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Comprendre les perceptions pour comprendre l’adaptation

La zone côtière est un écosystème très dynamique où se mêlent les phénomènes d’érosion avec les phénomènes d’accrétion ; il est tout à fait naturel qu’un trait de côte recule ou avance au cours des saisons et des années (Pilkey et Cooper, 2014). Au-delà de cette variabilité naturelle, on observe aujourd’hui une dominance de l’érosion par rapport à l’accrétion (Cazenave et Cozannet, 2013 ; Oppenheimer et al., 2019 ; Rangel-Buitrago et al., 2023). Le recul du trait de côte, la perte des plages, les inondations marines et la salinisation des terres affectent de nombreux espaces côtiers. Ces derniers sont d’ailleurs souvent densément peuplés et concentrent les activités économiques et sociales (Oppenheimer et al., 2019). Ces activités et les infrastructures et constructions associées constituent une cause majeure de l’érosion côtière, y compris parce que le sable marin, souvent extrait des plages, est utilisé dans la construction (Mahamoud et al., 2023 ; Rangel-Buitrago et al., 2023). S’y ajoute le changement climatique, dont les impacts – notamment la montée du niveau marin et l’intensification des événements météo-marins extrêmes tels que les cyclones – accentuent l’érosion côtière (Cazenave et Cozannet, 2013). Les différentes causes de l’érosion s’enchevêtrent et sont difficiles à distinguer les unes des autres (Oppenheimer et al., 2019).

Comment répondre à l’érosion côtière dans ce contexte complexe, et pourquoi observe-t-on une stratégie de réponse plutôt qu’une autre ? Pour mieux comprendre les modes d’adaptation côtière, et afin d’identifier une réponse adéquate et efficace, il convient d’étudier les perceptions. En effet, les perceptions guident et structurent les actions, notamment au niveau local – qui est un niveau fondamental pour l’adaptation (Aswani et al., 2015 ; Canavesio, 2017 ; Meur-Ferec et Guillou, 2020 ; Michel-Guillou et Meur-Ferec, 2017 ; Schwarz et al., 2011 ; Smith, 2018 ; Stancioff et al., 2018, p. 2 ; Walshe et Stancioff, 2018), surtout dans les pays du Sud dans un contexte insulaire, où les communautés agissent souvent de façon autonome (Hagedoorn et al., 2019).

En s’appuyant sur la psychologie, Grothmann et Patt (2005) identifient la motivation à s’adapter comme un facteur clé pour expliquer si un acteur s’adapte, et si oui, de quelle façon il le fait. Au-delà de la faisabilité des réponses (en termes de ressources et de compétences), ce sont surtout les perceptions qui déterminent si une réponse est mise en œuvre : ce qu’un individu ou un groupe pense qu’il est en mesure de faire, et ce qu’il veut faire (McNaught et al., 2014). Cette motivation est étroitement liée à la perception des risques, c’est-à-dire aux représentations sociales et individuelles des impacts attendus d’un aléa – l’érosion côtière en l’occurrence. Elle est également liée à la perception des capacités de réponse (Grothmann et Reusswig, 2006 ; Schwarz et al., 2011). Ces capacités de réponse comprennent deux dimensions : d’un côté, une évaluation des mesures de réponse et de leur efficacité, et de l’autre, une évaluation des moyens nécessaires pour leur mise en œuvre. Ainsi, afin qu’un individu s’adapte, il ne suffit pas qu’il se sente menacé par le changement observé. Il est également nécessaire qu’il considère qu’une certaine réponse peut contenir cette menace de façon efficace, et qu’il se juge lui-même en mesure de mettre en œuvre la réponse (Krause et al., 2015).

Plusieurs études concluent que les perceptions expliquent mieux les modes d’adaptation que les ressources, les technologies disponibles, les compétences ou encore les risques (Elrick-Barr et al., 2017 ; Grothmann et Reusswig, 2006). Pourtant, les perceptions ne sont pas bien comprises, en particulier celles des mesures de réponse, c’est-à-dire, en l’occurrence, les stratégies d’adaptation à l’érosion côtière. Certaines études cherchent à comprendre pourquoi les risques sont perçus de différentes manières (Berge et al., 2022 ; Meur-Ferec et Guillou, 2020 ; Michel-Guillou et Meur-Ferec, 2017 ; Philippenko et al., 2021 ; Rulleau et al., 2015) ou comparent les perceptions et les changements observés grâce aux données géophysiques (Gioli et al., 2014 ; Stervinou et al., 2013). Les perceptions des causes des changements côtiers, des mesures de réponse et de leur efficacité, tout comme les facteurs qui expliquent les préférences de certaines mesures, sont moins étudiées (Bazart et al., 2023 ; Rulleau et al., 2015). De même, moins d’études sont menées dans le contexte du Sud global (Mallette et al., 2021).

Notre étude analyse les perceptions des communautés locales aux Comores, un archipel à l’origine volcanique dans l’océan Indien. Nous nous intéressons aux perceptions des changements côtiers, leurs causes et effets, et aux perceptions des mesures de réponses prises et/ou proposées : comment les populations locales perçoivent-elles et interprètent-elles les changements côtiers ? Comment expliquent-elles leurs causes et comment évaluent-elles les risques qui en résultent ? Nous expliquons d’abord le choix des Comores et de notre approche méthodologique (section 2), puis présentons les résultats de notre enquête (section 3). Nous discutons les résultats (section 4) avant de conclure (section 5).

