CHRONIQUES : Roman

Il a plu hier[Notice]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université McGill

Parmi les commentaires souvent entendus à propos du roman québécois, celui qui déplore son misérabilisme tient presque du cliché. Pourquoi n’a-t-on pas ici aussi un roman joyeux, débridé, porté par une imagination aussi vaste et féconde que chez les romanciers du reste de l’Amérique (de Gabriel García Marquez à Carlos Fuentes en passant par Philip Roth) ? Pourquoi notre solitude n’a-t-elle pas cent ans comme ailleurs ? À ceux qui posent de telles questions, les romans abordés dans cette chronique ne plairont pas. La réalité y est souvent grise, pauvre et triste. J’oserais même dire que c’est l’une de leurs principales forces. Le roman de Michael Delisle, Dée , est un chef-d’oeuvre de pauvreté humaine. Les lieux sont kitsch, les personnages vides, les sentiments sombres, les langages minimaux, à la limite du silence. Ce court et impitoyable roman est l’un des romans québécois les plus réussis et les plus dérangeants de ces dernières années. Nous sommes en périphérie de Montréal dans les années 1950, au moment où la campagne s’urbanise et se transforme en une banlieue à l’américaine. Dée est le diminutif d’Audrey Provost, fille d’un éleveur de porcs qui doit abandonner sa ferme en raison du nouveau zonage. Chaque vendredi, le docteur (appelé Doc) amène Dée, encore enfant, chez des amis, lui fait boire un sédatif et la prend sans qu’elle s’en aperçoive. Autour de la maison paternelle, le terrain est en boue, les odeurs de purin flottent, les chiens errants circulent. Tout cela se modernise bientôt : « On est devenus une rue », lance fièrement Dée. À seize ans, la voici enceinte. Le géniteur, appelé Sarto, est forcé de l’épouser. Il l’installe dans un motel du boulevard Taschereau en attendant que leur bungalow soit construit. Il devient camionneur et se livre à la contrebande d’objets divers avec son ami Beaulieu. Quand Dée aménage dans la jolie maison du domaine Chantilly, seule avec son enfant, elle trompe son mari avec le livreur de journaux. Au xixe siècle, elle aurait fini comme madame Bovary ou Gervaise ; en plein xxe siècle et au coeur de l’Amérique, elle ne finit pas. Un médecin (un autre) lui prescrit des pilules qui la maintiennent en vie, dans une sorte de léthargie perpétuelle. Aucun des personnages de Dée n’est franchement aimable. Les parents de Dée, son frère, sa tante, Doc, Sarto, Beaulieu et même le camelot à qui Dée se donne à la fin du roman, tous sont également égoïstes et bestiaux. Dans ce monde déshumanisé, Dée est la victime idéale. Elle ressemble à la Scouine d’Albert Laberge, qui a donné son nom au premier roman québécois naturaliste au début du xxe siècle . Comme la Scouine, Dée est à la fois pitoyable et repoussante de vulgarité, particulièrement lorsqu’elle demande à son voisin de lui montrer son dentier, tout heureuse de partager avec lui son intimité. Par la suite, elle se contente de rester chez elle, à lire des magazines et à regarder la télévision. Peu à peu, on ressent pour elle le même dégoût que pour les autres personnages du roman. Sa famille a disparu, son mari n’est jamais là ; restent le chien Puppy, puis l’enfant pour qui elle n’éprouve aucune affection maternelle et qui ne semble pas avoir de prénom. La vaisselle s’accumule, la maison ressemble à la « dompe » près de laquelle Dée a grandi, les mauvaises herbes sont si hautes que le voisin vient se plaindre, mais Dée ne veut que dormir, abrutie par ses pilules. Roman réaliste, hyperréaliste, Dée n’offre aucune forme d’espoir. C’est la vie elle-même qui est atteinte, vidée de sens, …

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