Corps de l’article

Introduction

Les invasions biologiques constituent aujourd’hui une menace majeure pour la biodiversité insulaire mondiale, notamment dans les écosystèmes ultra‑marins français, particulièrement fragiles (Soubeyran, 2008 ; Atlan et Darrot, 2012). Selon les définitions de l’Union internationale pour la conservation de la nature, du Programme mondial sur les espèces exotiques envahissantes et de la Convention sur la Diversité biologique, « une espèce exotique envahissante est une espèce exotique (allochtone, non indigène) dont l’introduction par l’homme (volontaire ou fortuite), l’implantation et la propagation menacent les écosystèmes, les habitats ou les espèces indigènes avec des conséquences écologiques et/ou économiques et/ou sanitaires négatives » (Soubeyran, 2008, p. 13).

La Polynésie française est une Collectivité française d’outre-mer[1], qui compte 118 îles (34 îles hautes d’origine volcanique et 84 îles basses d’origine corallienne) réparties sur 5 archipels (Australes, Gambier, Marquises, Société et Tuamotu). Même si elle dispose d’une importante réglementation pour prévenir l’introduction de nouvelles espèces, elle est très concernée par cette problématique des espèces invasives, car les enjeux de conservation autour de l’endémisme y sont très élevés (Groupement Espèces Envahissantes, 2013, 2014). En outre, c’est la collectivité ultramarine qui recense le plus grand nombre d’espèces végétales menacées ou éteintes (Soubeyran, 2008). Ainsi, 52 espèces exotiques envahissantes sont aujourd’hui inscrites dans le Code de l'environnement comme « menaçant la biodiversité de Polynésie française », dont 39 espèces végétales. C’est notamment le cas du tulipier du Gabon, Spathodea campanulata, ou « pisse pisse »[2] en langue vernaculaire, qui fait partie des 100 espèces invasives les plus néfastes au niveau mondial (Lowe et al., 2000). Le tulipier du Gabon (ci‑après désigné comme « tulipier ») est un arbre originaire d’Afrique centrale, appartenant à la famille des Bignoniacées (Francis, 1990). Introduit sur l’île de Tahiti en 1932 à des fins ornementale[3] et d’ombrage (Guérin, 1990 ; Fourdrigniez et Meyer, 2008), il est déclaré officiellement « menace pour la biodiversité en Polynésie française » par l’arrêté n°244CM du 12 février 1998, qui interdit notamment de planter et/ou de déplacer de jeunes plants vers de nouveaux sites géographiques en Polynésie française (Fourdrigniez et Meyer, 2008). Sur Tahiti, il a fortement colonisé les vallées et les forêts de moyenne altitude (photographie 3 ; Larrue, 2008). In situ, il génère une importante pluie de graines (Larrue et al., 2020) et possède aussi des capacités de dispersion anémochore importantes, ses graines ailées pouvant atteindre des distances supérieures à 1000 kilomètres (Larrue et al., 2023). Il est capable de coloniser différents types de milieux (perturbés ou non) à travers le caractère relativement sciaphile des plantules (Larrue et al., 2014). Sa tolérance aux basses températures et aux fortes pentes (Larrue et al., 2016) et sa capacité à drageonner le rendent difficile à éliminer. Utilisant des mesures de fluorescence et des données climatiques, Larrue et al. (2016) ont montré qu’une extension des peuplements de tulipiers était en particulier attendue sur la côte est de Tahiti, aussi bien sur la plaine littorale qu’à de plus hautes altitudes.

Dans l’archipel de la Société, le tulipier constitue une menace importante pour les espèces endémiques situées essentiellement en altitude (Meyer, 2010) et contribue à l’uniformisation générale des paysages. En raison de sa capacité d’envahissement, de son important réseau racinaire et de sa faible résistance au vent, faisant qu’il casse facilement, il est également à l’origine de problèmes pour les aménagements humains (canalisations, voirie, habitations, et cetera). Afin de limiter son extension, des actions de coupe et d’arrachage sont organisées dans le cadre de campagnes générales de gestion des espèces invasives : sur l’île de Tahiti des opérations ponctuelles ont par exemple été menées entre 2000 et 2008 sur le plateau Tamanu et sur le site du marae Arahurahu ou sont en cours dans les vallées de Papehue à Paea[4] et de Mo’aroa à Mataiea[5]. Mais ces actions curatives sont complexes et présentent des limites, car le tulipier a une forte capacité de régénération (rejetant des souches et émettant des drageons, ce qui rend souvent nécessaire l’utilisation d’herbicide). Il est donc plus réaliste de favoriser les mesures préventives afin de limiter la propagation intra et inter‑îles du tulipier en interdisant de planter et/ou de déplacer de jeunes plants (confer arrêté du 12 février 1998 cité plus haut).

Si les invasions biologiques représentent une des causes essentielles d’appauvrissement de la biodiversité mondiale, elles peuvent également avoir des conséquences économiques[6] et sociales très importantes et sont donc devenues un enjeu majeur des politiques environnementales, notamment dans l’Outre-mer français (Soubeyran, 2010 ; Essayan et Perrot, 2021). De nombreuses études ont montré que les populations locales jouent un rôle important dans la gestion des espèces exotiques envahissantes en termes aussi bien d’alerte que de succès des campagnes d’éradication (confer revue de littérature dans Fraser, 2006 ; Fischer et van der Wal, 2007 ; Garcia‑Llorente et al., 2008 ; Kapitza, et al., 2019 ; Schackleton et al., 2019). Elles insistent ainsi sur l’importance de l’acceptation sociale des politiques de conservation, tout en relevant le fréquent décalage entre les représentations des scientifiques, des décisionnaires et des « simples habitants », qui peut être à l’origine de conflits (Javelle et al., 2010 ; Selge, et al., 2011 ; van der Wahl et al., 2015 ; Humair et al., 2014 ; Estévez et al., 2014 ; Kapitza et al., 2019). C’est que, comme le soulignent Estevez et al. (2014, p. 20), les « termes indigène, exotique et envahissant appliqués aux espèces biologiques sont en partie des constructions sociales de la façon dont nous comprenons la nature, éclairées par des données scientifiques et des normes culturelles »[7] et sont donc sujets à différentes interprétations.

Une meilleure compréhension de la perception et du jugement des populations à l’égard des espèces exotiques envahissantes peut donc contribuer à cerner les facteurs de blocage et aider à mieux cibler les actions de sensibilisation nécessaires à la mise en place de stratégies de gestion plus efficaces (Jordan et al., 2011 ; Verbrugge et al., 2013 ; van der Wahl et al., 2015 ; Rodríguez‑Rey et al., 2021 ; Kaine et Wright, 2022). Le contenu de ces représentations sociétales est cependant complexe et dépend de nombreuses variables, entre autres susceptibles d’être influencées par les caractéristiques des individus (Bremner et Park, 2007 ; Garcia‑Llorente et al., 2008 ; Verbrugge et al., 2013 ; Estévez et al., 2014), de l’espèce elle‑même (Lorimer, 2007 ; Jaric et al., 2020), mais aussi le contexte socioculturel et les campagnes d’information déjà menées (Fraser, 2006 ; Fischer et van der Wal, 2007 ; Jordan, 2011 ; Melero, 2017 ; Kapitza et al., 2019 ; Schackleton et al., 2019).

Bien que l’attention portée à cet aspect social dans la gestion des espèces envahissantes se soit sensiblement accrue ces deux dernières décennies (McNeely, 2001, Fraser, 2006 ; Kapitza et al., 2019 ; Shackleton et al., 2019), comme le soulignent Kapitza et al. (2019) les travaux sur la perception sociale des espèces invasives restent fortement dominés par des approches quantitatives qui ne sont pas suffisantes pour saisir les représentations sociétales dans toute leur complexité et notamment tenir compte des particularités du contexte socioculturel. Par ailleurs, une grande partie de ces travaux concerne l’Amérique du Nord et l’Europe. Cette dimension socioculturelle de la gestion des espèces invasives reste ainsi encore assez peu abordée dans le cadre des territoires ultra‑marins français (Soubeyran, 2008 ; Atlan et Darrot, 2012) et une majorité de travaux portent sur les îles de l’océan Indien (Vandamme, 2001, Mayotte ; Pagezy et al., 2003, Mayotte et La Réunion ; Larrue, 2007, 2008, Polynésie française ; Thiann-Bo Morel et Duret, 2011, Thiann-Bo Morel, 2012, Udo et al., 2016, 2018, La Réunion ; Cybèle, 2018, archipel des Mascareignes ; Atlan et van Tilbeurgh, 2019, iles Kerguelen dans les Terres australes et antarctiques françaises). Cette thématique a néanmoins fait l’objet de deux études récentes en Polynésie française (Meyer et al., 2021 ; Meyer et Fourdrigniez, 2019).

