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Il y a longtemps que je n’avais lu un roman aussi enlevant que celui de David Homel, L’analyste [1]. Qu’y a-t-il dans ce texte qui emporte le lecteur et lui fasse croire sans la moindre hésitation à ce personnage de psychologue jeté en pleine guerre de Yougoslavie ? D’où vient ce sentiment d’avoir affaire à une écriture naturellement romanesque ? Pourquoi suis-je si attiré par à peu près tous les personnages secondaires, y compris un certain Radovan Karadzic que l’on voit ici sur le terrain, téléphone portable à la main, discutant d’un livre que le héros a tenu à lui envoyer en plein champ de bataille ? À ceux qui estiment que le roman est mort ou agonisant, ce roman, le cinquième de David Homel, apporte un agréable démenti.
Ce roman repose d’abord sur un travail sérieux, relevant à la fois de l’imagination romanesque et de l’enquête journalistique. Façon ancienne, si l’on veut, de recueillir de l’information sur les gens, les lieux, les habitudes de vie, comme Zola l’enseignait au dix-neuvième siècle. On trouve dans L’analyste mille et un détails qui ne s’inventent pas et qui exigent d’aller y voir de près. Qu’il existe un marché noir de la banane à Belgrade, par exemple. Ou, pourquoi pas, qu’il y a aussi un marché noir de la psychologie. C’est le point de départ du roman : « On pouvait bien, sous notre nez, et parfois même dans la rue, vendre des engins de guerre destinés à tuer et à mutiler, alors pourquoi n’y aurait-il pas eu une sorte de contre-marché spécialisé dans les techniques de guérison ? » (8) Peu importe qu’Aleksandar, le narrateur, ne soit pas un vrai diplômé en psychologie ; l’essentiel, c’est qu’il sache écouter, qu’il soit bon marché et, plus encore, qu’il ne se formalise pas des mensonges que chaque client s’invente. L’art d’accepter le mensonge, se vante-t-il, c’est la clef de son approche.
Ailleurs qu’en Yougoslavie, sa désinvolture passerait pour criminelle ou suicidaire ; à Belgrade, il ressemble un peu à tout le monde. Il fume et boit sans arrêt, il mange du poisson contaminé et il lui arrive même d’acheter des bananes au marché noir. À quoi bon résister ? Voilà une bonne définition du héros romanesque contemporain : non pas, comme on a pu le croire dans la foulée du romantisme, un personnage volontaire, différent des autres, ni même un personnage qui rêve d’être unique et de révéler au monde sa nature profonde, mais un être au contraire pour qui la guerre devient une sorte de cadre familier, presque naturel. Comme tous ceux qui se retrouvent dans sa situation, il s’y fait. Dostoïevski lui fournit sa devise : « L’homme est un animal qui s’habitue à tout. » (295)
Aleksandar est réquisitionné un jour par l’État pour s’occuper d’un tout nouveau Centre de détresse destiné à apporter une aide psychologique aux soldats serbes. C’est là qu’il rencontre Tania, qui devient aussitôt sa maîtresse. Elle est médecin légiste et porte en permanence une veste pare-balles, même quand elle couche la première fois avec Aleksandar. Elle fait partie de la « Brigade des ossements » chargée de modifier l’identité des morts afin de faire croire qu’il s’agit de Serbes. Aleksandar, fasciné par son histoire, rentre chez lui où se trouvent sa femme et son fils, puis se jette sur sa machine à écrire. Il envoie son tapuscrit à un éditeur indépendant qui accepte aussitôt de le publier. Le livre est toutefois frappé d’interdit dès sa sortie et acquiert par là un poids de vérité qu’il ne semblait pas avoir au départ.
