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S’il est un thème récurrent dans la dramaturgie actuelle, québécoise ou européenne, c’est celui de la guerre. À chacun ses guerres cependant : aux Québécois, les guerres du Moyen-Orient, le génocide du Rwanda ; aux Européens, la rupture de la Yougoslavie. Dans son étude sur les Dramaturgies de la guerre, David Lescot rappelle que la lecture des pièces de ce genre nous fait remonter jusqu’aux origines du théâtre, à Eschyle, plus précisément, qui, dans Les Perses, évoque la bataille de Salamine. Il s’y prend une dizaine d’années après le fait, s’adressant à un public qui en avait été le témoin, mais, en même temps, il choisit de mettre en scène non la victoire d’Athènes, mais les effets de la défaite sur le peuple perse. Il y a là une stratégie de contournement, qui fait l’expérience de l’altérité et qui, du même coup, propose une réflexion critique sur l’histoire récente de la Cité. « On sera tenté de conclure que le théâtre naît avec la guerre, que c’est elle, en tant que mise en crise, menace pesant sur la vie et le fonctionnement de la Cité, qui est à la source de l’institution tragique, et de sa portée politique [1]. »
Or, Lescot observe la difficulté qu’il y a à représenter la guerre elle-même sur une scène de théâtre. Des contraintes strictement matérielles rendent difficile la mise en scène du combat, qui exige la présence des armes et de ces grandes collectivités que sont les peuples et leurs armées. Des contraintes esthétiques rendent impossible la simple superposition du conflit armé et du conflit dramatique. Entre ces deux modèles de conflits, tous deux reposant pourtant sur des enjeux d’espace et de temps, réside ainsi une incompatibilité de nature structurelle qui, le plus souvent, réduit la guerre à l’affrontement intersubjectif. Toute dramaturgie qui représente la guerre elle-même superpose donc au conflit politique un conflit individuel. Au mieux, nous aurons un débat d’idées, une controverse qui s’exprime dans l’échange de paroles. Au pire, l’effet politique sera irrémédiablement perdu dans un conflit interpersonnel. On citera, comme exemple du premier modèle, Les mains sales de Jean-Paul Sartre, et, comme exemple du second, le Félix Poutré ou le Papineau de Louis Fréchette.
Or, comme le rappelait déjà John Locke, c’est « la violence, ou un dessein ouvert de violence d’une personne à l’égard d’une autre, dans une circonstance où il n’y a sur la terre nul supérieur commun, à qui l’on puisse appeler, [qui] produit l’état de guerre [2] ». Et c’est bien pour contrer ce type d’absence que les hommes ont inventé le gouvernement civil. En ce sens, l’état de guerre désigne avant tout la crise de l’autorité civile et c’est ainsi que, dans les dramaturgies de la guerre, est plus souvent mise en scène la tragédie du monde civil, à travers des personnages brisés, que le conflit militaire lui-même. Dès lors la guerre apparaît comme un « détour critique [3] » ; elle « ne peut être prise littéralement comme le sujet des pièces mais comme symptôme extrême de l’état social [4] ».