Dans le cadre du projet CADISPAT (Capacité de DIspersion de SPAThodea, PEPS Écologie des Mobilités, INEE-CNRS, 2019‑2020) consacré à l’étude de la dispersion du tulipier dans l’archipel de la Société en Polynésie française, nous avons donc souhaité réaliser une enquête par questionnaire sur les îles de Tahiti et Moorea. Son objectif était de recueillir des informations sur le niveau de connaissance et les représentations sociétales des habitants concernant cette espèce invasive (importance et rôle de l’espèce pour la population, effets bénéfiques ou nuisances auxquels elle est associée), ces représentations pouvant potentiellement constituer des freins à son éradication. Cette enquête a aussi contribué à comprendre comment la notion d’espèce exotique envahissante était appréhendée par les Polynésiens et a permis indirectement d’obtenir des informations sur l’impact des campagnes de sensibilisation sur les espèces exotiques envahissantes menées en Polynésie française.

Méthodologie

Une enquête par questionnaire

Une enquête par questionnaire a été conduite auprès de 291 personnes sur les îles de Tahiti et Moorea dans l’archipel de la Société (figure 1) entre le 4 et le 16 septembre 2019. Le questionnaire administré sous le logiciel Sphinx Plus2 comportait 14 questions, à la fois fermées (11) et ouvertes (3) et était découpé en trois rubriques, permettant de faire le point sur 1) le niveau de connaissance/reconnaissance du tulipier, 2) sa représentation sociétale, 3) le profil socio‑démographique de la personne enquêtée.

Figure 1

Localisation de la zone d’étude / Location of the study area

Localisation de la zone d’étude / Location of the study area

-> Voir la liste des figures

Pour appréhender le niveau de connaissance de cette espèce invasive de la population et ses représentations sociétales, nous avons choisi d’utiliser à la fois des questions fermées et ouvertes, afin de pouvoir également recueillir des informations qualitatives. Deux hypothèses ont sous-tendu l’élaboration de notre questionnaire, celle d’un niveau de connaissance variable du tulipier en fonction 1) des caractéristiques socio‑démographiques des personnes interrogées et 2) du lieu de résidence plus ou moins rural des enquêtés (engendrant une plus ou moins grande proximité à la nature et donc potentiellement un lien plus important avec la culture polynésienne traditionnelle).

Les questions relatives au point 1 portaient sur la connaissance du nom du tulipier ou « pisse pisse » en langue vernaculaire, une demande d’identification visuelle à partir de trois photographies d’arbres présentant tous une floraison rouge : un flamboyant (Delonix), un arbre pieuvre (Schefflera) et un tulipier, la connaissance de son statut biogéographique (espèce native ou introduite), la perception d’abondance et l’appréhension de sa dynamique de progression (stable, en accélération, en repli et dans quels lieux). Les questions correspondant au point 2 renvoyaient à la perception de son utilité ou inutilité et au fait qu’il s’agissait d’une espèce à éliminer ou à planter. Une dernière question ouverte permettait aux personnes enquêtées de faire part de remarques plus générales sur le tulipier. Enfin les questions concernant le profil socio‑démographique des enquêtés portaient sur leur sexe, âge, origine ethnique, activité professionnelle et commune de résidence.

Sites d’enquête et méthode de recueil d’informations

Pour les sites d’enquête (figure 2), ce sont les îles de Tahiti (249 questionnaires) et secondairement de Moorea (42 questionnaires) qui ont été retenues parce qu’elles abritent les populations de tulipiers les plus importantes de Polynésie française (Pouteau et al., 2015). Ces deux îles se situent au sein de l’archipel de la Société, dans les Îles Du Vent (figure 1). Elles font partie des 34 îles hautes d’origine volcanique que compte la Polynésie française (Tahiti culminant à 2241 mètres au mont Orohena et Moorea à 1207 mètres au mont Tohiea). Ce sont les deux îles les plus peuplées de Polynésie avec respectivement 194 189 habitants en 2022 pour Tahiti (soit près de 70 % de la population du territoire) et 18 332 habitants à Moorea. L’île de Tahiti, qui est la plus grande île polynésienne (1042 km2) est divisée en deux parties, reliées entre elles par l’isthme de Taravao : Tahiti Nui au nord-ouest (le Grand Tahiti) et Tahiti Iti au sud‑est (le Petit Tahiti) également nommée la Presqu’île. La zone urbaine de Papeete, la capitale située au nord-ouest de l’île, regroupe près de la moitié de la population de Polynésie française et concentre une grande partie des emplois de l’île. La Presqu’île de Tahiti, qui est partagée entre les communes de Taiarapu‑Ouest et Taiarapu‑Est, est restée plus préservée et plus rurale (d’où le surnom de « Tahiti d’autrefois » qui lui est parfois donné). Moorea est quant à elle une petite île (133 km2) de forme triangulaire qui compte deux vastes baies sur sa côte septentrionale : la baie de Cook et la baie d’Opunohu. Très bien reliée à « l’île sœur » de Tahiti, par avion et par de nombreuses navettes maritimes, elle est en partie devenue un espace périphérique de l’agglomération de Papeete du fait de son attractivité résidentielle (Desbiens‑Dervaux, 2023). Ce qui explique l’importance des mouvements pendulaires entre ces deux îles et une partie de sa croissance démographique récente. C’est aussi une des trois îles polynésiennes accueillant le plus de touristes (avec Tahiti et Bora Bora). Elle a néanmoins conservé une activité agricole (en particulier la culture d’ananas) et abrite depuis le début des années 1970 le lycée agricole d’Opunohu.

Les questionnaires ont été administrés en face-à-face sur des secteurs géographiques diversifiés couvrant l’ensemble du territoire de Tahiti et de Moorea (figure 2). Nous avons également choisi des lieux de recueil d’information différents afin de pouvoir toucher une grande variété de profils de populations : stationnements de supermarchés, marchés, restaurants, jardins publics, bords de route, et cetera (photographie 1). Les personnes ont d’abord été choisies de manière aléatoire sur la base du volontariat. L’échantillon a ensuite fait l’objet d’un redressement progressif en cours d’enquête, grâce à une saisie quotidienne des questionnaires complétés, afin de se rapprocher le plus possible du profil général de la population polynésienne en termes de sexe et d’origine ethnique.

En raison de son histoire, notamment coloniale, la population polynésienne est diverse et métissée : elle rassemble des populations d’origine ma’ohi, européenne et chinoise (Saura, 2015 ; Conte, 2019). En Polynésie, on différencie ainsi les Popa’a (Occidentaux), en particulier Farani (Français, souvent qualifiés également de métropolitains), les Tinito (Chinois) et les Ma’ohis (autochtones polynésiens), mais aussi les Demis (métis, issus du mélange entre populations autochtone et européenne ou chinoise). Même si la société polynésienne est marquée par différents processus d’acculturation et d’hybridation (Doumenge, 2002), comme le souligne Saura dans son ouvrage Des Tahitiens et des Français (2021), la distinction entre Polynésiens et Français demeure malgré tout très présente. Il évoque ainsi « une évidence lorsqu’on fréquente au quotidien les Tahitiens, qu’on les écoute, qu’on vit avec eux », à savoir « l’existence principale, sur ce territoire (où vivent aussi des Chinois, ne l’oublions pas) de deux groupes ou communautés, ou peuples ou populations. […] d’une part, des Tahitiens, plus largement, des Polynésiens, et d’autre part, des Français » (Saura, 2021, p. 21). Nous avons donc souhaité distinguer ces deux groupes dans notre enquête, afin de voir si des écarts significatifs apparaissaient dans les résultats. Le terme métropolitain a été utilisé dans le cadre du questionnaire pour différencier clairement les Français (Farani) des Polynésiens, qui sont également de nationalité française en tant qu’habitant d’une Collectivité d’outre-mer française.

Figure 2

Répartition des personnes interrogées par commune de résidence sur les îles de Tahiti et Moorea (Polynésie française) / Distribution of respondents by municipality of residence on the islands of Tahiti and Moorea (French Polynesia)

Répartition des personnes interrogées par commune de résidence sur les îles de Tahiti et Moorea (Polynésie française) / Distribution of respondents by municipality of residence on the islands of Tahiti and Moorea (French Polynesia)

-> Voir la liste des figures

Lors de la prise de contact, les personnes étaient simplement sollicitées pour participer à une brève enquête sur les arbres de Polynésie française, ce qui permettait de retenir leur attention. Les refus de réponses ont d’ailleurs été peu nombreux. Nous ne précisions que dans un second temps que nous nous intéressions plus spécifiquement au tulipier. La notion d’espèce invasive n’était donc pas directement évoquée pour ne pas biaiser les réponses, puisque l’objectif de l’étude était de tester le niveau de connaissance du tulipier et de voir comment cette notion même d’espèce exotique envahissante était appréhendée par la population. À la fin de l’administration du questionnaire, le caractère invasif du tulipier était en revanche mentionné, ce qui a parfois permis d’initier de riches échanges avec les personnes enquêtées.