Les Comores comme étude de cas

Le contexte comorien

L’érosion côtière est particulièrement préoccupante dans les espaces insulaires : la géographie insulaire implique généralement un trait de côte qui est proportionnellement très long par rapport au territoire ainsi qu’une forte concentration des populations, des infrastructures et des activités économiques en milieu côtier (Oppenheimer et al., 2019). C’est aussi le cas de l’Union des Comores (Montfraix, 2011 ; Saandi, 2021).

L’Union des Comores, ou les Comores, est un archipel situé dans le Canal de Mozambique, entre Madagascar et le continent africain. Trois îles – Ngazidja (Grande Comore), Mwali (Mohéli) et Ndzuani (Anjouan) ­– ont accédé à leur indépendance vis-à-vis de la France en 1975. La quatrième île, Maoré (Mayotte) est restée sous administration française ; elle est revendiquée par les Comores. Cette division souligne déjà les tensions entre les îles, qui ont des identités régionales fortes malgré une culture et une histoire commune (Said Ahmed, 2015). Depuis l’indépendance, les Comores sont marquées par l’instabilité politique, avec une succession de coups d’État et de tentatives de sécession (Baker, 2009 ; Dobler, 2019 ; Said Ahmed, 2015 ; Said Mohamed et al., 2021). Les Comores restent aujourd’hui un État faible, classifié de « partiellement libre » par Freedom House (Freedom House, 2023).

La gouvernance fragile est aussi liée aux défis économiques du pays. Les Comores comptent parmi les pays les moins avancés,[1] avec un revenu national brut par habitant de 1 593 dollars US en 2021 (UNCTAD, 2022). L’index de développement humain s’est amélioré mais reste faible : 0,558 en 2021, ce qui classe les Comores à la 156e place sur 191 (PNUD, 2023). La population de 820 000 personnes environ vit majoritairement en milieu rural (70 %), est très jeune (42 % ont moins de 15 ans) et en croissance : elle devrait atteindre 1 million d’habitants d’ici 2030 (Union des Comores, 2020).

À ces défis de gouvernance et de développement socio-économique s’ajoutent le changement climatique et les dégradations environnementales. En tant que petit État insulaire en voie de développement (PEID), État africain et l’un des pays les moins avancés, les Comores font partie des trois groupes d’États considérés « particulièrement vulnérables » face aux effets néfastes du changement climatique. Les Comores présentent en effet une vulnérabilité très élevée face au changement climatique ; pour certains, le pays serait même « le pays de l’Afrique subsaharienne le plus exposé aux chocs climatiques suivi de Madagascar » (Djillali et Anwadhui, 2014 ; voir aussi World Bank, 2019). Toutefois, la dégradation, voire la perte de la flore et de la faune comorienne est aussi le résultat des pressions anthropiques locales, de la croissance démographique et de la pauvreté (Bourgoin et al., 2017 ; Sinane et al., 2010).

Une enquête dans cinq villages

Afin de comprendre les enjeux d’adaptation côtière aux Comores, nous avons réalisé une étude de terrain en juillet 2022[2] pendant laquelle nous avons mené des enquêtes dans cinq villages sur deux îles différentes, Ngazidja (Grande Comore) et Mwali (Mohéli). Pour des raisons pratiques, il n’était malheureusement pas possible d’inclure la troisième île, Ndzuani (Anjouan) dans l’étude.

Les villages étudiés (figure 1) sont tous affectés par l’érosion côtière, mais y ont répondu de façon différente. Les villages de Fumbuni (Ngazidja) et de Niamachoi (Mwali) avaient construit des digues qui se sont effondrées lors du passage du cyclone Kenneth en février 2019. Elles devraient être reconstruites dans le contexte du projet de résilience post-Kenneth de la Banque Mondiale (World Bank, 2019). Hantsindzi (Ngazidja) dispose également d’une digue qui est partiellement détruite. Le village voisin de Ndrude, un peu plus éloigné de la mer, n’a pas construit de digues, alors que Hamavuna (Mwali) innove avec une approche plus douce : les villageois ont construit une digue en bois, associée à une tentative de revégétalisation (Riwad, 2022 ; voir aussi figure 6).

Figure 1

Carte des Comores avec les cinq sites étudiés. Source : UN Geospatial Information Section (2020)

Carte des Comores avec les cinq sites étudiés. Source : UN Geospatial Information Section (2020)

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Nous avons passé une demi-journée environ dans chaque village avec une dizaine d’étudiants locaux. Cela nous a permis tout d’abord d’observer directement l’érosion côtière et les solutions mises en place. Deuxièmement, nous avons, avec le soutien des étudiants, mené des entretiens directifs avec la population locale. Ces entretiens ont suivi un questionnaire composé de questions fermées et ouvertes (voir annexe 1). Les étudiants ont approché des habitants au hasard, suivant un échantillonnage de convenance. Alors que cette approche ne garantit pas un échantillon représentatif de la population comorienne, elle est courante dans les enquêtes dans un contexte des PEID (par exemple Rudiak-Gould, 2012), y compris aux Comores (Betzold et Mohamed, 2017 ; Ratter et al., 2016 ; Saandi, 2021 ; Sinane, 2013) et respecte les standards éthiques en sciences sociales. Les étudiants ont posé les questions oralement, en langue locale (shi-komori), puis noté les réponses données en français sur le questionnaire. Ces entretiens étaient d’une durée courte d’environ 15 minutes par participant. L’échantillon de convenance final comprend 233 questionnaires remplis, dont 123 à Mwali (48 à Niamachoi et 62 à Hamavuna) et 110 à Ngazidja (57 à Fumbuni, 31 à Hantsindzi et 25 à Ndrude) (tableau 1).