L’analyste n’est pourtant pas un roman sur le roman, loin de là. Le livre d’Aleksandar est un élément amené par l’intrigue elle-même et totalement intégré à la lente dérive du personnage. Aleksandar devient écrivain malgré lui, parce qu’on le prive peu à peu de tout ce qui lui permet d’être un individu, et parce qu’il ne lui reste bientôt plus aucun rapport authentique avec les autres hommes, sinon celui qu’il a créé par son livre. Même Tania, dont il raconte l’histoire de cas, se révèle à la fin une autre personne, capable de pratiquer le trafic d’organes sous couvert de médecine légale. Quant à sa famille, il y a longtemps que sa femme et lui ne s’aiment plus et que son fils, atteint d’une maladie grave, n’attend plus rien de lui. On ne sait pas trop qui trahit qui, dans ce monde livré au cynisme et à la lucidité des désespérés. Tous les statuts sociaux que s’est donnés le héros se révèlent illusoires : il n’existe ni comme mari, ni comme père, ni comme amant, ni finalement comme psychologue. Reste l’écrivain. Ou plutôt, reste l’être humain qui se tient à deux doigts de l’anéantissement, ni innocent ni coupable, ni suicidaire ni héroïque.
Autre qualité remarquable de ce roman : il se donne de l’espace, de la surface, sans pour autant être superficiel. Il se permet même des digressions, voire des longueurs, comme n’importe quel grand écrivain le fait sans vergogne (voyez Balzac…). Homel fait confiance au roman, il joue le jeu du début à la fin et prend toujours au sérieux les drames et les trahisons de ses personnages. Il n’y a pas chez lui la moindre trace de mépris pour ceux-ci et aucun ne jouit d’un statut privilégié. Comme chez Dostoïevski, auquel d’ailleurs ce roman fait beaucoup penser, les voix paraissent d’égale valeur, toutes sont portées par une vision authentique et douées d’une intelligence au moins comparable à celle du narrateur psychologue. L’analyste n’est pas un roman léché, ni même particulièrement bien écrit : les phrases sont courtes, sans fioritures, aussi efficaces que celles d’un Simenon. Pas la moindre tentation poétique ici. Il y a au contraire une simplicité presque journalistique de l’écriture — que les traducteurs n’ont heureusement pas cherché à embellir. Nous sommes à la surface des choses, mais attention : en certains endroits où la barbarie et la civilisation se distinguent mal, comme c’est le cas de Belgrade livrée à la guerre civile, la surface et l’abîme ne sont pas loin d’être synonymes.
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Peu d’écrivains au Québec incarnent mieux que Ying Chen ce qu’on appelle la nouvelle subjectivité, ou en tout cas une certaine forme contemporaine d’écriture intérieure. Ses romans sont des récits brefs construits autour d’une ou deux figures, tantôt la fille et la mère, tantôt la femme et le mari. De livre en livre, la voix intérieure paraît de plus en plus dégagée du poids de la réalité, de plus en plus hantée par des souvenirs, des songes et une autre voix, venue d’on ne sait où. Dans son sixième roman au titre alléchant, Querelle d’un squelette avec son double [2], le corps même est transcendé, comme si l’âme n’avait plus de forme précise et parlait non pas d’outre-tombe, mais d’un outre-monde encore plus lointain. Elles sont deux. Leurs voix se font entendre alternativement en un combat étrange. Le squelette d’abord, à moitié enterré sous les décombres après un tremblement de terre ; puis la femme de A., qui s’apprête à recevoir les invités de son mari. On a déjà rencontré ce personnage de A. dans les romans précédents de Ying Chen : c’est le bourgeois raisonnable et fort de sa réussite sociale. La femme, elle, semble venir d’ailleurs, presque étrangère à sa propre vie. Dans ce roman, c’est à peine si elle parvient à tenir son rôle de ménagère, ou simplement de vivante. Elle n’est plus que le double de son squelette. Ou encore un personnage de fiction, comme l’est par définition tout bon double. « Tâche d’être vraisemblable » (57), lui dit son mari en l’encourageant à se rendre chez le coiffeur. Quoi qu’elle fasse, elle a du mal à croire en elle, en son personnage. Elle n’a rien de bien original à offrir, du reste. Même comme personnage de roman, elle ressemble à une copie. Son histoire ne lui appartient pas en propre, elle se doit tout entière à son mari et aux amis de ce dernier, attendus le soir même pour une réception qu’elle est justement en train de préparer, à l’image d’une certaine Mrs Dalloway de Virginia Woolf.