Photographie 1

Administration du questionnaire en bord de route et tulipier du Gabon en fleur au second plan à droite / Administration of the survey on the roadside and African tulip tree in bloom in the background on the right

Administration du questionnaire en bord de route et tulipier du Gabon en fleur au second plan à droite / Administration of the survey on the roadside and African tulip tree in bloom in the background on the right
Françoise Cognard, 16 septembre 2019, Tahiti.

-> Voir la liste des figures

Traitement des données

L’analyse des 291 réponses a été conduite avec Sphinx Plus2. Elles ont fait l’objet d’une analyse statistique et d’une analyse qualitative grâce aux nombreuses remarques formulées (326) et à une revue de littérature relative à la perception sociale des espèces exotiques envahissantes. Lors de l’enquête, les réponses qualitatives aux questions ouvertes ont été retranscrites le plus fidèlement possible. Pour le traitement, elles ont été recodées en grandes catégories de réponses, afin de pouvoir être étudiées d’un point de vue statistique et elles ont également fait l’objet d’une analyse thématique de contenu. Dans le cadre de cet article, l’analyse de ces remarques qualitatives, très riches, ne fera néanmoins l’objet que d’une présentation synthétique, même si quelques extraits sont mentionnés à titre d’illustration.

Profil des enquêtés

Comparé à la population polynésienne, l’échantillon de 291 personnes ayant accepté de répondre au questionnaire (annexe 1) se caractérise par une très légère surreprésentation masculine (52,2 % d’hommes pour 47,8 % de femmes contre respectivement 50,8 % et 49,2 % en Polynésie française). La composition ethnique[8] est assez proche de celle de la population polynésienne générale : 86,6 % de Polynésiens[9], 12,7 % de métropolitains et 0,7 % de personnes d’une autre origine[10]. Mais, du fait d’un échantillon d’enquête qui reste limité, les métropolitains ne représentent que 37 personnes, ce qui amène à considérer avec vigilance l’interprétation des réponses de ce groupe. Les répartitions par âges et catégories socioprofessionnelles des personnes interrogées sont variées, mais moins représentatives de l’ensemble de la population polynésienne générale. On observe ainsi dans l’échantillon une sous‑représentation des personnes de moins de 20 ans (qui est logique, vu que les personnes interrogées étaient majeures) et au contraire une surreprésentation des personnes de 50 à 69 ans. En termes de catégories socioprofessionnelles, même si la classification retenue pour l’enquête n’est pas exactement similaire à celle du recensement de la population, ce sont surtout les personnes sans activité professionnelle et les employés et ouvriers qui apparaissent sous‑représentés dans l’échantillon, alors que les catégories des artisans, commerçants et chefs d’entreprises, cadres et professions intellectuelles supérieures et des retraités sont au contraire légèrement surreprésentées. Enfin, même si le faible poids des métropolitains dans l’échantillon (n=37) appelle à la plus grande prudence concernant les tris croisés, on peut cependant signaler que les Polynésiens de l’échantillon d’enquête (n=252) sont plus présents dans les catégories des agriculteurs/pêcheurs/activités forestières, employés‑ouvriers et personnes sans activité professionnelle (tableau 1), alors que les métropolitains sont pour leur part davantage représentés dans les catégories des cadres et professions intellectuelles supérieures, des professions intermédiaires et des retraités.

Tableau 1

Comparaison de la répartition par catégorie socioprofessionnelle entre Polynésiens et métropolitains de l’échantillon d’enquête (en pourcentage) / Comparison of the distribution by socioprofessional category between Polynesians and metropolitan residents of the survey sample (in percentage)

Comparaison de la répartition par catégorie socioprofessionnelle entre Polynésiens et métropolitains de l’échantillon d’enquête (en pourcentage) / Comparison of the distribution by socioprofessional category between Polynesians and metropolitan residents of the survey sample (in percentage)

Légende : dans l’échantillon de l’enquête, la catégorie « Autres personnes sans activité professionnelle » correspond à des chômeurs/inactifs, des femmes au foyer et des élèves ou étudiants.

Enquête Tahiti et Moorea 2019.

-> Voir la liste des tableaux

Résultats de l’enquête

La présentation des résultats de l’enquête est organisée en deux grandes parties : la première aborde le niveau de connaissance du tulipier et la seconde sa perception sociale et les représentations sociétales qui lui sont attachées sur les îles de Tahiti et Moorea.

Un faible niveau de connaissance du tulipier du Gabon

À la première question du questionnaire visant à évaluer la reconnaissance du tulipier par son nom (« Connais-tu le tulipier du Gabon ou pisse pisse ?[11] »), 58,1 % des personnes interrogées ont répondu par l’affirmative (figure 3). Concernant les différences de réponses entre profils d’enquêtés, même si on peut relever que les Polynésiens sont un peu plus nombreux à répondre positivement (59,5 %) que les métropolitains (51,4 %), seule la variable de l’âge fait apparaître des variations vraiment significatives au sein de l’échantillon et suggère l’existence d’un effet de génération. On observe ainsi que les personnes de moins de 30 ans sont nettement moins nombreuses à déclarer connaître le tulipier (35,8 %) que les plus de 50 ans (70,1 %).

Figure 3

Résultats des questions fermées de l’enquête sur la connaissance et la perception sociale du tulipier du Gabon / Results of closed questions of the survey on knowledge and social perception of the African tulip tree

Résultats des questions fermées de l’enquête sur la connaissance et la perception sociale du tulipier du Gabon / Results of closed questions of the survey on knowledge and social perception of the African tulip tree

Les résultats des deux premières questions portent sur l’échantillon total (291 personnes) et les trois suivantes sur l’échantillon réduit à 208 personnes, suite aux deux premières questions qui étaient éliminatoires.

Enquête Tahiti et Moorea 2019.

-> Voir la liste des figures

La deuxième question souhaitait vérifier la capacité des personnes interrogées à reconnaître visuellement le tulipier à partir de trois photographies (figure 3). Environ un quart de l’échantillon n’a pas répondu à cette question (23,7 %) et 61,5 % des personnes enquêtées ont identifié la bonne photographie, soit un peu plus que les personnes déclarant connaître le nom du tulipier (58,1 %, figure 3). Cette petite différence pourrait certes être liée à un choix fait au hasard, mais peut aussi laisser supposer que les personnes sont plus nombreuses à reconnaître l’arbre directement à partir d’une photographie. C’est en tout cas ce que tendrait à démontrer notre expérience sur le terrain, certains enquêtés ne connaissant pas le nom du tulipier lorsqu’il a été évoqué dans la première question, l’ont en revanche identifié sur la photographie et nous en ont parfois montré à proximité. C’est même un point qui est ressorti dans certaines remarques qualitatives : « Je le connais ; quand je vais dans la montagne il fait orange mais je ne sais pas son nom » (FP35[12]). Concernant l’identification sur les photographies, la confusion est un peu plus fréquente avec l’arbre pieuvre (une autre espèce invasive), assimilé au tulipier par 9,3 % des personnes interrogées, qu’avec le flamboyant (5,5 % des réponses), un arbre ornemental bien connu des insulaires. Les Polynésiens sont là encore un peu plus nombreux à identifier la bonne photographie (63,1 %) que les métropolitains (54,1 %).

Dans le cadre de l’enquête, ces deux premières questions étaient éliminatoires. Les personnes ayant déclaré ne pas connaître le tulipier et ne l’ayant pas non plus identifié sur les photographies ont été exclues de la suite du questionnaire, à l’exception des renseignements relatifs à leur profil et de la dernière question ouverte leur laissant la possibilité de revenir sur leur méconnaissance du tulipier ou de formuler des remarques plus générales sur les espèces exotiques envahissantes. Cela a ainsi permis d’écarter de l’enquête les individus ne connaissant pas du tout cet arbre et qui auraient uniquement répondu au hasard à la suite du questionnaire. Cette situation correspond à 83 personnes : plus du quart des enquêtés (28,5 %) n’a donc aucune connaissance sur l’espèce. Ils sont sensiblement plus présents parmi les plus jeunes générations (représentant 37 % de la classe d’âge des moins de 30 ans dans l’échantillon total contre 23,6 % des plus de 50 ans) et parmi la catégorie des employés et des ouvriers (37 % de cette catégorie dans l’échantillon total). Cela correspond également à 37,8 % des métropolitains et 26,6 % des Polynésiens de l’échantillon initial.