Tableau

Informations démographiques de l'échantillon des enquêtes dans cinq villages

Informations démographiques de l'échantillon des enquêtes dans cinq villages

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Le questionnaire (annexe 1) cherche à établir, d’une part, les perceptions des changements côtiers observés par la population locale et les causes et effets de ces changements, d’autre part, les mesures de réponses qui ont été prises et/ou qui pourraient être prises, leurs effets et leur efficacité. Des informations démographiques (âge, genre, notions de changement climatique) complètent le questionnaire. Afin de pouvoir mieux comparer les réponses, le questionnaire suit en partie le questionnaire de Saandi (2021).

Afin d’analyser les réponses au questionnaire via des statistiques descriptives, nous les avons transférés dans un fichier Excel. Certaines réponses aux questions ouvertes ont par ailleurs été manuellement catégorisées afin de pouvoir mieux les comparer.

Résultats

Une côte en évolution perpétuelle

Les enquêtes témoignent d’une côte en plein changement : la très grande majorité des personnes enquêtées (83 %) indique que la côte a changé (question 3, annexe 1). Le pourcentage des personnes qui observent un changement côtier ne varie que légèrement entre les cinq villages : à Hamavuna, ce sont 77 % des répondants qui affirment que la côte a changé, alors qu’à Hantsindzi et Ndrude, ce sont 90 % et 89 % respectivement qui l’affirment.

Comment la côte a-t-elle évolué ? Nous avons catégorisé les réponses à cette question ouverte (question 3.1, annexe 1) afin d’identifier des tendances. Parmi les changements évoqués, l’érosion côtière domine largement. En moyenne, 80 % des personnes ayant noté un changement côtier l’évoquent. Cependant, cette érosion n’est pas uniforme : elle est plus souvent évoquée à Niamachoi (83 %), Hantsindzi (87 %) et Ndrude (93 %) qu’à Hamavuna (76 %) et à Fumbuni (54 %) dont la côte est rocheuse. Les habitants associent l’érosion côtière à une montée du niveau de la mer, une perte de sable, et, de manière concomitante, une destruction ou perte de maisons, champs, routes et autres. Les personnes enquêtées décrivent la mer comme étant plus « haute ». Cette dernière « déborde les limites » et « prend le sable », de façon à révéler des affleurements rocheux auparavant recouverts de sable (le beach-rock en anglais). D’autres individus notent que la mer est « plus agitée » et que les vagues sont plus fortes. Ils estiment que le trait de côte dans les villages étudiés a déjà reculé, la mer est plus proche des maisons, des champs et des routes, qui sont plus exposés, ou parfois déjà détruits ou « envahis » par la mer.

Au-delà de l’érosion côtière, les personnes enquêtées notent aussi la disparition de poissons (10 % des personnes ayant noté un changement côtier en moyenne), notamment à Fumbuni (21 %) et une dégradation générale de la côte, notamment en raison des déchets qu’on y trouve (6 % en moyenne). D’autres changements ne sont évoqués que rarement, par exemple, les enrochements mis sur la plage de Hantsindzi (3 personnes, 2 %).

À la question ouverte concernant la manière dont la côte a changé (question 3.1, annexe 1), quelques personnes enquêtées répondent qu’elles se sentent déjà menacées. L’érosion côtière est « inquiétante », « on n’arrive même pas à trouver de sommeil », et on s’attend à une aggravation de la situation : la mer monte « progressivement ». Une personne précise même « que dans trois ans on doit déménager car les montées des eaux sont fréquentes ». Le questionnaire demande aussi explicitement si les personnes enquêtées se sentent exposées aux aléas côtiers, notamment les inondations marines, et si elles ont déjà vécu ces dernières (questions 4 et 5, annexe 1). Les enquêtes confirment ces deux propos, qui sont d’ailleurs liés : les personnes ayant vécu des inondations marines dans le passé se sentent généralement plus exposées aux aléas côtiers (figure 2).

Deux tiers des personnes enquêtées ont déjà vécu des inondations marines. Pourtant, les villages ne se sentent pas concernés au même degré. Alors que presque tous les habitants enquêtés de Fumbuni (88 %) et trois quarts de ceux de Niamachoi (75 %) rapportent d’avoir déjà fait l’expérience des inondations marines, c’est le cas pour seulement 43 % des personnes enquêtées à Ndrude et 56 % de celles enquêtées à Hamavuna. Les enquêtés précisent d’ailleurs que c’est une expérience régulière : ils ont pour la plupart vécu ces inondations « plusieurs fois », ou même « mille fois ».

Il est alors peu surprenant que les personnes enquêtées se sentent majoritairement exposées aux aléas côtiers, qu’elles se considèrent un peu (22 %) ou très (51 %) exposées. En effet, le sentiment d’exposition est plus prononcé parmi les personnes ayant vécu des inondations marines : en moyenne, 29 % des personnes n’ayant pas encore eu l’expérience d’inondations marines se sentent très exposées, et 39 % ne se sentent pas exposées. En revanche, 63 % des personnes qui ont fait cette expérience se sentent exposées, et seulement 9 % des personnes ayant vécu des inondations ne se sentent pas exposées (χ2 = 35.7 , p< 0.001).