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Personnage emprunté au livre des Rois, Jézabel a inspiré à Denise Boucher le livret d’un opéra-gospel dont la musique a été confiée à Gerry Boulet. Présenté en lecture-spectacle au Théâtre Français du Centre national des arts à Ottawa en janvier 1987, sous la direction de Michelle Rossignol, l’opéra a d’abord fait l’objet d’un enregistrement musical. La voix de Gerry Boulet a été enregistrée en 1987, mais le disque lui-même est daté de 1994. C’est le texte du livret qui vient de paraître aux Herbes rouges [5]. Dans l’économie de l’oeuvre dramatique, rare mais significative, de Denise Boucher, l’écriture de Jézabel se situe donc à peu près à mi-chemin entre Les fées ont soif et Les divines. Comme elle l’avait fait dans sa première pièce, l’auteure travaille à la réhabilitation du féminin, inversant le jugement historique sur une femme que l’exégèse biblique considère comme un personnage maudit, en grande partie responsable de la chute du royaume d’Israël. Dans cette reine idolâtre, Boucher voit surtout une victime non consentante, une souveraine qui résiste à l’emprise de Yahvé et de ses prêtres et qui, après la mort de son mari Achab, tente de protéger son royaume et celui de ses enfants, Athalie, reine de Juda, et Joram, l’héritier du trône d’Israël. Fidèle à la déesse Astarté, « la Toute-présente qui m’a fait votre reine » (11), Jézabel oppose la paix entre les tribus à la guerre que demande le prophète Élie : « La grande déesse [Astarté] nous protège […] Voilà l’enjeu, ma fille, ma déesse contre son Éternel. » (62)
Dans cette résistance, Jézabel s’entoure de femmes. De sa fille Athalie, d’abord, venue prêter main-forte à sa mère, dont elle se méfie pourtant, sachant les complots que Jézabel a pu tramer autrefois. De Ruah ensuite, confidente et historiographe, dont la fonction est d’assurer la mémoire de la reine en rédigeant sa chronique et en protégeant ses manuscrits. Elle accueille ensuite Athalie, la femme du peuple qui porte le même prénom que sa propre fille, et qui lui renvoie, comme en un miroir, l’image de son pouvoir : « Cette femme avec son enfant est venue spontanément vers moi. Je dois bien avoir encore quelque puissance. Voilà que je redeviens essentielle. » (24) Figure du Mage, cette Athalie sait lire les étoiles. Ruah et Athalie annonceront à Jézabel le retour du prophète Élie, qui a juré de la détruire et de rendre à Yahvé le royaume d’Israël. Jézabel n’a plus qu’une carte à jouer. Car elle n’a pas puni Jéhu, dont elle sait pourtant qu’il avait fait tuer son mari, Achab, par amour : « J’ai gardé Jéhu pour me protéger du prophète. » (42) Elle se méfie tout de même, et avec raison, des ambitions de Jéhu. Celui-ci ne lui livrera pas le prophète, qu’elle devra tuer elle-même, et il se fera proclamer roi d’Israël, au nom d’Élie, après avoir fait assassiner les fils d’Athalie et de Jézabel. Ainsi, tous les hommes de l’entourage de la reine ont consenti à sacrifier le culte d’Astarté à celui de Yahvé, tous, y compris Joram, le fils, prêt à faire de même pour sauver sa mère, avant d’être assassiné à son tour. Après avoir engagé, en vain, Jézabel à se réfugier chez Athalie, Ruah l’entraîne. Les deux femmes se cachent au temple saccagé de la déesse. C’est la première étape de l’exil : « Nous ne savons pas où aller. » (94) L’exil de Jézabel ne sera pas seulement celui que lui impose sa défaite en la condamnant à errer dans son pays perdu. C’est aussi celui de l’histoire et de la mémoire. Il appartiendra à Ruah, l’historiographe, de répondre à la question que pose Gaston Miron, citée en exergue : « Comment revient-on indemne de l’éternité ? »
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C’est à semblable question que tentent de répondre Dominic Champagne et Alexis Martin dans L’Odyssée d’après Homère [6], dont ils publient une version révisée, créée au Théâtre du Nouveau Monde à l’automne 2003 et diffusée à Radio-Canada le 7 décembre 2003. Le prologue s’ouvre ainsi sur un appel à la mémoire : « Muse, Muse, Ô Muse, fille de la mémoire […] sois ma voix pour […] conter l’histoire de l’homme/Qui erre aujourd’hui misérable […]. » (11) Si Ulysse doit errer à travers le monde, c’est qu’il lui faut expier le péché de guerre : « Heureux celui qui se penche sur la terre/Pour y tracer son sillon/Et malheur à qui vient détruire son patient ouvrage/En y apportant la guerre. » (42) Le travail d’écriture de Champagne et de Martin a ainsi pour objet de mettre en valeur non pas tant les aventures d’Ulysse que les conséquences de son geste, en plus de renouveler la signification actuelle de la célèbre épopée en la situant dans une réflexion plus large sur la guerre, l’exil et la mémoire. Le préambule nous entraîne dans une chambre d’hôtel miteuse d’une grande ville moderne. « Laërte est tantôt le narrateur, personnage actuel — représentation de ces apatrides, déportés, réfugiés qui peuplent les grandes métropoles du monde —, tantôt il incarne diverses figures paternelles qui accueillent ou confrontent Ulysse au cours de son voyage de retour. » (9) C’est donc la superposition de deux temps, celui de l’action et celui d’aujourd’hui, qui justifie la pertinence de cette adaptation théâtrale de l’oeuvre d’Homère.
