Chroniques : Dramaturgie

Humiliés et offensés[Notice]

  • Lucie Robert

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  • Lucie Robert
    Université du Québec à Montréal

S’il est vrai, comme l’écrit Peter Szondi, que le drame « n’a d’autre matière que la reproduction du rapport entre les hommes  », la domination, sur la scène contemporaine, des personnages que l’on pourrait qualifier, en empruntant à Dostoïevski, d’humiliés et d’offensés, soulève plusieurs questions. Jusqu’au dix-neuvième siècle, le culte du héros avait pour fonction de promouvoir les valeurs qu’une société entendait perpétuer, en proposant une action fondée sur le conflit dont il sortait vainqueur. Depuis, la mise en scène de personnages de petites gens — personnages féminins, adolescents, marginaux et survivants —, plus souvent victimes des événements que vainqueurs d’un éventuel conflit de valeurs, représente une remise en question de l’action dramatique, marquant ce que d’aucuns ont nommé la « crise du drame moderne », mais qui, au-delà de toute idée de « crise », semble la forme dominante du drame au vingtième siècle. L’absence de héros accompagne l’absence de valeurs positives, et l’on peut se demander comment la peinture de la victime manifeste notre conscience du monde. La mise en scène des victimes recourt parfois à cette autre forme d’action dramatique qu’est le théâtre épique. Toutefois, le registre épique, tel que l’a conçu Bertolt Brecht, suppose une temporalité plus vaste que celle du drame. Il exige le déploiement d’un sens historique qui déborde largement le drame ou la tragédie d’un individu. Tel n’est pas le cas des personnages qui sont envisagés ici, lesquels n’ont qu’une conscience restreinte des événements qui leur arrivent et n’ont aucune prise sur l’action dramatique. Il faut donc admettre la permanence, dans la dramaturgie québécoise, d’une forte tentation naturaliste, voire expressionniste, qui conduit l’auteur dramatique à reléguer l’action dans le passé ou dans l’intériorité. L’unité de la pièce n’est plus créée par l’action dramatique, mais par le « moi » du personnage, toujours identique à lui-même. En corollaire, on notera la domination du monologue, au détriment du dialogue qui est aussi un rapport social, et le découpage de la pièce en tableaux, dont la chronologie nous renvoie à la biographie plutôt qu’à l’histoire. L’alligator serait une « divinité nocturne et lunaire, maître des eaux primordiales » (12), un symbole associé à la nuit, qui dévore le soleil, et à la mort. C’est du moins ce que postule Abla Fahroud dans Les rues de l’alligator , créée le 13 janvier 1998 par le Théâtre de la Manufacture à Montréal, dans une mise en scène de Fernand Rainville. L’action se passe « de nos jours », à Montréal « ou dans une autre ville où il y a quatre saisons », à « l’angle d’une rue principale et d’une tranquille avec des ruelles » (14). Elle s’ouvre sur un monologue de Blanche Villalobos, poète de la rue, qui précise les enjeux de la parole : « Tous les mots, toutes les chansons portent le poids du silence. Il me reste la parole pour ne pas mourir enterrée par le bruit. » (15) L’alligator est donc ce qui menace, dans les rues de la ville, et la parole est présentée comme la source de toute vie. En neuf tableaux, la pièce fait découvrir une faune urbaine désemparée, faute de repères culturels et identitaires clairs. Au coeur de cette faune, deux personnages forment un couple : la jeune Sophie-Catherine, adolescente bourgeoise qui parle constamment à sa poupée Coralie, et Sonia, l’immigrante illettrée, vaguement itinérante, l’alligator qui suscite l’inquiétude mais qui, tout autant, est la source de l’espoir. Autour d’elles gravitent d’autres personnages, qui sont désignés le plus souvent par des noms communs ou par des syntagmes imagés : l’Homme au cellulaire, la Femme à la mallette, Monsieur Jadore, …

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