Par conséquent, l’analyse des réponses aux questions suivantes ne porte plus que sur 208 personnes, ayant déclaré connaître le tulipier et/ou l’ayant reconnu sur la photographie, soit 71,5 % de l’échantillon initial. On peut néanmoins souligner que seules 140 personnes ont répondu correctement à ces deux premières questions, soit moins de la moitié de l’échantillon de départ (48,1 %). Si l’on s’intéresse au profil de ces 140 enquêtés connaissant à la fois le nom du tulipier et identifiant la bonne photographie, il apparaît qu’elles sont significativement plus nombreuses à résider dans les communes de Moorea et de Taiarapu-Est (sur la Presqu’île de Tahiti). Elles sont sous-représentées parmi les moins de 30 ans (représentant 23,5 % de cette classe d’âge) et surreprésentées parmi les plus de 50 ans (63,6 % de cette classe d’âge) et dans les groupes des agriculteurs, pêcheurs et personnes exerçant dans les métiers de la forêt (77,8 % de cette catégorie), des retraités (64,8 %), des commerçants et chefs d’entreprise (60 %) et enfin des cadres et professions intellectuelles supérieures (54,5 %).

L’objectif de la troisième question était de tester la connaissance du statut biogéographique du tulipier et donc de son caractère introduit/exotique. Parmi les 208 personnes de l’échantillon, 43,7 % indiquent que le tulipier a été introduit par l’homme, contre 15,4 % qu’il a toujours existé en Polynésie française et 40,9 % qu’elles ne savent pas, ce qui constitue un taux très important (figure 3). Cette question sur l’origine exotique du tulipier fait apparaître un clivage socioculturel important au sein de la population enquêtée. Les métropolitains relèvent en effet de manière beaucoup plus forte qu’il s’agit d’une espèce importée : 78,3 % des métropolitains interrogés, contre seulement 39,5 % des Polynésiens. Polynésiens qui sont également plus nombreux à indiquer qu’ils ne savent pas répondre à cette question (43,2 % contre 21,7 % des métropolitains). On peut aussi signaler des différences entre catégories socioprofessionnelles au sein de l’échantillon général, avec une part élevée de cadres et professions intellectuelles supérieures (86,7 %) et de professions intermédiaires (70,6 %) qui soulignent qu’il s’agit d’une espèce introduite par l’homme. En revanche, les employés et les ouvriers désignent de manière plus importante le tulipier comme un arbre ayant toujours existé en Polynésie française (30,8 % contre 15,4 % pour l’ensemble de l’échantillon).

Au total, seules 63 personnes (soit 21,6 % de l’échantillon initial de l’enquête) ont à la fois déclaré connaître le tulipier, l’ont identifié correctement sur la photographie et étaient au courant de son statut biogéographique d’espèce exotique. En termes de profil, même si le très faible nombre d’individus incite à la prudence, dans l’échantillon d’enquête ces personnes apparaissent nettement sous‑représentées parmi les moins de 30 ans (représentant seulement 6,2 % de cette classe d’âge) et plus nombreuses parmi les plus de 50 ans (29,1 % de cette classe d’âge), parmi les cadres (50 % de cette catégorie), les professions intermédiaires (33,3 %), mais aussi dans le groupe composé des agriculteurs, pêcheurs et personnes exerçant dans les métiers de la forêt (33,3 %).

La quatrième question concernait la perception d’abondance et la dynamique de progression du tulipier par la population. Sur l’échantillon de 208 personnes, 37,5 % ont indiqué qu’il y avait de moins en moins de tulipiers, 29,8 % qu’il y en avait de plus en plus, 11,5 % que leur nombre était stable et enfin 21,2 % qu’elles ne savaient pas (figure 3). Sur cette question les résultats sont sensiblement différents si l’on compare l’échantillon de 208 personnes (figure 4a, profil 1) avec le groupe de 140 personnes qui ont à la fois déclaré connaître le tulipier et l’ont identifié visuellement (figure 4a, profil 2) et celui de 63 personnes connaissant en plus son statut biogéographique (figure 4a, profil 3). Ces deux derniers sous‑groupes signalent ainsi davantage une progression du tulipier et comptent moins d’absence de réponse (« ne sait pas »). La hiérarchisation des résultats est donc assez distincte, suggérant l’existence d’une probable meilleure expertise sur ce point de ces personnes, même si la dynamique de progression peut être variable d’un lieu à l’autre et ne permet pas d’affirmer catégoriquement qu’il y a une bonne ou une mauvaise réponse.

Figure 4ab

A) Réponses à la question fermée sur la perception d’abondance du tulipier du Gabon pour les différents profils de connaissance et b) réponses à la question fermée sur l’utilité/inutilité du tulipier du Gabon et l’action à conduire pour les différents profils de connaissance / Answers to the closed question on the perception of abundance of the African tulip tree for the different knowledge profiles and b) answers to the closed question on the usefulness/uselessness of the African tulip tree and the action to be taken for the different knowledge profiles

A) Réponses à la question fermée sur la perception d’abondance du tulipier du Gabon pour les différents profils de connaissance et b) réponses à la question fermée sur l’utilité/inutilité du tulipier du Gabon et l’action à conduire pour les différents profils de connaissance / Answers to the closed question on the perception of abundance of the African tulip tree for the different knowledge profiles and b) answers to the closed question on the usefulness/uselessness of the African tulip tree and the action to be taken for the different knowledge profiles

Légende : Profil 1 : connaît le nom et/ou identifie la bonne photographie ; profil 2 : connaît le nom et identifie la bonne photographie ; profil 3 : connaît le nom, le statut biogéographique et identifie la bonne photographie.

Enquête Tahiti et Moorea 2019.

-> Voir la liste des figures

Suite à cette question, il était demandé de préciser les lieux concernés par l’expansion du tulipier (« S'il y en a de plus en plus, peux-tu dire dans quels endroits de l'île ? ») : 51 personnes ont répondu à cette question. Le recodage statistique de leurs réponses (tableau 2) montre que parmi elles, 33,4 % ont indiqué que cela concernait les hauteurs/montagnes, 17,5 % les vallées (surtout la vallée de la Papeno’o, située sur la côte est de Tahiti), 15,8 % que cette expansion était visible « partout », 10,5 % sur la Presqu’île de Tahiti et 5,3 % dans la forêt. Enfin, 17,5 % des réponses ont mentionné des lieux spécifiques renvoyant à des réalités territoriales différenciées à des échelles fines (photographies 2 et 3). Dans les réponses la progression du tulipier est régulièrement associée à la diffusion de la couleur rouge dans le paysage, en particulier en montagne (« Il y en a plus sur la montagne, c’est plus rouge », FP42 ; « Quand il est en floraison toute la montagne est rouge », FP46). Certaines remarques qualitatives témoignent par ailleurs d’observations fines des évolutions spatiales en cours : « Il y a beaucoup plus de jeunes arbres surtout dans les districts et sur la montagne. C’est en accélération » (FP64) ; « Ils repeuplent la vallée de la Papeno'o avec le falcata. Ils remontent la vallée » (HP79) ; « Il y en a plus dans la forêt vers Faaa et Punaauia et dans les jardins particuliers en haies sur Taravao » (HM49).

Tableau 2

Recodage statistique des réponses qualitatives à la question ouverte sur les lieux d’expansion du tulipier du Gabon (« S’il y en a de plus en plus, peux-tu dire dans quels endroits de l’île ? » / Ended question on the expansion sites of the African tulip tree ("If there are more of them, can you say where on the island ?")

Recodage statistique des réponses qualitatives à la question ouverte sur les lieux d’expansion du tulipier du Gabon (« S’il y en a de plus en plus, peux-tu dire dans quels endroits de l’île ? » / Ended question on the expansion sites of the African tulip tree ("If there are more of them, can you say where on the island ?")

Pourcentages calculés sur 57 citations (certaines réponses évoquant plusieurs sites ont été réparties dans plusieurs lieux -3 au maximum-), d’où un nombre de citations supérieur aux 51 réponses.

Enquête Tahiti et Moorea 2019.

-> Voir la liste des tableaux

Photographie 2

Tulipiers du Gabon en bordure de propriété sur la Presqu’île de Tahiti / African tulip trees bordering a property on the Tahiti Peninsula

Tulipiers du Gabon en bordure de propriété sur la Presqu’île de Tahiti / African tulip trees bordering a property on the Tahiti Peninsula
Françoise Cognard, 9 septembre 2019, Presqu’île de Tahiti.

-> Voir la liste des figures

Photographie 3

Tulipiers du Gabon colonisant les versants dans la vallée de la Papeno’o (Tahiti) / African tulip trees colonizing the slopes in the Papeno'o valley (Tahiti)

Tulipiers du Gabon colonisant les versants dans la vallée de la Papeno’o (Tahiti) / African tulip trees colonizing the slopes in the Papeno'o valley (Tahiti)
Françoise Cognard, 7 septembre 2019, vallée de la Papeno’o, Tahiti.

-> Voir la liste des figures

Une perception sociale du tulipier du Gabon plutôt positive

La question suivante concernait le sujet de l’utilité ou de l’inutilité du tulipier pour la population, commençant ainsi à introduire la thématique de sa perception sociale. Les personnes enquêtées devaient indiquer si pour elles il s’agissait d’un arbre qui est « utile et qu’il faut planter », « qui pose problème et qu’il faut couper », qu’elles « ne savaient pas » ou elles pouvaient enfin exprimer « une autre opinion ». Elles devaient ensuite expliquer leur choix grâce à une question ouverte permettant de mieux connaître les représentations sociétales associées au tulipier.