Figure 2

Sentiment d’exposition en fonction de l’expérience des montées d’eau, par village

Sentiment d’exposition en fonction de l’expérience des montées d’eau, par village

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L’érosion côtière et les inondations marines sont observées et décrites comme une menace. Quelles en sont les causes ? Les enquêtes mettent en avant deux causes principales en réponse à cette question fermée (question 3.2, annexe 1) : l’extraction de sable d’un côté et la montée du niveau de la mer de l’autre (figure 3). Il faut noter que ces réponses ne sont pas mutuellement exclusives, et que les personnes enquêtées pouvaient sélectionner plus d’une réponse.

Pour 56 % personnes enquêtées, l’érosion côtière résulte du prélèvement de sable. Ce pourcentage augmente à 70 % si Fumbuni, dont la côte est rocheuse, est exclu. La moitié (51 %) des personnes enquêtées lie également l’érosion à l’augmentation du niveau de la mer, en particulier à Mwali, où 66 % des personnes enquêtées considèrent que c’est la montée du niveau marin qui a contribué à l’érosion, contre 38 % des personnes enquêtées à Ngazidja. D’autres causes sont moins souvent évoquées. Pour 18 % des personnes enquêtées, le problème résulte du fait que les constructions trop proches de la mer ; c’est surtout à Fumbuni que l'expansion urbaine en zone côtière (le coastal squeeze en anglais) est considéré problématique (26 % des personnes enquêtées), et, dans une moindre mesure, à Niamachoi et à Hantsindzi (19 % des personnes enquêtées). Certaines personnes enquêtées ajoutent d’autres causes, notamment les déchets (15 personnes, 6 % des personnes enquêtées) ; le cyclone Kenneth avec ses forts vents (7 personnes, 3 %) ; ou encore le déboisement et la disparition des mangroves (8 personnes, 3 %). Ces causes différentes ne dépendent pas d’autres facteurs : nous ne trouvons pas de différences importantes en fonction d’autres caractéristiques des personnes enquêtées, tels que si elles se sentent exposées ou disent avoir ou non des notions du changement climatique (exposée : χ2 = 3.7236, p>0.05 ; notions : χ2 = 5.7067, p>0.05).

Figure 3

Causes des changements côtiers observés, par village

Causes des changements côtiers observés, par village

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Une stratégie de réponse par la protection dure

Les enquêtes indiquent clairement que la côte comorienne s’érode, que cette érosion est considérée comme une menace et qu’elle est majoritairement attribuée à deux causes principales : l’extraction de sable d’un côté, et la montée du niveau de la mer de l’autre. Comment répondre à l’érosion ?

Nous voulions d’abord savoir ce que la population locale ferait en tant que décideur (question 8, annexe 1). Nous avons catégorisé les réponses à cette question ouverte afin de mieux comparer les propositions formulées. La digue semble être la mesure préférée : en moyenne, 50 % des personnes enquêtées proposent de (re)construire les digues. Toutefois, nous observons de grandes différences entre les villages : à Hantsindzi et Fumbuni, ce sont 35 % et 39 % des personnes enquêtées qui mettraient en place des digues, contre 58 % à Niamachoi – où la digue s’est effondrée pendant le cyclone Kenneth – et 65 % à Hamavuna – où le village a récemment planté des arbres sur la plage, ce qu’ils appellent la digue en bois (Riwad, 2022 ; voir aussi graphique 6).

Figure 4

Mesures de réponse proposée par les personnes enquêtées, par village

Mesures de réponse proposée par les personnes enquêtées, par village

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Le questionnaire s’est notamment concentré sur le sujet des digues et demandait aux personnes enquêtées d’évaluer leur efficacité (question 6, annexe 1). La grande majorité (85 %) des individus interrogés – y compris ceux qui n’ont pas proposé la construction des digues – juge que les digues sont un moyen durable pour faire face à l’érosion côtière. Nous trouvons des différences importantes entre les villages (χ2 = 10.2969, p<0.05) mais pas en fonction de l’exposition perçue aux aléas côtiers (χ2 = 2.1914, p>0.05). En revanche, les personnes enquêtées qui disent avoir des notions du changement climatique perçoivent la digue moins positivement : 66 % des personnes qui disent avoir des notions du changement climatique considèrent la digue comme une solution durable, contre 83 % de celles qui n’en ont pas (χ2 =8.0242, p<0.05). Cette évaluation très positive des digues se manifeste également dans les questions ouvertes (question 7, annexe 1) : les personnes enquêtées notent pour la plupart que la digue peut protéger les populations ou bien a pu le faire pendant longtemps. Seulement une petite minorité des personnes enquêtées note aussi des effets négatifs ou une insuffisance des digues face à la montée du niveau de la mer. Une personne à Fumbuni explique par exemple que la digue a « changé la direction des courants marins », une personne à Hantsindzi remarque qu’« il y a beaucoup d'enlèvement de sable donc les digues sont impuissantes ». De façon similaire, une personne à Ndrude souligne que « la digue n'est pas importante ; ce qu'il faut faire c'est le reboisement et aussi arrêter de prendre le sable dans les côtes ». Ces remarques plus critiques, même si elles sont partagées par les experts et les chercheurs (Klöck, 2023 ; Ratter et al., 2016 ; Saandi, 2021 ; Sinane, 2013), restent toutefois rares dans les enquêtes.

