Chroniques : Roman

Vitalités romanesques ou les traditions réinventées[Notice]

  • Frances Fortier

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  • Frances Fortier
    Université du Québec à Rimouski

Souvent menacé de suffocation sous les assauts du narcissisme ambiant, parfois croulant sous des dispositifs formels qui confinent à la préciosité, parfois, au contraire, englué dans un quotidien affadi, le roman contemporain ne rend pas les armes pour autant. La fiction narrative, qui vient de renouer avec ce qu’elle avait un temps répudié, à savoir la narration d’une histoire, se réinvente de multiples manières. Trois romans récents, publiés chez Boréal en 2002, en témoignent chacun à sa manière, permettant ainsi une excursion au coeur du divers : tous trois racontent des histoires, plusieurs histoires même, des histoires ciselées au plus près et qui affichent sans complexe ni fausse pruderie leur rapport à la littérature. Le premier relève d’une littérature conçue comme un hommage à l’imaginaire ; le second est littéralement un roman de la parole, sur fond de contraintes d’écriture ; le troisième, enfin, se réclame du réel, et réinvente le roman de moeurs en lui donnant l’allure d’une fresque murale plaquée sur le visage de la ville. L’intérêt du roman, on s’en doute, ne réside pas dans cette ultime révélation, en quelque sorte décevante au plan diégétique. Toutes ces histoires parallèles — celle de Peggy Sue Ohara, celle de Leopold O’Donahue, le Philosophe des Sables du silence, celle de William Cagliari, sorte de Cagliostro maître d’oeuvre de l’histoire, celle de Marie Piquefort, « décédée aux mains de Fu-Man-Chou lors de son dernier film » mais qui ressuscite, celle du réalisateur D. W. Griffith — prennent sens à la lumière de cette révélation, apparaissant comme autant de « morceaux » hétéroclites venus d’ailleurs mais qui, à l’image de Xavier X. Mortanse, créent littéralement Music-Hall ! La construction romanesque mime l’histoire, multipliant les mises en abyme et les réduplications, en une sorte de calque du monstrueux Xavier, comme le laissait déjà entrevoir ce numéro de music-hall du « mandarin rafistolé » qui l’a tant effrayé, où un Enchanteur ressuscite un jeune Mandarin « en lui greffant un corps de tigre, deux pattes de chien en guise de jambes, des ailes de pélican, une queue de rat ». Les reflets se multiplient au gré des tribulations de la vie de Xavier, qui correspondent par exemple aux titres de certains films de la réelle Mary Pickford réalisés par le non moins réel D. W. Griffith, Willful Peggy, Fauchon The Cricket et Coquette, la « coquette » dont il mourra d’ailleurs. De telle sorte que le roman apparaît, à la relecture, écrit dans la « langue stratakorek », la langue secrète des compagnons démolisseurs. Le foisonnement de péripéties, des numéros abracadabrants de l’autruche Écharlote aux apparitions de la petite Ariane, qui créait le pittoresque du roman, accuse à rebours une toute autre visée : ce bricolage formel de séquences hybrides non seulement mime l’histoire, mais on pourrait affirmer qu’il la mine. L’Ordre américain de la Démolition, employeur de Xavier et qui déblaie l’espace pour construire le « tube », prend ici tout son sens allégorique : le récit démolit littéralement l’histoire, comme l’autruche avale les cadrans-réveil : Truffé de tels spectacles hallucinants, le monde qui se déploie sous le regard ahuri de Xavier ressemble à s’y méprendre à celui du lecteur contemporain, constamment bombardé d’images hétéroclites qu’il ne sait trop comment décoder. Si l’art populaire du music-hall informe l’écriture de Soucy, il faut plutôt chercher du côté de la littérature oulipienne le moteur du dernier roman de Jean-François Chassay, L’angle mort. Virtuose de la contrainte, Chassay multiplie ici les clins d’oeil, à commencer par les titres des six parties du roman, empruntés aux Leçons américaines d’Italo Calvino, précision donnée en notice …

Parties annexes