québécois.

Dans « Recours au pays », Roy remonte à son tour à l’oeuvre de Louis Fréchette, le premier à dénoncer « notre aliénation culturelle » (97). La logique présumée de l’histoire littéraire confirme ici la naturalisation du projet politique. L’usure de la notion de souveraineté depuis l’échec référendaire de 1995 laisse un goût amer que l’essayiste dénonce avec force sur toutes les tribunes. « Et les écrivains ? », se demande-t-il alors, « [s]ont-ils les seuls hommes et les seules femmes qui nous restent ? » (81) La réponse ne tarde pas à tomber comme un couperet. La littérature veille sur l’avenir. Il n’y a pas de démocratie sans écrivain, pas de libertés civiles, pas de justice sociale, sans cette figure tutélaire qui « consigne le sens » (82). On aura beau s’étonner de ces prises de position tranchantes qui semblent appartenir à une autre époque — « Oui, de Miron, j’ai la volonté d’être homme d’ici » (29) —, le recueil de Bruno Roy attire notre attention sur la puissante nostalgie de l’origine qui réside encore au coeur de la culture québécoise et qui fonde sa légitimité. Mais il faut se rendre à l’évidence : ce n’est plus en l’écrivain seul que s’exprime aujourd’hui le fantasme de Melville, mais il s’incarne en l’intellectuel qui, à la manière de Roy, obsédé par le manque congénital au sein de sa culture, se voue à la promotion acharnée des valeurs convergentes de la nation.