Au-delà des digues, quelles seraient les alternatives ? Un certain nombre de personnes enquêtées propose des mesures plus souples, notamment la revégétalisation – telle que réalisée à Hamavuna – ou encore des réglementations pour la gestion côtière, c’est-à-dire la fin de l’extraction de sable et une meilleure gestion des ordures. Ces mesures plus douces sont toutefois moins populaires que la digue : en moyenne, 15 % des personnes enquêtées proposent de replanter la mangrove ou d’autres plantes, notamment à Niamachoi et à Hamavuna (25 et 23 %, respectivement). Un nombre similaire de personnes proposent d’arrêter l’extraction de sable : 15 % en moyenne, notamment à Hantsindzi (26 %), Niamachoi (23 %) et Hamavuna (21 %). Personne à Fumbuni n'évoque l’extraction de sable, étant donné que la côte y est rocheuse ; en revanche, 26 % de personnes enquêtées à Fumbuni suggèrent de mieux gérer l’espace côtier, et de ne plus jeter les ordures sur la côte. Pour les cinq villages, l’idée d’une meilleure gestion côtière est évoquée par 12 % des personnes enquêtées, notamment à Fumbuni (26 % des personnes enquêtées).

Enfin, si la relocalisation est une mesure plus radicale, celle-ci sera probablement inévitable dans certaines régions (Klöck, 2023 ; Union des Comores, 2006). Cinq personnes proposent de déménager en réponse à la question ouverte sur les mesures qu’elles mettraient en place si elles pouvaient décider (question 8, annexe 1) : deux personnes à Niamachoi et trois à Hamavuna. En revanche, un nombre important de personnes enquêtées a déjà pensé à se relocaliser, notamment parmi celles qui se sentent exposées aux aléas côtiers (question 9, annexe 1 ; figure 5). Même parmi les personnes qui ne se sentent pas exposées, 26 % ont déjà considéré la relocalisation, et ce notamment à Mwali (40 % à Niamachoi et 36 % à Hamavuna). Ce chiffre monte à 40 % dans les cinq villages pour les personnes qui sentent un peu exposées, et à 53 % pour celles qui se sentent très exposées (χ2 = 11.2969, p<0.05). C’est en particulier à Hamavuna qu’une majorité des individus a déjà pris en considération la relocalisation (57 % de toutes les personnes enquêtées à Hamavuna, et 72 % de celles qui se sentent un peu ou très exposées), possiblement aussi car Hamavuna est le village le plus périphérique et le plus pauvre des cinq villages.

Figure 5

Proportion des personnes enquêtées ayant considéré la relocalisation, en fonction du sentiment d’exposition, et par village

Proportion des personnes enquêtées ayant considéré la relocalisation, en fonction du sentiment d’exposition, et par village

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Discussion

Les perceptions sont essentielles pour comprendre les modes d’adaptation. Selon le modèle de Grothmann et Patt (2005), il faut étudier tant les perceptions de risque que les perceptions des capacités de réponse. Nous discutons nos résultats par rapport à ces deux dimensions.

Deux causes principales de l’érosion côtière

Les enquêtes montrent que la population perçoit une érosion côtière ; il y a clairement un sentiment de risque, voire de menace. Cette perception est en lien avec des recherches en géographie et géomorphologie : les côtes comoriennes sont en pleine érosion et sujettes aux submersions marines. Ce sont notamment les plages sableuses qui sont les plus menacées (Mahamoud et al., 2022). Presque la moitié des plages ont déjà disparu selon un rapport du gouvernement comorien (Union des Comores, 2016) et elles pourraient devenir encore plus rares à l’avenir, les Comores étant parmi les pays les plus à risque de perte de plages sableuses au monde (Vousdoukos et al., 2020). Au-delà des plages sableuses, on note également « la disparition de quartiers, de plages, de cimetières, de terres agricoles, des forêts littorales, et la perte de patrimoine culturel (anciennes mosquées) et de capital touristique dans presque toutes les localités côtières » (AFD, 2021, p. 149).

Les enquêtés identifient deux causes principales de ce recul du trait de côte et de l’érosion côtière plus généralement : le changement climatique et notamment l’augmentation du niveau de la mer d’un côté, les pressions anthropiques locales, en particulier le prélèvement de sable, de l’autre. C’est aussi ce que corroborent les études scientifiques. Concernant l’augmentation du niveau de la mer, il n’existe pas de données précises pour les Comores (Mahamoud et al., 2022 ; Saandi, 2021 ; Sinane, 2013). En 2006, le gouvernement s’attendait à une augmentation du niveau de la mer de 20 centimètres d’ici 2050, ce qui détruirait 29 % des routes et ouvrages, paralysant les activités économiques, diminuerait les terres cultivables de 734 hectares et déplacerait au moins 10 % de la population (Union des Comores, 2006). Alors que l’augmentation du niveau marin et l’intensification des événements météo-marins extrêmes (cyclones, houles) contribuent sans doute à l’érosion côtière, il est également avéré que celle-ci est aussi le résultat des pressions anthropiques locales, notamment le prélèvement de sable (Betzold et Mohamed, 2017 ; Ratter et al., 2016 ; Saandi, 2021 ; Sinane, 2013 ; Sinane et al., 2010).