La première scène se passe dans le palais d’Ulysse à Ithaque, où Pénélope doit se résoudre bientôt à désigner un nouveau roi pour remplacer son mari dont elle est sans nouvelles depuis vingt ans et où Télémaque, ayant atteint l’âge d’homme, doit partir à la recherche de son père. Ulysse est à ce moment-là prisonnier de Calypso, qui, à la demande d’Athéna, accepte finalement de le libérer. Ayant erré 17 jours et 17 nuits, dans le royaume de Poséidon, Ulysse accoste enfin chez Alkinoos, à qui il raconte son errance depuis la fin de la guerre de Troie, alors qu’il perd ses compagnons un à un et qu’il rencontre successivement le Cyclope, Éole, Circé, Anticlée, Tirésias, les Sirènes, Charybde et Scylla. Ce récit, qu’il livre à Alkinoos, agit comme une confession. Ulysse est devenu « un esprit desséché par le soleil/Tourmenté par les horreurs que mes yeux ont vues/Quand mon bras armé frappait le ventre des femmes. » (77) Il lui aura fallu admettre la souffrance des autres, souffrance dont il est le premier responsable, pour retrouver le rivage d’Ithaque.
La deuxième partie de la pièce explore les conditions du retour d’Ulysse sur son trône. Ayant rencontré son serviteur Eumée et ayant retrouvé Télémaque, il prépare sa rentrée au palais : « Et que personne ne sache que je suis revenu. » (116) Il se présente sous les apparences d’un gueux qui demande le gîte et le pain (« Je veux sonder la droiture de chacun » [120]), ce que les prétendants lui refusent un à un. Il retrouve ensuite Pénélope qui l’accueille et qui, après l’avoir reconnu, l’engage dans une épreuve : « Celui dont les bras seront assez puissants/Pour tendre l’arc d’Ulysse/Celui-là je le suivrai et abandonnerai ma maison. » (143) La victoire d’Ulysse révèle du même coup son identité, mais il doit encore assurer son pouvoir, hésitant pourtant à recourir à la violence. À Athéna, il répond ainsi : « Tu demandes la guerre/Mais qui retiendra mon bras ? […]/Tu me donnes la ruse et les armes, déesse/Quand me donneras-tu la paix ? » (146) Il va pourtant devoir s’y résoudre avant de retrouver son père. Laërte ne croit pas le retour possible. Il veut la paix. À Ulysse et à Télémaque, qui se préparent à une nouvelle guerre, il commande, impuissant, d’arrêter. Telle est la volonté des dieux que de nier la mémoire et, de ce fait, d’imposer une succession de guerres, tout aussi meurtrières les unes que les autres : « Le passé est un long cortège sanglant/Dont nous sommes les oriflammes/Incendies dérisoires dans la forêt du monde. » (166)
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Ces « incendies dérisoires dans la forêt du monde », que Laërte, figure de l’autorité paternelle, mais d’une autorité humaine, ne parvient pas à éteindre, devant la manipulation des dieux, servent également de motif à la plus récente pièce de Wajdi Mouawad, qui reprend le mot même — Incendies [7] —, en guise de titre. La pièce est divisée en quatre parties, intitulées respectivement, mais au singulier chaque fois, « Incendie de Nawal », « Incendie de l’enfance », « Incendie de Janaane » et « Incendie de Sirwane ». L’auteur la présente comme le second volet d’une tétralogie qui porte sur « la question de l’origine » (7), dont le premier volet, Littoral, remonte déjà à 1997. Une troisième pièce, encore sur la table d’écriture, s’intitulera vraisemblablement Ciel(s). Rien ne précise encore les circonstances ou le propos de la quatrième. Incendies a d’abord été créée en France à l’Hexagone Scène Nationale de Meylan, le 14 mars 2003, et au Québec, au Théâtre de Quat’Sous, pendant le Festival des Amériques, le 23 mai 2003, dans une mise en scène de l’auteur, avant d’être reprise en avril 2004.