L’intimisme de Ying Chen a pris, dans ses derniers romans, une coloration symbolique davantage spirituelle. La construction devient plus sophistiquée, plus visible aussi. On sent davantage l’intention du texte, qui procède non pas de la vérité singulière des personnages, mais d’une certaine attraction pour des idées, ou pour la beauté un peu abstraite des symboles que ses personnages incarnent. Quoi de plus troublant qu’un squelette passant du placard à l’avant-scène, un squelette auquel on donne non seulement la parole, mais le premier rôle ? Il jouit par surcroît d’une évidente supériorité morale par rapport à son double. Le squelette reproche à son double de l’éviter et de s’interdire ainsi de vivre. « Donc, lui dit-elle, vous n’avez pas faim. Je comprends pourquoi vous dites que vous n’avez jamais vécu. Vous n’avez sans doute ni froid ni chaud non plus ? Vous êtes sans joie et sans peine ? Rien de pathétique, n’est-ce pas ? » (130) Le squelette, lui, apparaît bien vivant, affamé malgré l’absence d’estomac. Il a toutefois besoin de son double pour le sortir de l’ombre, comme le yin a besoin du yang, le dehors du dedans. Les deux personnages s’appellent et se répondent l’un l’autre, symboles d’une déchirure dont ils ne se sont jamais remis.
Querelle d’un squelette avec son double est un petit livre curieux avec sa structure alternée qui nous fait passer d’un personnage à l’autre. Les deux figures ne bougent pas, figées dans leur position respective. Où sommes-nous au juste ? Peu importe. On comprend que la terre tremble et qu’elle asphyxie peu à peu le squelette enfoui sous les décombres, frappé d’immobilité comme tant d’autres personnages de Ying Chen. Seules les voix fendent l’air et traversent les murs. Le corps, lui, est impuissant à se mouvoir pour aller ailleurs, pour rejoindre cet autre ou ce double dont il perçoit le murmure insistant.
À l’inverse du roman de David Homel qui se nourrit de la riche surface des choses, celui de Ying Chen plonge dans l’obscurité du sens. Le temps semble vertical, comme s’il avait cessé de compter. Tout se superpose dans un espace indéfini et soumis à l’interprétation du lecteur. En voici une qui n’est probablement pas la seule. Querelle d’un squelette avec son double serait une sorte d’allégorie de l’être contemporain partagé entre deux expériences contradictoires du monde : d’un côté, la réalité trop réelle de la femme de A, de l’autre le désir de vivre du squelette. Hyperréalisme chez l’une, hypersymbolisme chez l’autre. Celle-ci compense pour celle-là, d’où leur nécessaire et impossible réconciliation. Coupées l’une de l’autre, elles n’existent pas. Avec une sensibilité qui est tout autant poétique que romanesque, Ying Chen cherche ainsi à donner une forme concrète à cette idée qui fait aujourd’hui consensus et selon laquelle l’individu n’est jamais qu’un être hybride, métissé, pluriel. Sa propre expérience d’immigrante passée de l’Orient à l’Occident y est évidemment pour quelque chose. Mais l’être qui se dessine dans son texte n’est pas seulement l’être migrant : on se reconnaît tous à quelque degré dans cet individu déconstruit, dédoublé, pris malgré lui dans un jeu de miroirs où la fragile construction d’une identité, comme une énigme adressée au lecteur, constitue l’enjeu véritable de l’écriture.
