Chroniques : Roman

Un sous-genre hybride : la nouvelle romanesque[Notice]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université McGill

On trouve de plus en plus souvent de recueils de nouvelles construits autour de personnages et de scènes qui font retour d’un texte à l’autre. L’effet d’unité est accru de sorte que le caractère soi-disant fragmentaire ou hétérogène du traditionnel recueil de nouvelles ne correspond plus à ce qu’on lit. Au contraire, la convergence des univers juxtaposés devient si évidente qu’on a l’impression de se trouver devant un livre-concept ; chaque nouvelle s’intègre fortement dans les autres et, à la limite, chacune se lit comme un chapitre d’un roman légèrement postmoderne. Ce sous-genre hybride pourrait s’appeler « la nouvelle romanesque ». Il a l’avantage de ne pas exiger une architecture complexe comme celle du roman, tout en annulant l’aspect composite du recueil de nouvelles. Le lecteur n’a plus le sentiment de recommencer à zéro d’une nouvelle à l’autre, mais se trouve devant des tableaux qui s’imbriquent les uns dans les autres, quoique de façon moins organique et plus aléatoire que des chapitres romanesques. Un tel travail sur la forme permet au lecteur de découvrir des liens là où il n’en attendait pas. L’an dernier, par exemple, Lise Tremblay avait écrit une nouvelle romanesque avec La héronnière . Cette année, deux nouvellistes publient de tels livres : ce sont Suzanne Myre avec Humains aigres-doux , qui est son deuxième recueil, et Michèle Péloquin, avec Les yeux des autres , son premier livre. On verra aussi que le dernier recueil de Gilles Pellerin, Ï (i tréma) , sans avoir recours au même procédé, vise aussi à dépasser le traditionnel recueil de nouvelles pour créer un objet unifié. Le cheveu est essentiel pour les personnages de Humains aigres-doux, paru aux Éditions Marchand de feuilles qui décrivent Suzanne Myre comme « la nouvelliste la plus décapante de la nouvelle génération d’auteurs québécois ». Symbole de la vanité humaine, la coiffure constitue la métaphore filée d’un bout à l’autre du recueil. L’une a une coiffure en forme de tour de Pise, l’autre en forme de tour Eiffel, et le coiffeur bisexuel Walter (prononcez « Voualtèr ») est le grand héros de cette faune dont la vie tient à un cheveu. Dans « Au poil près », il fait une coupe à la Brad Pitt à un client avant de l’emmener chez lui pour le « croquer », puis l’assassiner tout bêtement. Il lui coupe aussi les deux oreilles, comme on le fait dans une corrida pour récompenser le toréador, afin de les ajouter à sa collection morbide. Walter revient dans presque toutes les nouvelles du recueil comme si le livre entier se déroulait autour de ce salon de coiffure (appelé « Épi en tête ») situé sur la rue « Moron-Royal ». C’est moins une unité de lieu qu’une unité de discours, c’est là que convergent toutes les rumeurs sociales, les mauvaises langues, les références moqueuses ou admiratives aux vedettes (la narratrice prend un malin plaisir à parler d’une coiffure qui serait un mix de Cruella et de Marie Laberge). Suzanne Myre observe avec humour ceux et celles qui connaissent Walter et les mille et un noms de ses teintures (« bois franc laqué », « brisures d’automne », etc.). Ce sont des obsédés du paraître. La première nouvelle, qui fait près de quarante pages, évoque une soirée « sushis » entre trois femmes. La narratrice ne sait pas trop pourquoi elle a accepté l’invitation, d’autant moins qu’elle « exècre » les sushis. Mais elle se retrouve devant l’amie de son amie, la championne des sushis. Commence entre elles la guerre des pointes assassines, des mots blessants, des allusions perfides, des questions indiscrètes : …

Parties annexes