Pièce sur la question de l’origine, Incendies l’est certainement puisqu’elle s’ouvre sur la lecture du testament de Nawal Marwan à ses enfants, des jumeaux. À Simon, elle lègue un cahier rouge ; à Jeanne, une veste bleue. On apprend également que, au cours de sa vie, « une promesse ne fut pas tenue » (14) et qu’il appartiendra aux enfants de la réaliser. À cette fin, Jeanne reçoit une lettre destinée à son père et Simon, une lettre destinée à son frère. Quand les lettres seront rendues à destination, les jumeaux recevront une autre lettre. « Le silence sera brisé/Et une pierre pourra alors être posée sur ma tombe/Et mon nom sur la pierre gravé au soleil. » (14) Furieux, Jeanne et Simon, qui viennent de se découvrir un père et un frère, sortent et laissent les enveloppes au notaire. Professeur de mathématiques, spécialiste de la théorie des graphes, Jeanne sera pourtant la première à céder : « Je croyais connaître ma place dans le polygone auquel j’appartiens. Je croyais être ce point qui ne voit que son frère Simon et sa mère Nawal. Aujourd’hui, j’apprends qu’il est possible que du point de vue que j’occupe, je puisse voir aussi mon père ; j’apprends aussi qu’il existe un autre membre à ce polygone, un autre frère […] Quelle est ma place dans le polygone ? Pour trouver, il me faut résoudre une conjoncture. » (21) Elle récupère alors la veste bleue et la lettre destinée au père avant d’entreprendre de remonter la vie de sa mère jusqu’à ses origines.
Or, Nawal avait passé les dix dernières années à assister à des « procès sans fin de tordus, de vicieux et d’assassins de tous genres » (17) et, depuis cinq ans (son testament date de cinq ans aussi), elle n’avait prononcé aucune parole. Murée dans un parfait silence, elle avait suscité l’intérêt d’un infirmier qui, cherchant lui aussi à en savoir plus long, avait enregistré sur bande 500 heures de ce silence. Jeanne va d’abord écouter ce silence : « C’est son silence à elle. Derrière ce silence, il y a des choses qui sont là mais qu’on entend pas. » (37) Les spectateurs entendront en même temps qu’elle ces silences qui prennent sens dans une série de scènes représentant, en flash-back, la vie antérieure de Nawal. Puis Jeanne va lentement remonter le temps, depuis une petite photographie, datée de 1978, où l’on voit un autobus brûlé portant l’inscription : Réfugiés de Kfar Rayat. Jeanne annonce son départ à Simon. Elle quitte « cette géométrie précise qui structurait [sa] vie » et se laisse entraîner « au coeur même du polygone » (49).