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Un personnage de Gilles Archambault, ça ressemble toujours un peu à ceci : s’il est marié, alors il n’est ni très mauvais ni très bon mari ; s’il a des enfants, c’est forcément un père médiocre ; s’il a une maîtresse, un amant moyen ; s’il travaille, un flanc mou ; s’il écrit, un raté. Mais dans tous les cas, ce champion de la grisaille (le plus souvent un homme âgé d’environ cinquante ans) ne s’en laisse pas conter. Cette épave connaît sa valeur réelle, de même que celle des autres. Car ceux et celles qu’il fréquente sont en général pires que lui, l’aveuglement en prime. Ne lui parlez pas d’ambition, de santé, de sérénité : il va se mettre à sourire, peut-être à ricaner. Les personnages qui paraissent heureux ou qui, comble de l’horreur, le sont réellement, sont exclus d’office de l’univers de Gilles Archambault. Ce n’est pas seulement parce que les gens heureux n’ont pas d’histoire. C’est plutôt parce que leur vide a quelque chose de faux qui ne se prête pas à la fiction. Il n’y a rien à faire avec eux : ils ont leur destin bien en mains et ne se laisseront jamais dériver vers les zones interdites d’où on ne revient pas toujours. Gilles Archambault se tourne donc vers les seuls êtres qui consentent à se perdre, à s’égarer hors d’eux-mêmes. Encore faut-il s’entendre : pas question de grands égarés, de héros capables de faire la guerre ou la révolution, c’est-à-dire de se perdre au nom d’une noble cause. Le temps, la vie a raison d’eux sans qu’ils y puissent rien. Ce sont des ratés ordinaires.
« Je te rappelle », « Écris-moi, je t’en prie », « La main tendue » : ce sont quelques titres pris au hasard dans le dernier recueil de Gilles Archambault, De si douces dérives [3]. Ils disent tous à peu près la même chose, à savoir la promesse ou la demande d’un lien, d’une présence qui permettrait de rompre la solitude de l’être. Généralement, ce n’est pas le personnage principal qui exprime ce besoin, mais plutôt une ancienne connaissance, un ami, une ex, une figure surgie du passé. Lui-même n’espère plus rien de ces rencontres, de ces retrouvailles. Il y consent parfois, mais sans y croire. Il préfère se tenir loin des gens, quitte à vivre seul, ce qui est presque toujours le cas. Un des personnages de la dernière nouvelle affirme ne croire « qu’au passager, qu’à l’éphémère » (166). La brièveté de la nouvelle se prête justement bien à l’évocation de ces moments où deux êtres se croisent puis se perdent de vue. Mais tout cela serait trop simple si le passager et l’éphémère n’étaient pas aussi suspects que l’éternité dans l’univers de Gilles Archambault. Le temps qui compte, c’est celui de la lente dérive. D’où l’importance de la vieillesse dans ses nouvelles, car seuls les personnages mûrs sont aptes à saisir les choses dans leur durée concrète.
Parmi les nombreux personnages de vieux rencontrés dans ces nouvelles, il y a un libraire pédéraste, gidien et grand lecteur de Bossuet. Lui, son idée est faite : « trouve-toi un monde et ne le quitte jamais. C’est ainsi qu’on parvient à être écrivain. » (143) Ainsi fait Gilles Archambault, de livre en livre. Il continue de parler du monde des médiocres, des éternels seconds, des mous, des hommes (et de rares femmes) passables. C’est l’un de ses adjectifs préférés. Il résume à lui seul le monde que l’on rencontre dans ses nouvelles, ses chroniques et ses romans. Fidèle à la leçon de son libraire, il a trouvé son monde et ne l’a jamais quitté. En quoi Gilles Archambault est, lui, à l’inverse de ses personnages, un véritable écrivain.
Parties annexes
Notes
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[1]
David Homel, L’analyste, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2003, 391 p. À noter que la traduction française paraît avant la version originale.
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[2]
Ying Chen, Querelle d’un squelette avec son double, Montréal, Boréal, 2003, 162 p.
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[3]
Gilles Archambault, De si douces dérives, Montréal, Boréal, 2003, 167 p. Ce titre n’est pas sans rappeler celui d’un livre de Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce, Montréal, Lanctôt, 1994.