Les réponses apparaissent très partagées : 26,4 % des enquêtés ont indiqué que le tulipier était utile et qu’il fallait en planter contre 26,0 % qu’il posait problème et qu’il fallait le couper, 19,2 % ont exprimé une autre opinion, enfin 28,4 % qu’ils ne savaient pas (figure 3). Ces résultats mettent néanmoins en évidence la faible association dans l’esprit des personnes interrogées entre tulipier et espèce exotique envahissante posant problème et à éliminer. On peut également signaler que les cadres et professions intellectuelles supérieures sont plus nombreux à souligner qu’il s’agit d’un arbre posant problème qu’il faut couper (53,3 %) et qu’une part très importante de la catégorie des élèves et étudiants (67,9 %) a déclaré qu’elle ne savait pas.

Si l’on compare les réponses de l’échantillon de 208 personnes (figure 4b, profil 1) avec les deux autres profils de connaissance précédemment évoqués (figure 4b, profil 2 et 3), de sensibles différences s’observent. Dans ces deux sous-groupes (profil 2 et 3), la réponse « arbre qui pose problème et qu’il faut couper » est cette fois-ci la première en termes de pourcentages (respectivement 34,3 % pour ceux qui connaissent le nom du tulipier et l’identifient visuellement et 39,7 % pour ceux qui sont en plus au courant de son statut biogéographique). Néanmoins, cette réponse n’occupe toujours qu’un poids limité, soulignant bien que, même parmi les individus mieux informés sur le tulipier, il n’y a pas d’association évidente avec l’idée d’une espèce problématique.

L’analyse des 148 réponses qualitatives à la question ouverte demandant d’expliciter ce choix de réponse (« Pour quelles raisons penses-tu cela ? ») s’est révélée très riche. Ces réponses ont fait à la fois l’objet d’un recodage statistique (tableau 2) et d’une analyse thématique de contenu. 

Tableau 3

Recodage statistique des réponses qualitatives à la question ouverte « Pour quelles raisons penses-tu cela » ? / Ended question “Why do you think that”?

Recodage statistique des réponses qualitatives à la question ouverte « Pour quelles raisons penses-tu cela » ? / Ended question “Why do you think that”?

Pourcentages calculés sur 209 citations (certaines réponses complexes ont été réparties dans plusieurs catégories de raisons -3 au maximum-), d’où un nombre de citations supérieur aux 148 réponses.

Enquête Tahiti et Moorea 2019.

-> Voir la liste des tableaux

Pour expliquer leur réponse, 21,5 % des citations évoquent l’utilité du tulipier, pour l’ombre, sa valeur en tant que ressource – bois pour le feu, charbon, poteaux, sculpture, utilisation ancienne pour les pirogues, fleurs pour le miel (« Parce que cela fait de l'ombre, cela aide la nature pour les oiseaux qui nichent, il sert pour les abeilles pour faire du miel, bien pour les sculptures pour les tikis », HP64 ; « Il est utile. Il est bien pour faire des pirogues, mon grand‑père en faisait avec (des rames) car il est léger », HP56 ; « On fait le charbon avec », HP51), en tant qu’indicateur de la bonne période pour la pêche aux rougets et la saison des vana – oursins – (« Parce que pour les pêcheurs c'est un indicateur », FP55). Puis, 20,1 % des enquêtés justifient leur choix de réponse par le caractère « envahissant » du tulipier, à comprendre néanmoins davantage au sens d’encombrant, « invasif », qu’en référence à son statut d’espèce exotique. Les remarques renvoient en effet à une observation pragmatique à la fois de la rapidité de sa croissance, de son caractère gênant, à la difficulté à s’en débarrasser et aux problèmes qu’il pose pour les espèces endémiques (« Ça gêne ; ça pousse très vite, il faut tirer les racines, pas les couper », FP60 ; « Les graines se disséminent. Il ne faut pas attendre qu'il soit grand pour s'en débarrasser », FP56 ; « Il nuit aux autres arbres à côté ; il prend leur place. Il empêche la lumière de rentrer », FM48). Ensuite, 17,7 % des réponses insistent sur la dimension esthétique du tulipier (beauté des fleurs, couleur rouge/orange dans le paysage : « Parce que c'est joli ; les fleurs orange, ça rend plus jolie la montagne », HM75 ; « Il est joli, dans les vallées cela fait de la couleur », FP55 ; « C'est un bel arbre qui a de très belles fleurs », HP52) et 15,3 % des citations font également référence à son importance pour la nature et la biodiversité, en particulier par rapport à l’oxygène (« Il ne faut pas couper car on a besoin des arbres. Tous les arbres ont une utilité », FP54 ; « Tout arbre est utile. Il faut éviter d'abattre les arbres ; cela fait partie de l'écosystème », HP57 ; « Tous les arbres sont utiles à cause de l'oxygène ; c'est la nature », FP57).

Enfin, deux aspects plus négatifs apparaissent : 9,6 % des citations insistent sur l’inutilité du tulipier en tant que ressource, celui‑ci étant notamment décrit comme un bois de piètre qualité et un arbre ne portant pas de fruit (« On ne peut rien faire avec, même du charbon parce qu'il fume trop », HP64 ; « Sert juste à faire de l'ombre », FP35 ; « Parce qu'il n'y a pas de fruit ; il n'est pas comestible ; il ne sert pas pour les médicaments ; ce n'est pas un bon bois », HP47). Et 9,1 % des réponses soulignent les problèmes qu’il génère en matière d’aménagement, en particulier en raison de sa fragilité faisant qu’il casse facilement, ou bien encore son caractère gênant, spécialement sur les terrains à bâtir. (« Il est fragile, il ne résiste pas au vent (tombe sur les voitures, et cetera.) », FP50 ; « Il pose problème ; ça dérange les terrains et les gens doivent les abattre pour construire », HP50 ; « C'est dangereux, ça casse pour rien ; dans les vallées ça bouche les rivières », HP38). Dans la catégorie « autre », les réponses ont notamment évoqué les jeux d’enfants avec ses fleurs.

Mais, en définitive, les aspects à caractère positif (utilité, caractère esthétique et importance pour la nature et la biodiversité) regroupent 54,5 % des réponses, alors que ceux à portée négative (caractère envahissant, inutilité et source de problèmes d’aménagement) seulement 38,8 %. Ces résultats vont donc dans le sens d’une perception sociale plutôt positive du tulipier, même s’ils ne sont qu’indicatifs, parce que tous les enquêtés n’ont pas justifié leur choix de réponse. Néanmoins, tous les avis sont bien représentés, car ces 148 réponses qualitatives sont assez équitablement distribuées entre les personnes ayant déclaré que le tulipier posait problème et qu’il fallait le couper (53 réponses), celles qui ont dit qu’il était utile et qu’il fallait en planter (52) et celles qui ont choisi une autre réponse (38).

L’impact négatif du tulipier est donc loin d’être une évidence pour la population enquêtée, même si certaines personnes ont exprimé des opinions nuancées à son sujet soulignant à la fois des aspects positifs et négatifs (« Certains s'en servent mais on nous a appris en 3e à l'école qu'il faut l'éradiquer. Chez moi je le casse », HP57 ; « Quand j'en ai chez moi je l'arrache car ça colonise ; ça pousse haut et partout mais c'est joli », HP67). Le lieu d’implantation joue en effet un rôle notable dans la perception des personnes enquêtées. Les Polynésiens semblent ainsi moins préoccupés par la menace constituée par le tulipier dans la nature qu’à proximité de leurs lieux d’habitation (« Dans la nature on le laisse ; vers les maisons il faut l'enlever parce qu'il casse », HP47 ; « C'est mauvais, je l'ai entendu dans un reportage mais il est très loin sur la montagne », HP45 ; « Du moment que cela pousse tout seul pourquoi faudrait-il les couper ? Sauf s'il y a des problèmes pour le passage, ça dépend où il se trouve mais en général c'est sur les montagnes », FP40).

Après la collecte des informations socio-démographiques relatives au profil des répondants (annexe 1), une dernière question laissait aux personnes enquêtées la possibilité de formuler d’autres commentaires (« As-tu d'autres remarques à faire à propos du tulipier du Gabon ? »). Pour l’ensemble de l’échantillon, 127 personnes ont formulé des remarques (soit près de 44 % des enquêtés). Si elles recoupent en partie les commentaires exprimés concernant la question sur l’utilité ou l’inutilité du tulipier, elles ont aussi permis de compléter certains éléments (par exemple sur ses différentes utilisations) et ont mis plus fortement en avant d’autres thématiques. C’est en particulier le cas des souvenirs d’enfance associés au tulipier (présence dans les cours d’école et surtout les jeux d’enfants avec ses fleurs expliquant son appellation vernaculaire « pisse pisse » : « On s'en servait pour faire un jet d'eau quand on était enfant », HP42 ; « J'ai joué avec quand j'étais petite ; on faisait pipi sur nos voisins », FP60) et du constat de la diminution de sa présence en lien avec l’urbanisation. Ont également été mentionnés différents vecteurs d’information indirecte sur le tulipier (à savoir surtout le site internet Tahiti Héritage[13] et les guides de randonnée). On peut enfin relever que lors de ces remarques libres, le miconia, autre espèce exotique envahissante (Meyer, 2013), est revenu régulièrement dans les citations comme un élément de comparaison.