Au village d’Abdessamad, elle apprend la légende de Nawal et de Wahab, deux amants adolescents. À elle, on a enlevé son fils ; lui a été chassé du village. Ni l’un ni l’autre n’ont été revus. Mais Nawal a appris à lire, écrire, compter, parler et penser, première femme de son village à le faire, respectant par là la promesse faite à sa grand-mère, qui explique : « Nous, notre famille, les femmes de notre famille, sommes engluées dans la colère depuis si longtemps : j’étais en colère contre ma mère et ta mère est en colère contre moi tout comme tu es en colère contre ta mère. Toi aussi tu laisseras à ta fille la colère en héritage. Il faut casser le fil. Alors apprends […] Puis va-t’en. » (29) Pour apprendre, elle a dû quitter le village où elle n’est revenue que brièvement, graver le nom de sa grand-mère, en arabe, sur la pierre tombale avant de repartir à la recherche de son fils, qu’elle a juré de retrouver. À la prison de Kfar Rayat, devenue un musée, Jeanne découvre le secret de la veste bleue, qui avait appartenu à la détenue numéro 72, surnommée « la femme qui chante » : « Détenue pendant cinq ans. Quand les autres se faisaient torturer, elle chantait. » (56) Nawal avait alors renoncé à retrouver son fils, après vingt-cinq ans de vaines recherches, et elle avait pris sur elle de poursuivre le combat des réfugiés. L’assassinat du chef des miliciens est ce qui la conduit en prison où elle est, comme les autres femmes, violée à répétition. Jeanne apprend ainsi le secret de sa naissance et découvre le nom de son père, Abou Tarek, le chef de la prison.
Alerté, Simon ouvre le cahier rouge et découvre là le texte de la déposition de sa mère, alors âgée de soixante ans, devant les juges du procès que subit Abou Tarek pour crimes de guerre. À son tour, il entreprend sa quête avec l’aide du notaire qui, en compilant les registres, a lui aussi découvert le nom du fils perdu. Il s’adresse alors à un ancien chef de la résistance, espérant quelque information complémentaire. C’est là que Simon entend « la voix des siècles anciens » et découvre l’impensable, comme sa mère l’avait découvert avant lui, au cours du procès, reconnaissant, par un petit objet, que son fils avait été son tortionnaire. Mais le message de Nawal est d’abord un message de paix : si le père reste insensible à la lettre que lui remet Jeanne, le frère est remué par le secret de sa propre naissance, révélée par la lettre que lui transmet Simon : « Lorsqu’on vous demandera votre histoire,/Dites que votre histoire, son origine,/Remonte au jour où une jeune fille/Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère sur sa tombe./Là commence l’histoire. » (90) Là, dans cette promesse de rompre le fil de la colère, ce que les enfants, peut-être, réussiront à accomplir.
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Il n’y a ni dieu, ni colère dans Le vol des anges [8], de Luis Thenon, directeur de l’Atelier de recherche théâtrale (ART) à l’Université Laval. Mais il y a là guerre tout de même. Et s’il reste quelque chose de la tragédie, c’est dans le point de vue absurde qu’adopte l’auteur, qui place au centre de la scène le soldat, son insupportable solitude et son aveuglement absolu aux enjeux de la guerre : « Ils ont dit : Reste là ! », explique le Soldat pour expliquer sa présence.
Le livre s’ouvre sur une note de l’éditeur : « Le vol des anges n’est pas un texte dramatique dans le sens traditionnel du terme. » Il se rapproche plutôt du scénario cinématographique et se présente comme une série de « variations dramatiques » sur un thème unique. Ainsi, précise l’auteur dans une note liminaire, l’ordre des tableaux et le discours peuvent être modifiés selon les besoins de la représentation. La pièce est publiée en deux versions, la première en un acte et six tableaux, la seconde, plus complexe, en six variations, comme en autant d’actes distincts. L’une et l’autre versions sont conçues pour deux personnages et un seul acteur, le second rôle étant tenu par l’image holographique de l’Ange, rôle joué par le même acteur, mais projeté sur écran. Il s’agit donc d’un concept multi-médiatique, où la jonction entre le théâtre et le cinéma permet de créer deux univers parallèles, en relation l’un avec l’autre, mais sans effet l’un sur l’autre, puisque le personnage de l’un ne peut se transporter dans l’univers de l’autre. Ces deux univers permettent toutefois l’existence d’un dialogue entre le soldat et l’Ange, son double, dialogue qui donne vie à la scène et qui permet l’extériorisation d’une sorte de monologue intérieur.