L’extraction de sable et de tout matériel marin (tels que les roches ou les coraux) est formellement interdite depuis 1994 (Union des Comores, 1994). Malheureusement, cette loi n’est pas appliquée de manière systématique, du fait de la faible gouvernance et de l’absence relative de l’État au niveau local (Klöck, 2023). Dans les lieux où il est présent, l’État peut même encourager l’extraction de sable (Sinane, 2013), en organisant lui-même la vente des matériaux côtiers, comme en témoigne Saandi (2021) à Mwali, ou au moins l’autoriser tacitement, en imposant des taxes, comme l’ont observé Ratter et al. (2016) à Ndzuani.

Le sable marin est utilisé dans le secteur de la construction, notamment pour la fabrication des maisons (voir graphique 6B), car il est plus facilement disponible et moins coûteux que le sable concassé volcanique – même s’il est de qualité inférieure. Souvent, l’extraction de sable est alors expliquée par la grande pauvreté et le manque d’activités alternatives génératrices de revenus (Bourgoin et al., 2017 ; Klöck, 2023). Toutefois, ce ne sont pas forcément les plus pauvres qui se servent du sable marin (Ratter et al., 2016 ; Saandi, 2021). Quoi qu’il en soit, il est clair que cette pratique persiste à travers les trois îles de l’archipel, avec des effets destructeurs sur le trait de côte (AFD, 2021 ; Mamaty et Bandar Ali, 2018 ; Sinane, 2013 ; Sinane et al., 2010). Étant donné la forte croissance démographique et le fait que les maisons (construites avec le sable marin) sont souvent situées dans des zones côtières à risque, on peut s’attendre à une augmentation de l’érosion côtière et de la vulnérabilité de la population comorienne à l’avenir (Abdoulkarim et Soulé, 2011 ; Saandi, 2021).

Figure 6

A : les vestiges d’une digue effondrée à Niamachoi (Mwali). B : du sable marin destinée à la construction. C : Enrochement à Niamachoi (Mwali). D : « Digue en bois » : campagne de reboisement à Hamavuna (Mwali). Clichés par les auteurs

A : les vestiges d’une digue effondrée à Niamachoi (Mwali). B : du sable marin destinée à la construction. C : Enrochement à Niamachoi (Mwali). D : « Digue en bois » : campagne de reboisement à Hamavuna (Mwali). Clichés par les auteurs

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Comme le proposent certaines personnes enquêtées, il faudrait stopper l’extraction de sable, conformément à la loi de 1994. C’est également la solution la plus proposée dans l’enquête de Sinane (2013), et l’avis des experts et des scientifiques (Klöck, 2023 ; Mahamoud et al., 2023 ; Ratter et al., 2016 ; Saandi, 2021 ; Sinane, 2013 ; Sinane et al., 2010). Mamaty et Bandar Ali (2018, p. 4) concluent même que « mettre en œuvre les politiques et faire appliquer les lois est déjà un grand pas vers la lutte contre les effets du changement climatique ». Malgré la faiblesse étatique, il est tout à fait possible de faire respecter l’interdiction de l’extraction de sable au niveau des villages. Aux Comores, le village est un niveau de gouvernance clé où les associations villageoises sont très actives. Ces associations sont en mesure de décider et faire respecter leurs décisions (Freed et al., 2016), y compris en ce qui concerne l’extraction de sable. À Moya (Ndzuani), dont la plage est considérée comme la plus jolie de l’île, le village a interdit l’extraction de sable et nettoie même la plage de façon régulière. La présence des bungalows touristiques depuis les années 1970 a aidé la préservation de cette plage (Ratter et al., 2016 ; Sinane et al., 2010).

La digue, une réponse « mal-adaptive » à l’érosion côtière

L’exemple de Moya reste l’exception ; la réponse dominante à l’érosion côtière aux Comores est la construction d’ouvrages de protection durs, notamment des digues : des murs verticaux en béton, construits en haut de plage. La digue est perçue comme une mesure efficace dans nos enquêtes aux Comores mais aussi plus globalement (voir par exemple Gray, 2023 ; Hayward, 2008 ; Mallette et al., 2021 ; Narayan et al., 2020 ; Rangel-Buitrago et al., 2018 ; Ratter et al., 2019 ; Sovacool, 2012).

La popularité de la protection côtière dure s’explique par sa visibilité, sa modernité, la rapidité de sa mise en œuvre et sa robustesse apparente : elle donne une sensation immédiate de sécurité, permettant de rester dans le « business as usual » au lieu de demander des changements de comportement (Arnall, 2022 ; Camus, 2017 ; Mallette et al., 2021 ; Sinane, 2013). Mais ces bénéfices apparents cachent des effets négatifs réels et bien documentés aux Comores (AFD, 2021 ; Betzold et Mohamed, 2017 ; Ratter et al., 2016 ; Sinane, 2013 ; Sinane et al., 2010) et ailleurs (Cooper et Pilkey, 2012 ; Nunn et al., 2021 ; Piggott-McKellar et al., 2020 ; Pilkey et Cooper, 2014 ; Rangel-Buitrago et al., 2018). En effet – et en particulier dans les contextes insulaires et ruraux comme aux Comores – les ouvrages de protection sont le plus souvent mal construits et mal placés, ce qui a pour effet d’accentuer l’érosion plutôt que de la réduire (Klöck et Nunn, 2019 ; Mahamoud et al., 2023 ; Nunn et al., 2021 ; Piggott-McKellar et al., 2020 ; Sinane, 2013). Les digues et d’autres ouvrages de protection dure nécessitent d’ailleurs un entretien permanent et des ressources financières, ainsi qu’un savoir-faire technique qui sont rares, surtout en milieu rural. Par conséquent, la plupart des digues ont une courte durée de vie et s’effondrent peu après leur construction (Nunn, 2013 ; Nunn et al., 2021). Les côtes rurales des îles Fidji sont par conséquent « parsemées des vestiges des digues effondrées » (Fink et al., 2021, p. 71). Cette description s’applique aussi à la situation aux Comores : beaucoup des digues, notamment dans les villages, sont dans un état déplorable, voire complètement effondrées (Saandi, 2021 ; Sinane, 2013). Enfin, la protection dure ne répond pas du tout à la problématique du prélèvement de sable, cause majeure de l’érosion côtière. Au contraire, on extrait parfois le sable d’une plage en érosion pour construire une digue sur cette même plage (Klöck, 2023 ; Sinane, 2013). Pour toutes ces raisons, les digues sont souvent classifiées d’approche « mal-adaptive » (Nunn et al., 2021 ; Nunn et Kumar, 2018 ; Piggott-McKellar et al., 2020). Pour Pilkey et Cooper (2014, p. xiv), la digue serait même « l’ennemi le plus mortel des plages ».

