Chroniques : Roman

Sortir de la littérature[Notice]

  • Michel Biron

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  • Michel Biron
    Université du Québec à Montréal

Louis Gauthier, Monique Proulx, Gérard Bouchard : trois romanciers, trois genres différents. L’un écrit un petit roman tourné vers l’intériorité du narrateur, l’autre raconte une fable sur le monde actuel, le troisième reconstitue le Québec de 1900 à partir d’une famille du Lac Saint-Jean. Roman d’une nouvelle subjectivité, roman ultracontemporain, roman historique : ce sont là, à bien y penser, trois orientations majeures du roman québécois actuel, si tant est qu’une classification comme celle-ci ait quelque sens aujourd’hui. Il y a un monde entre les calembours en tous genres des premiers romans de Louis Gauthier (depuis Anna en 1967) et la phrase simple de Voyage au Portugal avec un Allemand. Voici le début : On imagine difficilement un style plus descriptif, et pourtant, le ton est donné. Le coup d’oeil, malgré la banalité apparente, est on ne peut plus personnel : c’est un homme impatient qui regarde. Devant lui, le monde bouge trop lentement et il est terriblement vide. Il y a des terrains de jeu, mais « personne ne joue ». Lancé dans un voyage qui devrait éventuellement le conduire jusqu’en Inde, le narrateur se retrouve au Portugal. C’est à Lisbonne, dans un monde de transition où il ne connaît personne, que ce narrateur choisit de s’arrêter. Il finira bien par se passer quelque chose, se dit-il, comme s’il espérait que les hasards du voyage l’arrachent tôt ou tard à sa solitude, à sa peine d’amour, à sa peur de mourir. Comme on le devine par le titre, il rencontre à Lisbonne un Allemand, Monsieur Frantz, qu’il prend d’abord pour un prêtre. Son compagnon de route et de chambre est en fait un peintre, ou plutôt un ancien peintre. À présent, il n’a d’autre ambition que celle de s’installer quelque part au Portugal (il voudrait bien être cireur de soulier ou balayeur de rue). Philosophe du dimanche, il a l’air cruellement serein à côté du narrateur. Il parle de la mort, de la ville, des gens, puis termine ses phrases par une formule enfantine : « et pa pi pa po ». Une sorte d’et caetera pour dire qu’ainsi va le monde. La magie des mots a toutefois ses limites, constate le narrateur devant son petit carnet noir. Écrire quoi ? « Le paysage n’a plus d’importance, le monde extérieur n’a plus d’importance, seule me préoccupe l’observation attentive du cratère qui s’ouvre en moi et dont la vue m’hypnotise. » (p. 49) Son moi est un immense trou qui lui donne le vertige : un néant, une Chose qui s’agrandit, se creuse et le laisse totalement angoissé, sans la moindre résistance. Il ne s’apitoie pas sur son sort, il n’écrit pas un récit sur soi, il n’attend rien des mots. Il avance dans la noirceur de cette effroyable solitude comme s’il allait disparaître bientôt. Pourquoi écrire ? Les mots n’ont pas de poids face à la Chose, pas plus qu’Angèle, celle qui l’a abandonné et à qui il adresse des lettres qu’il n’enverra pas. Reste la marche, l’engourdissement du corps, une sorte d’abandon lucide à travers la douleur. C’est très précisément ce que parvient à raconter Louis Gauthier dans ce livre qui, à l’inverse de tant de romans contemporains « surécrits », ne dit pas un mot de trop. Leçon d’un écrivain qui sait de quoi il parle : « pour faire de la bonne littérature, il faut commencer par sortir de la littérature » (p. 113). Louis Gauthier n’est pas le seul écrivain à parler ainsi. On rencontre une idée similaire (bien qu’exprimée différemment) dans un des plus beaux livres parus récemment au Québec, Le sourire …

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