La première version s’ouvre sur la solitude du Soldat, la nuit, dans les tranchées. « Ils ont dit : Reste là ! » « Pars », répond l’Ange, comme une voix dans la nuit. Est-elle réelle ou imaginaire ? S’agit-il d’une voix distincte ou de l’expression des doutes et des hésitations qu’éprouve le Soldat ? Rien n’est précisé à ce propos, car le Soldat n’est pas vraiment un personnage. Il reste anonyme, sans biographie ni histoire personnelle. Une lettre tombe du ciel, comme un objet sans destinataire. Le Soldat tombe à son tour. L’Ange tourne en rond. D’autres lettres tombent, objets absurdes, comme autant de marques qui rappellent l’existence d’un monde réel, au-delà du désert, d’un monde où la vie continue.
La deuxième version s’ouvre de la même manière, mais elle présente une structure plus complexe. Les six variations se distinguent non pas par leur propos, mais par l’objet qui signifie parfois le monde extérieur, parfois la réalité de la guerre elle-même. Le Soldat entend des voix ; il trouve une bottine ; une lettre tombe ; il entend l’avion de la poste ; il aperçoit une lumière, etc. Chaque variation s’achève de la même manière : on entend un coup de feu, le Soldat reste saisi un moment avant d’observer : « Non… Ce n’est pas celle-là. » (136, 153, 169, 187, 208, 222) À la sixième et dernière variation, le Soldat tombe tout de même. « L’angoisse de l’ange devient insupportable. » (222) Il ne peut plus chanter. Les bombardements sont plus lourds. L’Ange disparaît. Dans cette deuxième version, la relation entre le Soldat et l’Ange est plus complexe que dans la version en un acte. Elle est même parfois conflictuelle. En revanche, la variation accentue l’effet de hasard, une balle plutôt qu’une autre, qui mettra fin à la guerre du Soldat. Une telle vision de la guerre n’est pas sans rappeler le roman d’Erich-Maria Remarque, À l’Ouest, rien de nouveau, qui finit de la même manière. Et cette ressemblance n’est pas entièrement le fait du hasard, puisque Le vol des anges, de l’avis même de son auteur, représente « [u]ne dramaturgie imbriquée dans l’espace de l’expressionnisme où le personnage met en question la relation entre monologue et soliloque, entre la disparition progressive des règles relationnelles et la voix qui se consume elle-même » (101).
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Il n’est pas question de guerre dans la plus récente pièce de Michel Tremblay, Le passé antérieur [9], créée au Théâtre Jean-Duceppe le 19 février 2003 dans une mise en scène d’André Brassard, à qui d’ailleurs la pièce est dédiée, mais la tragédie y occupe un espace significatif. On se rappellera que sa dernière grande pièce, Encore une fois si vous le permettez, semblait mettre un terme au cycle des Chroniques du Plateau Mont-Royal, en disposant, avec hommage, du personnage de Nana, qui en avait représenté l’unité. De la même manière qu’il avait clos le cycle des Belles-Soeurs en écrivant L’impromptu d’Outremont, qui relève d’un genre autoréflexif, Tremblay avait fait suivre cette pièce d’un autre impromptu, L’état des lieux (devenu, dans sa version anglaise, Impromptu on Nun’s Island [10]). Or l’impromptu, s’il produit rarement une grande oeuvre, marque toujours une rupture significative dans l’écriture d’un auteur dramatique, comme s’il permettait de faire le point, de décrire, justement, l’état des lieux, en faisant place nette de ce qui précède pour mieux préparer ce qui suit. C’est ce qui paraît se produire cette fois encore.