Ces effets négatifs sont mal connus par la population comorienne, comme en témoignent les enquêtes. Si la population voit les digues s’effondrer, les enquêtés ont tendance à penser que c’est car celles-ci seraient mal faites, qu’il en faudrait d’autres plus solides et plus larges. On note ici un décalage qui peut paraitre paradoxal : alors que la population attribue l’érosion côtière clairement à l’extraction de sable (outre le changement climatique), elle propose toutefois majoritairement d’y répondre en construisant, ou reconstruisant, des digues… avec du sable de plage.

Selon notre modèle théorique (Grothmann et Patt, 2005 ; Grothmann et Reusswig, 2006), il faut prendre en compte tant les perceptions de l’efficacité d’une mesure que les perceptions de la faisabilité de leur mise en œuvre. C’est peut-être la raison pour laquelle la digue reste la mesure préférée : la population se sent capable de la mettre en œuvre, contrairement à des mesures alternatives mal connues. Il semble que la digue soit en quelque sorte la réponse standard à laquelle les habitants ont recours par défaut, sans prendre en considération les causes diverses de l’érosion et la variété des mesures techniques et comportementales qui seraient disponibles et faisables. En effet, on note aussi dans les questionnaires que la population connaît peu les alternatives, leurs bénéfices et inconvénients – et ce malgré le fait que de mesures alternatives sont parfois déjà mises en œuvre, que ce soient des enrochements ou encore la digue en bois de Hamavuna. Mais le recours à la digue par défaut n’est pas spécifique aux Comores ; au contraire, le rôle des habitudes et de la méconnaissance des alternatives est bien documenté et reconnu comme étant une barrière à l’adaptation durable (Gray, 2023 ; Klöck et Nunn, 2019 ; Ministry of Housing and Environment, 2011 ; Ratter et al., 2019 ; Robert et al., 2023 ; Robert et Schleyer-Lindenmann, 2021). Nunn et Kumar (2018) parlent dans ce contexte d’une « mentalité des digues » (seawall mindset en anglais).

Vers des réponses alternatives

Quelles seraient les options alternatives ? Certains villages ont déjà expérimenté d’autres approches : à Niamachoi où la digue s’est effondrée complètement, par exemple, les habitants ont disposé des grandes pierres sur la plage (figure 6C). Nous avons également déjà évoqué la digue en bois mise en place à Hamavuna après l’échec de la digue en béton (figure 6D). Ces approches alternatives et plus souples, souvent appelées « solutions basées sur la nature » ou « adaptation basée sur l’écosystème » semblent plus prometteuses car plus flexibles, plus respectueuses des dynamiques de l’écosystème côtier et moins coûteuses en termes d’entretien. Pour toutes ces raisons, les experts – tant à l’international qu’aux Comores – font la promotion de l’adaptation douce et de la combinaison de différentes mesures (Barkdull et Harris, 2019 ; Klöck, 2023 ; Sinane, 2013).

Certains gouvernements semblent avoir accepté la nécessité de se tourner vers des alternatives. Dans l’océan Indien, les Seychelles sont par exemple considérées comme pionnières en ce qui concerne les solutions basées sur la nature (Etongo, 2019), alors que l'Île Maurice a même commencé à démanteler ses ouvrages de protection côtière (Duvat et al., 2020). Aux Comores, en revanche, même le gouvernement et les autorités locales semblent préférer les digues, pourtant fortement déconseillées par les experts comoriens (Klöck, 2023). Ratter et al. (2016, p. 122) notent alors : « en raison de leur incapacité de résoudre les problèmes socio-économiques de l’île, les autorités locales ont tendance à utiliser le changement climatique et la montée du niveau marin afin d’obtenir des financements pour construire des digues, au lieu de trouver des solutions à la problématique de l’extraction de sable, la cause principale de l’érosion côtière » (voir aussi Sinane, 2013). C’est aussi l’impression que renvoient les enquêtes, même si certaines personnes enquêtées se sont également prononcées en faveur des mesures plus douces. En général, les enquêtes suggèrent que la population ne connaît pas, ou connaît mal, ces différentes options : elle reste plutôt sceptique quant à l’efficacité de ces alternatives et ce en dépit des expériences positives faites sur le terrain.