Discussion conclusive

Cette enquête par questionnaire conduite sur les îles de Tahiti et Moorea ne se veut naturellement pas exhaustive et mériterait d’être étendue à d’autres îles et sur un échantillon plus vaste. Elle fournit néanmoins des enseignements sur une thématique qui reste peu connue, notamment grâce à un riche matériau qualitatif. Elle a permis de mieux cerner le niveau de connaissance du tulipier et sa perception sociale et elle délivre enfin quelques informations utiles à destination des gestionnaires.

Un faible niveau global de connaissance du tulipier du Gabon

Les résultats de cette enquête mettent tout d’abord en avant le faible niveau global de connaissance du tulipier, même s’il varie quelque peu en fonction d’un certain nombre de critères socio-démographiques, les jeunes générations paraissant en particulier moins informées. Et cela alors que les îles de Tahiti et Moorea abritent pourtant un nombre important de tulipiers, ce qui montre l’ampleur du travail de sensibilisation qui reste à mener au sein de la population polynésienne sur cette espèce exotique envahissante.

Lors de l’administration du questionnaire, nous avons rencontré des personnes qui ont identifié l’arbre sur la photographie ou dans la nature, mais qui ne connaissaient pas son nom, y compris en langage vernaculaire. Ce qui montre qu’il est important de croiser plusieurs indicateurs de connaissance. L’analyse des résultats de l’enquête révèle néanmoins que les personnes connaissant le nom du tulipier ont une meilleure information globale sur l’espèce, que ceux qui l’ont identifié uniquement sur photographie. Cela tend à suggérer que certains enquêtés ont choisi la bonne photographie au hasard. Pour éviter cet écueil, on pourrait imaginer une forme d’identification visuelle un peu plus complexe, en reconduisant le test à partir de plusieurs planches photographiques différentes, voire en montrant une planche sans tulipier. Concernant l’identification du tulipier, lors de l’enquête il est également ressorti de différentes remarques que si les arbres sont assez faciles à repérer du fait de leur floraison très visible, c’est plus difficile pour les jeunes plantules et qu’il serait utile de communiquer sur ce point pour améliorer leur reconnaissance à un stade où elles sont plus faciles à éradiquer (« Il est hyper visible dans le paysage ; mais je ne le remarque pas forcément en balade quand il est petit », FM48 ; « Pour sensibiliser, il faudrait apprendre aux populations à identifier le tulipier quand il est petit », HM56).

Le caractère introduit, exotique, du tulipier et donc son statut biogéographique apparaît mal connu. Le clivage socioculturel est net sur cette question, qui est la seule où les métropolitains répondent davantage de manière exacte que les Polynésiens. Même s’il s’agit d’une catégorisation occidentale, sans doute plus familière aux métropolitains, cela renvoie vraisemblablement également à des différences de niveau socio‑éducatif. Les métropolitains sont en effet surreprésentés dans les catégories socioprofessionnelles supérieures (tableau 1) et mieux informés, ce qui confirme le constat d’autres travaux (Fraser, 2006). Mais ce résultat est peut‑être aussi en partie biaisé par une plus grande habitude des enquêtes, certains métropolitains répondant correctement à cette question du fait d’une simple déduction logique, le Gabon étant un pays étranger et donc extérieur à la Polynésie. C’est d’ailleurs ce qu’ont clairement souligné certaines personnes lors de l’administration du questionnaire.

Ainsi, 43,7 % des personnes interrogées indiquent que le tulipier a été introduit par l’homme, 40,9 % qu’elles ne savent pas et 15,4 % qu’il a toujours existé en Polynésie française. À titre de comparaison, même si les questions posées n’étaient pas exactement les mêmes, dans une récente enquête par sondage sur la connaissance de la biodiversité et des espèces invasives à La Réunion menée auprès de 531 personnes de 15 ans et plus en février 2020, le tulipier – introduit sur l’île en 1950 et faisant partie de la liste des espèces végétales interdites sur le territoire via un arrêté ministériel d’avril 2019[14] – était considéré comme une espèce invasive par 37 % de la population, une espèce endémique par 7 %, ni l’un ni l’autre par 10 %, 26 % déclaraient ne pas savoir et enfin 19 % affirmaient ne pas connaître l’espèce (Pigé, 2020, p. 18). Ceci tend à montrer que cette assez faible connaissance de l’origine exotique du tulipier en Polynésie n’a rien d’exceptionnel et rejoint plus largement le constat de nombreuses études sur les représentations sociales des espèces invasives des populations locales.

Différents auteurs ont en effet insisté sur le fait que le caractère natif ou exogène n’était pas l’aspect le plus explicite, voire qu’il constituait une catégorisation assez abstraite pour les publics profanes. Ceux-ci raisonnent davantage en termes d’abondance et surtout d’utilité et d’inutilité des espèces végétales témoignant de représentations sociétales souvent éloignées des préoccupations des scientifiques et des gestionnaires (Garcia-Llorente, 2008 ; Larrue, 2008 ; Thiann-Bo Morel, 2012 ; van der Wahl et al., 2015 ; Kueffer et Kull, 2017 ; Kapitza et al., 2019 ; Schackleton et al., 2019). Van der Wahl et al. (2015, p. 353) soulignent ainsi que « les gens jugent les espèces principalement en fonction de facteurs autres que leurs origines, notamment leur abondance et leur impact » et Thiann‑Bo Morel, ayant étudié les représentations sociétales des espèces exotiques envahissantes des Réunionnais grâce à une enquête quantitative menée auprès de 638 personnes, note que pour les populations locales (Thiann-Bo Morel, 2012, p. 108) :

« les critères qui sont mis en avant pour définir une invasion biologique sont d’abord d’ordre quantitatif. Une invasion, pour être désignée comme telle : 1) doit se voir […] 2) puis c’est le critère d’impact qualitatif qui entre en ligne de compte (par exemple en suscitant un affect particulier, ou en étant clairement identifiée comme nuisant à la biodiversité), 3) enfin, et seulement enfin son origine est invoquée. La dichotomie qui fait autorité chez les scientifiques (endémique/exotique) est reléguée au troisième plan pour les sujets ordinaires ».

De plus, comme le relèvent différents auteurs (Shrader-Frechette, 2001 ; Garcia‑Llorente et al., 2008 ; Verbrugge et al., 2013 ; Kueffer, 2013 ; Humair et al., 2014), il semble exister une corrélation nette entre date de l’introduction et oubli de l’origine importée des espèces, les plus récemment introduites étant davantage identifiées comme exotiques que celles arrivées de plus longue date. Autrement dit, comme le résume Shrader-Frechette (2001) : « avec le temps, les envahisseurs deviennent les indigènes ». L’introduction déjà ancienne du tulipier (1932) peut donc contribuer à expliquer en partie cette relative méconnaissance. Meyer et Fourdrigniez (2019) dans leur étude sur la perception des espèces envahissantes en Polynésie française font le même constat. Ils vont même plus loin en soulignant que non seulement l’introduction ancienne entraîne un oubli plus important de l’origine allochtone, mais qu’elle est également synonyme d’une meilleure acceptation par la population.

Néanmoins, parallèlement à cette faible connaissance globale du tulipier, on peut relever dans certaines remarques qualitatives une observation empirique fine de son caractère invasif (à comprendre davantage comme encombrant qu’en lien avec son statut d’espèce invasive), de la difficulté à contrer sa progression ou bien encore des techniques à utiliser pour l’éliminer. Certains commentaires témoignent d’une perception spatiale précise du phénomène de colonisation en cours, notant la progression du tulipier dans le paysage, en associant la couleur rouge à la conquête des hauteurs, des montagnes et des vallées, mais aussi sa diminution en lien avec l’urbanisation, notamment sur les littoraux.