Si le titre de la pièce a un sens, si le passé est antérieur, c’est qu’il renvoie à un temps qui précède celui des Chroniques du Plateau Mont-Royal. Ainsi, la scène se passe à Montréal dans les années 1930. Nous ne sommes plus dans l’après-guerre duplessiste, mais au coeur de la Crise économique. La pièce oppose d’abord Albertine et Madeleine, qui ont vingt ans. Albertine a entrepris de reconquérir son amoureux, Alex, qui l’a abandonnée quelques mois plus tôt, et qui, depuis, fréquente Madeleine. Albertine bout de rage ; elle a soif d’absolu et elle est prête à tout casser pour obliger le monde à changer. Madeleine comprend l’attitude de sa soeur, mais il n’est pas question pour elle de partager cette fois l’objet convoité. Alex est à elle et sa soeur devra venir le reprendre sans aide. Celui-ci n’est pas dupe. Il sait pourquoi il a rompu avec l’étouffante Albertine et il sait ce qu’il recherche chez la tranquille Madeleine. Auprès d’Albertine, il aura appris à se méfier de la passion.
Depuis plusieurs années, Michel Tremblay avait annoncé sa volonté de porter une attention plus grande au personnage d’Albertine, qu’il préfère entre tous. Il y parvient enfin, en remontant le temps et en replaçant, à côté d’Albertine, le personnage de sa mère, Victoire, qui observe avec quelque inquiétude la passion et la rage qui dévorent sa fille : elle voit bien qu’Albertine lui ressemble et qu’elle s’engage sur la voie qui l’a elle-même jadis conduite au malheur. Née d’un inceste, Albertine est destinée à expier toute sa vie le péché de sa mère, péché qui n’est pas discuté dans la pièce, mais qui nous est connu depuis les Chroniques. D’une certaine manière, l’on peut lire sa colère comme une forme de résistance au poids de l’inéluctable, comme la volonté de prendre sa vie en main et d’en infléchir le cours. C’est ainsi qu’Édouard, le jeune frère, exprime la fascination qu’il éprouve pour la manière dont sa soeur recrée sans cesse sa vie, comme s’il s’agissait d’une oeuvre d’imagination. Figure d’actrice, figure d’auteure qui récrit l’histoire, son histoire, à sa manière, Albertine apparaît enfin comme un personnage tragique, prêt à sacrifier son bonheur pour éprouver le sentiment d’exister et de vivre. Le passé antérieur n’est pas une grande oeuvre de Tremblay — trop d’explications contextuelles y entourent une bien mince action dramatique —, mais il vaut certainement la peine de signaler l’ouverture vers un nouveau cycle que cette pièce semble annoncer.
Parties annexes
Notes
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[1]
David Lescot, Dramaturgies de la guerre, Paris, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2001, p. 10.
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[2]
John Locke, Traité du gouvernement civil, traduit de l’anglais par David Mazel, introduction, bibliographie, chronologie et notes par Simone Goyard-Fabre, publié avec le concours du Centre national des lettres, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 156.
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[3]
David Lescot, op. cit., p. 228.
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[4]
Ibid.
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[5]
Denise Boucher, Jézabel, tragédie-gospel, musique de Gerry Boulet, Montréal, Les Herbes rouges, 2003, 95 p. Il existe de cette oeuvre une version enregistrée par Gerry Boulet avec la participation de Ginette Reno, Angèle Dubeau, et le People’s Gospel Choir, réalisation et arrangements par Dan Bigras, Montréal, Les Éditions de la Cyprine/Les éditions Boulet de Canon, 1994, GIT CD 1901.
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[6]
Dominic Champagne et Alexis Martin, L’Odyssée d’après Homère, 2e édition révisée, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2003, 166 p.
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[7]
Wajdi Mouawad, Incendies, Montréal, Leméac éditeur/Actes Sud, 2003, 93 p.
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[8]
Luis Thenon, Le vol des anges. Variations dramaturgiques, Montréal, Va bene, 2003, 225 p.
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[9]
Michel Tremblay, Le passé antérieur, Montréal, Leméac, coll. « Théâtre », 2003, 71 p.
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[10]
Voir mes chroniques précédentes, « Faire vivre l’espace », no 75, printemps 2000, p. 592-299 [Encore une fois si vous le permettez] et « Sur la route », no 82, automne 2002, p. 174-181 [L’état des lieux].