La relocalisation est une autre alternative qui devrait être davantage considérée. Le déplacement des infrastructures et des habitations vers l’arrière-pays est peut-être la mesure la plus radicale, mais potentiellement la plus durable et la plus rentable sur le long terme (Tramis et al., 2022). Elle s’avère également probablement inévitable pour certaines zones (Union des Comores, 2006). Certains pays ont intégré la relocalisation dans leur stratégie de réponse contre l’érosion côtière et il semble également que les populations acceptent de plus en plus la nécessité de se relocaliser, au moins sur le long terme (Rey-Valette et al., 2019). Toutefois, l’acceptabilité sociale de la relocalisation reste plutôt faible, y compris en raison des implications financières, logistiques et juridiques (Bazart et al., 2023 ; Bongarts Lebbe et al., 2021 ; Mineo-Kleiner et Meur-Ferec, 2016 ; Rey-Valette et al., 2019). Trouver une localité adéquate pour déplacer des maisons, voire un village entier, pose de multiples questions. Ces questions sont encore plus complexes dans le contexte comorien, où le régime foncier mélange droit moderne, coutumier et religieux et où une politique foncière et d’aménagement spatial est absente (Union des Comores, s.d.). La culture comorienne se caractérise par ailleurs par un fort attachement au village natal. Montfraix (2011, p. 21) juge alors : « l’abandon des villages est impossible ou très difficile. De ce fait, la capacité d’adaptation intrinsèque des populations qui vivent en zone côtière (soit la grande majorité de la population comorienne) reste très faible ».

Malgré ces défis, la population comorienne n’exclut pas a priori la relocalisation ; selon les enquêtes, une partie considérable de la population a déjà considéré la relocalisation, en particulier parmi les personnes qui se sentent exposées. En effet, l’expérience personnelle d’un aléa rend les mesures d’adaptation, y compris les mesures plus radicales, plus acceptables. Cependant, même si la population acceptait d’être relocalisée, les expériences déjà faites montrent qu’il n’est pas évident de mener à bien un projet de relocalisation. Afin d’assurer le succès d’un tel projet, il faut notamment une réflexion collective à long terme, une forte implication de tous les acteurs et notamment de toute la population concernée, un accompagnement politique et un soutien financier important, ainsi qu’une volonté politique d’utiliser la relocalisation comme moteur d’une recomposition spatiale et d’une autre approche à l’aménagement plus largement (Mineo-Kleiner et Meur-Ferec, 2016 ; Philippenko et al., 2021). Toutes ces conditions étant absentes aux Comores, la relocalisation ne sera pas facile, bien qu’inévitable pour certaines zones (Union des Comores, 2006). Il faut d’ailleurs veiller à ce que la population ne construise plus dans les zones à risque, afin d’au moins limiter les habitats et infrastructures qui devront être déplacés à l’avenir (Saandi, 2021 ; Sinane, 2013). Les conclusions de Mamaty et Bandar Ali (2018, p. 4) méritent d’être répétées : « mettre en œuvre les politiques et faire appliquer les lois est déjà un grand pas vers la lutte contre les effets du changement climatique ». Et tout comme pour l’arrêt de l’extraction de sable, il semble plus efficace pour cela de passer par le niveau local et les associations villageoises, plus présentes et plus engagées.

Conclusion

L’érosion côtière est un phénomène global, tant en raison du changement climatique qu’en raison des pressions anthropiques. L’érosion est particulièrement préoccupante dans le cas des espaces insulaires, dont les côtes prennent une place particulièrement importante proportionnellement à la taille du territoire. Les Comores n’échappent pas à cette observation ; le pays est fortement affecté par l’érosion côtière et compte même parmi les pays les plus à risque des pertes de plages sableuses au monde (Vousdoukos et al., 2020). Nos enquêtes, menées sur deux des quatre îles de l’archipel, confirment que la population locale est bien consciente de cette problématique. Alors que les personnes enquêtées identifient clairement deux causes principales de l’érosion côtière – l’extraction de sable d’un côté, et l’augmentation du niveau marin de l’autre – elle favorise majoritairement une seule réponse : la protection côtière dure via les digues. Cette préférence est paradoxale car les digues, aux Comores tout comme dans d’autres espaces insulaires, sont le plus souvent inefficaces, voire mal-adaptives. Ce recours presque automatique à l’adaptation révèle d’une « mentalité des digues » (Nunn et Kumar, 2018) ; d’autres réponses sont mal connues, et/ou perçues comme moins efficaces. Ce que Sovacool (2012, p. 744) décrit pour les Maldives semble également valable pour les Comores – et ailleurs : « les communautés peuvent penser qu’elles veulent toutes des digues, jusqu’à ce qu’elles prennent connaissance des différentes options disponibles ».

Dans ce contexte, plus d’échange et de partage d’expériences semblent nécessaires, surtout entre les villages et entre les trois îles, mais aussi avec les îles voisines – les expériences des Seychelles ou de Maurice, par exemple, devraient être diffusées et partagées, et ce au niveau local et pas seulement au niveau du gouvernement et des experts. Dans un contexte de faible gouvernance, d’absence d’une politique de gestion côtière et d’aménagement spatial, il semble plus prometteur de renforcer les capacités locales. La gouvernance villageoise est non seulement importante dans la culture comorienne, mais elle s’est aussi montrée plus capable de faire respecter les décisions et régulations établies par le gouvernement central, comme en témoignent la gouvernance des pêches (Freed et al., 2016) ou encore la plage de Moya à Ndzuani (Ratter et al., 2016 ; Sinane et al., 2010).