En définitive, assez peu de variations sont apparues en fonction des profils socio‑démographiques des enquêtés, les analyses statistiques mettant en évidence quelques corrélations significatives, mais moins nombreuses que nos hypothèses de départ ne le supposaient. La taille relativement limitée de l’échantillon d’enquête invite de plus à une certaine prudence concernant leur interprétation. Les Polynésiens paraissent certes posséder une connaissance globale du tulipier un peu supérieure à celle des métropolitains (à l’exception toutefois de la question sur l’origine exotique du tulipier qui fait apparaître un clivage socioculturel très net), mais sans que les différences soient toujours très notables. Les résultats suggèrent avant tout l’existence d’un effet de génération. Malgré la faiblesse relative de cette catégorie dans l’échantillon (27,5 %), les moins de 30 ans semblent encore moins bien connaître le tulipier, alors que les générations de plus de 50 ans se distinguent au contraire par un meilleur niveau d’information générale sur cet arbre. Faut-il y voir un signe de l’efficacité inégale des campagnes de sensibilisation aux espèces invasives selon les cibles[15] ? C’est plus probablement lié à l’évolution de la jeunesse polynésienne et à un certain détachement d’une partie d’entre elle vis-à-vis de sa culture traditionnelle et de ses racines rurales. B. Saura (2008, p. 27) évoque ainsi une « jeunesse urbanisée » accordant une plus faible importance à la pêche et à « la connaissance des arbres et plantes à but médicinal qui continuent de faire partie du quotidien des Polynésiens des milieux ruraux et sont des éléments très importants de leur culture ». Comme le note Larrue (2007, p. 8), différents éléments témoignent aujourd’hui plus globalement « d’une mutation de la place du végétal dans la société polynésienne », qu’illustre également le désintérêt des plus jeunes générations pour le fa’a’apu traditionnel (jardin potager).

Les résultats de l’enquête ont finalement révélé un assez faible effet de lieu, de plus sujet à caution du fait de la faiblesse de l’échantillon. Notre hypothèse d’une influence du cadre de vie plus ou moins rural sur le niveau de connaissance du tulipier n’apparaît donc pas totalement vérifiée, rejoignant en cela le constat d’autres études (Bremer et Park, 2007 ; Verbrugge et al., 2013). Toutefois, les personnes enquêtées résidant d’une part sur Moorea et d’autre part sur la Presqu’île de Tahiti semblent un peu mieux informées sur le tulipier. Elles sont en effet significativement plus nombreuses dans le groupe des 140 enquêtés connaissant à la fois le nom du tulipier et identifiant la bonne photographie. On peut supposer que la population de Moorea est plus sensibilisée à ces problématiques du fait de la présence de différentes associations environnementales (par exemple Fédération Tāhei ‘Auti ia Moorea), y compris dans le domaine de la lutte contre les espèces exotiques envahissantes (notamment Moorea Biodiversité créée en 2016[16]). Sur la Presqu’île, généralement décrite comme « le Tahiti d’autrefois » ou le « Tahiti préservé », c’est le contexte plus rural et agricole qui pourrait expliquer l’existence d’une meilleure connaissance de la nature et des arbres, en raison d’un lien resté plus fort avec la culture polynésienne. Cela rejoindrait d’ailleurs le constat fait par Larrue (2013) de la persistance de savoirs traditionnels sur le banian du Pacifique (Ficus prolixa) sur le secteur de Taravao.

Plus globalement, les résultats esquissent deux profils de connaissance distincts, même s’ils demanderaient à être confirmés par une enquête conduite sur un échantillon plus important. On voit d’abord se dessiner un profil associé à des connaissances plutôt académiques (statut biogéographique et origine exotique du tulipier), que l’on retrouve davantage dans les catégories socioprofessionnelles des cadres supérieurs et des retraités et où les métropolitains sont surreprésentés. Mais on distingue également un autre profil, pour lequel le statut biogéographique est peu connu, mais où semble exister un savoir empirique sur le tulipier, avec en particulier des remarques qualitatives qui témoignent d’observations spatiales fines sur sa progression et sur les méthodes à utiliser pour l’éradiquer. Il est davantage présent parmi les Polynésiens, les catégories socioprofessionnelles moins favorisées et notamment le groupe des agriculteurs, des pêcheurs et des personnes exerçant dans les métiers de la forêt.

Des représentations sociétales du tulipier du Gabon complexes, mais plutôt positives

Outre la connaissance du tulipier, l’enquête a aussi permis d’étudier sa perception sociale et de comprendre comment il était utilisé et évalué par la population interrogée sur les îles de Tahiti et Moorea.

Les résultats montrent clairement que le tulipier n’est pas perçu comme une espèce invasive problématique par la majorité des enquêtés. Et si les personnes qui ont une bonne connaissance de l’espèce, et en particulier de son origine exotique, sont plus nombreuses à indiquer que c’est un arbre qu’il faut couper, elles ne sont toujours pas majoritaires. Le recodage statistique des commentaires qualitatifs relatifs à cette question de l’utilité versus inutilité du tulipier a même mis encore davantage en avant cette perception plutôt favorable, les réponses associées à des aspects positifs (utilité, caractère esthétique et importance pour la nature) regroupant 54,5 % des citations. Ce résultat se rapproche du constat fait par Meyer et Fourdrigniez (2019, p. 4-5) dans leur étude sur la perception des plantes exotiques envahissantes en Polynésie française. À partir de l’analyse de commentaires émis lors des réunions publiques organisées sur les espèces invasives qu’ils ont étudiées, ils soulignent que « dans toutes les îles et archipels étudiés, les commentaires positifs ont dépassé les commentaires négatifs » et que les « commentaires positifs sont nombreux pour les plantes ornementales ou les arbres fruitiers, notamment dans les îles les plus reculées des Australes et des Marquises » (Meyer et Fourdrigniez, 2019). Ce qui renvoie plus largement à la perception positive des espèces invasives jugées « socialement utiles » par les populations et rejoint le constat d’autres auteurs sur les espèces exotiques envahissantes employées comme ressource (Kull et al., 2019 ; Shackleton et al., 2019 ; Kapitza et al., 2019) ou appréciées pour la dimension esthétique de leur floraison (Starfinger, 2003 ; Meyer et Lavergne, 2004 ; Dickie et al., 2014).

La menace pour la biodiversité que constitue le tulipier est donc loin d’être claire pour les personnes interrogées, même si certaines ont exprimé des opinions nuancées à son sujet soulignant à la fois des aspects positifs et négatifs. Dans le cadre de l’enquête, quelques commentaires qualitatifs ont également témoigné d’un certain doute sur son caractère néfaste et sa capacité d’envahissement (« J'ai eu cette information sur Tahiti Héritage mais je ne comprends pas pourquoi il est nuisible pour les autres arbres. Je ne vois pas bien quels autres arbres endémiques il pourrait empêcher de pousser », FM66 ; « J'ai entendu dire que c'était un arbre qui posait problème, mais je me demande s'il n'a pas une utilité quand même », HP46 ; « À Punaauia il y en a dans les vallées. J'ai pas l'impression que ça envahit énormément », HM57).

On peut aussi émettre l’hypothèse que la faible appréhension des impacts négatifs du tulipier est en partie corrélée à sa dynamique de colonisation. La représentation sociale des espèces exotiques envahissantes est en effet susceptible d’évoluer en fonction de l'ampleur du processus d'invasion et de la perception d’abondance. La forte progression du tulipier dans le paysage, encore relativement récente, serait ainsi jugée comme peu inquiétante, car elle n’aurait pas atteint un seuil de colonisation problématique, comme pourrait le laisser supposer cette remarque : « Il n'est pas inutile, il est beau de loin ; il est utile au niveau esthétique, mais s'il prolifère, il va falloir en abattre » (FP44).

Les représentations sociétales du tulipier sur les îles de Tahiti et Moorea qui transparaissent plus largement au travers des remarques qualitatives révèlent une approche souvent très pragmatique et utilitariste de cet arbre par les Polynésiens. Ce qui peut contribuer à expliquer qu’ils s’en plaignent uniquement quand il leur pose directement problème et notamment en fonction de son lieu d’implantation, qui constitue un élément important d’appréciation. Il est décrit comme « envahissant », car difficile à contenir et associé à un certain nombre de nuisances, en particulier en lien avec la casse des branches tombant sur les habitations, les voitures, la voirie. Il semble aussi créer des embâcles à l’origine de certaines inondations sur Tahiti[17]. Mais, dans une logique très ressourciste, assez classique en Polynésie française, comme dans de nombreux milieux insulaires, les Polynésiens ont également trouvé différentes fonctions à cet arbre, qui renvoient aussi à des dimensions esthétique et patrimoniale. Après près d’un siècle de présence sur le sol polynésien, le tulipier paraît avoir été adopté par une partie de la population, comme en témoignent la forte mise en avant de son caractère esthétique, l’association de sa floraison avec l’observation de phénomènes annuels liés à la pratique traditionnelle de la pêche (saisons des rougets et des oursins, comme la floraison de l’érythrine est pour sa part associée à l’arrivée des baleines aux Australes[18]) ou bien encore son utilisation pour la construction de pirogues, autrefois directement taillées dans le tronc[19], même si elle est aujourd’hui en grande partie abandonnée. Le lien qui est fait entre tulipier et souvenirs d’enfance (jeu et présence dans les cours d’école) révèle enfin une forme d’attachement affectif à cet arbre (« Pour nous avant c'était un jeu, c'est mieux de le garder », FP36). L’expression « je jouais avec quand j’étais petit/petite » est ainsi revenue comme un leitmotiv au cours de l’enquête. Ce qui rappelle le rôle structurant des pratiques de l’enfance et de l’adolescence dans la construction des relations à la nature (Atlan et al., 2021 ; van Tilbeurgh et Atlan, 2022) et le fait que les gens ont tendance à valoriser les espèces avec lesquelles ils ont grandi (Humair et al., 2014b).

Autant d’éléments qui tendent à souligner que le tulipier semble aujourd’hui faire partie du paysage polynésien, étant notamment perçu comme un facteur d’embellissement, en introduisant de la couleur et de la variété, et esquissent le portrait d’une espèce en voie d’indigénisation culturelle ou de patrimonialisation, comme par exemple le goyavier fraise à La Réunion (Piccin et Danflous, 2013) ou la cannelle aux Seychelles (Kueffer et al., 2013).

La vision pragmatique et utilitariste des espèces invasives est évoquée dans de nombreux travaux, qui soulignent que les utilisations potentielles constituent une clé de lecture très importante dans l’appréhension des espèces exotiques envahissantes par les populations locales (Kapitza et al., 2019 ; Kull et al., 2019). À l’heure où l’utilisation économique des plantes invasives est un moyen envisagé pour limiter leur extension (Sarat et al., 2018), y compris pour le miconia en Polynésie française (Grignet, 2019), cette vision très utilitariste pourrait être aussi une piste à étudier pour favoriser le contrôle du tulipier, même si elle paraît pour le moment peu probable, de nombreuses personnes ayant plutôt souligné qu’il s’agissait d’un bois de mauvaise qualité. Dans d’autres pays, on lui prête pourtant des propriétés médicinales (Abati et al., 2023). Mais les représentations sociales du tulipier ressortant de l’enquête renvoient également à une dimension sensible et vraisemblablement à la perception spécifique des arbres dans la culture ma’ohi où ils constituaient traditionnellement une ressource majeure et inspirent toujours un certain respect, qui n’est pas sans rappeler la « valeur d’existence » attribuée aux éléments naturels par certaines populations autochtones, comme les Inuits (Joliet et van Tilbeurgh, 2020). B. Saura (2008, p. 59) évoque ainsi une culture ma’ohi « ontologiquement liée à la terre et aux végétaux » et d’autres auteurs ont souligné la place culturelle et cultuelle de l’arbre en Polynésie française (Orliac, 1990 ; Larrue, 2007).

L’importance d’une meilleure communication sur les impacts négatifs du tulipier du Gabon sur les espèces endémiques polynésiennes

L’enquête suggère enfin quelques pistes pour les personnes impliquées dans la gestion des espèces exotiques envahissantes. Ses résultats ont en effet révélé une connaissance globalement faible du tulipier sur les îles de Tahiti et Moorea, en dépit des importants efforts déployés en Polynésie française, où un Groupement Espèces Envahissantes a été mis en place en mai 2013 par la Direction de l’environnement en partenariat avec l’État et où existe également un réseau de veille contre les espèces invasives (Te Rau Mata Arai)[20]. Ce qui pose indirectement la question de l’impact des campagnes de sensibilisation sur les espèces exotiques envahissantes, même s’il est difficile d’en mesurer l’efficacité.

Comme le déficit de connaissance semble toucher particulièrement les jeunes générations, on peut s’interroger sur la place accordée à la question de la biodiversité et à cette thématique des espèces invasives dans l’enseignement. L’école a été assez peu évoquée comme vecteur d’information dans les commentaires qualitatifs. La remarque d’un questionnaire recueilli au lycée agricole de Moorea est à ce titre informative : « Quand les élèves arrivent au lycée très peu le connaissent et ils ne sont pas sensibilisés. Ils le confondent souvent avec l'érythrine » (HM56). Si cela va probablement en partie de pair avec une perte d’intérêt plus générale des jeunes générations envers la nature, cela suggère aussi l’existence de marges notables d’action en matière éducative. Il s’agirait sans doute d’un angle d’approche intéressant à généraliser comme le soulignent différents auteurs (Jordan et al., 2011 ; Verbrugge et al., 2021 ; Kaine et Wright, 2022) et comme cela a pu se faire par exemple récemment à Raiatea, une autre île de l’archipel de la Société, autour du Paysage Culturel de Taputapuātea dans le cadre du programme PROTEGE[21] ou à une plus large échelle à La Réunion[22]. Jordan et al. (2011) insistent ainsi sur l’importance de cette éducation environnementale et le changement de regard et de comportement des populations sur les espèces envahissantes quand elles sont bien informées. Depuis la fin de l’enquête, un kit éducatif dédié à la biodiversité terrestre de la Polynésie française[23] a d’ailleurs été créé et remis à tous les établissements scolaires du territoire à partir de la fin 2019. Mais en raison de l’importante utilisation des réseaux sociaux[24] en Polynésie, ce canal de diffusion serait également intéressant pour toucher les jeunes générations. Les vecteurs d’information indirecte sur le tulipier qui sont apparus dans le cadre des remarques (guides de randonnée et site internet Tahiti Héritage) pourraient constituer d’autres leviers à mobiliser pour diffuser des renseignements plus précis à son sujet. L’enquête a notamment révélé un besoin d’explications sur les impacts négatifs du tulipier sur la biodiversité (qui paraissent souvent mal compris ou méconnus) et une plus grande difficulté à reconnaître le tulipier quand il est petit (des photographies de jeunes plants dans les fiches d’identification des différents guides sur les espèces invasives seraient donc utiles).

Par ailleurs, la perception sociale plutôt positive du tulipier qui se dessine au travers de l’enquête ne doit pas être sous‑estimée. Le fort attachement au caractère esthétique de sa floraison, y compris comme facteur d’embellissement des paysages polynésiens, pourrait en particulier constituer un frein dans la gestion de cette espèce, comme l’ont relevé d’autres auteurs au sujet des arbres dont la dimension ornementale est appréciée (Starfinger et al., 2003 ; Dickie et al., 2014). Contrairement au miconia qui est apparu en filigrane de l’enquête comme une sorte d’espèce « charismatique » de référence en matière d’espèce invasive en Polynésie française (Lorimer, 2007 ; Jaric et al., 2020), révélant indirectement l’efficacité des campagnes de communication menées au sujet du « cancer vert » (Meyer, 2013), les impacts négatifs du tulipier semblent mal appréhendés, voire mis en doute par une partie des personnes interrogées. Ce qui suggère une certaine inefficacité des informations délivrées à ce sujet et/ou une relative imperméabilité des populations à l’égard des nuisances du tulipier.

De nombreux auteurs ont montré que l’angle choisi pour aborder cette question de la sensibilisation aux espèces envahissantes est très important pour obtenir l’adhésion de la population (Fraser, 2006 ; Garcia-Llorente et al., 2008 ; van der Wal et al., 2015 ; Melero, 2017 ; Kapitza et al., 2019 ; Kaine et Wright, 2022). Comme ils le soulignent, communiquer uniquement sur l’origine exogène d’une espèce s’avère insuffisant. Il est nécessaire d’expliquer également très clairement les dommages qu’elle provoque. Car, comme le notent Garcia‑Llorente et al. (2008), le soutien public à la gestion des espèces exotiques envahissantes est très lié à la perception des risques associés à ces espèces. Les habitants sont d’autant plus enclins à participer aux programmes d’éradication qu’ils y voient leur propre intérêt (Fraser, 2006) ou en quoi cela peut sauvegarder des espèces endémiques charismatiques (Kueffer et Kull, 2017 ; Jaric, 2020). Afin de toucher davantage l’opinion publique en Polynésie française, il serait donc important d’apporter plus d’informations sur les impacts négatifs du tulipier et en particulier sur les espèces endémiques polynésiennes et les sites naturels emblématiques qu’il menace directement[25].

Les résultats de cette enquête rappellent enfin qu’il est nécessaire de sortir d’une optique peut‑être parfois un peu trop descendante, et abstraite pour la population, de la gestion des espèces exotiques envahissantes (celle‑ci pouvant apparaître comme un objectif en soi, sans réelle justification). Il est essentiel de prendre en compte en amont les spécificités du contexte socioculturel et la complexité des représentations sociétales des espèces invasives et de s’appuyer sur celles‑ci pour orienter et expliquer très concrètement les politiques de conservation. Partager, et ainsi valoriser, les connaissances empiriques de la population polynésienne sur le tulipier (notamment les observations spatiales fines sur sa dynamique de progression – et donc les lieux à prioriser pour les campagnes de coupe et d’arrachage) serait, par exemple, de nature à attirer l’attention d’un nombre plus important d’habitants. La gestion des espèces invasives est aussi une question sociale et les stratégies partenariales, co‑construites avec la population, sont à privilégier afin de susciter une plus large adhésion.