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Ce livre s’attache à rechercher les origines du tiers monde post-impérial dans le brassage des émigrés non européens qui se côtoient à Paris durant l’entre-deux-guerres. On attribue à l’économiste-démographe Alfred Sauvy l’invention en 1952 de l’expression « tiers monde » pour désigner les pays décolonisés ou en cours de décolonisation qui n’appartenaient pas aux deux mondes qui se partageaient l’univers après 1945, soit le capitalisme et le socialisme. L’auteur soutient que le tiers monde et l’ère de la conférence de Bandung trouvent leurs racines dans l’anticolonialisme international qui germe à Paris dans les milieux de migrants au cours des années 1920 et 1930. Pensant à Hô Chi Minh, Messali Hadj et Zhou Enlai, entre autres, il remarque que de nombreux dirigeants nationalistes et leaders postcoloniaux sont formés en Occident, dans ce microcosme d’échanges cosmopolites.
Le nationalisme anti-impérial, promoteur d’un ordre mondial nouveau post-impérial, serait issu des contacts, réseaux et interactions entre activistes présents dans ce carrefour international qu’est le Paris de l’entre-deux-guerres. Ces échanges jouent un rôle de moteur et de courroie de transmission pour la formulation de revendications nationalistes. Dans ce contexte d’interfécondation parisienne, les similitudes se dégagent et l’impérialisme n’apparait plus comme des injustices isolées mais comme un système. Les différents conflits deviennent susceptibles d’analyse à travers un prisme mondial. L’argument central de l’auteur est qu’il faut traiter l’histoire de l’opposition à l’impérialisme sous l’angle de l’histoire sociale de l’immigration, laquelle serait l’ancrage de l’histoire intellectuelle de l’anti-impérialisme.
Le titre de l’ouvrage peut paraître criard. L’éditeur en est-il responsable ? La version anglaise était intitulée Anti-Imperial Metropolis. Interwar Paris and the Seeds of Third World Nationalism. Sentant sans doute le besoin de se distancier de son titre, ce qui est peu commun, l’auteur affirme dès l’introduction qu’il est excessif et anachronique de qualifier Paris de capitale du tiers monde et qu’il serait incorrect de situer l’apparition du tiers monde avant la Seconde Guerre mondiale. Quant au sous-titre, il ne suggère pas que Paris soit l’unique point d’origine de la révolution anticoloniale (p. 10-11). Affranchi des considérations publicitaires, le sujet est ainsi ramené à ses justes proportions.
Confrontés dans la société d’accueil aux iniquités diverses, à l’inégalité salariale, à la différenciation juridique et à la surveillance policière en tant que non-citoyens, les sujets coloniaux et les ressortissants de pays non européens constituent des associations d’entraide et groupes de défense pour leurs besoins quotidiens de leurs communautés. Ceux-ci se politisent dans un sens anti-impérialiste à la faveur d’événements internationaux, tels la conférence dtels la conférence de paix à Versailles, la guerre du Rif et l’invasion de l’Abyssinie. La quête de droits par des immigrés tenus en situation d’infériorité, malgré les principes républicains hautement proclamés, se double d’aspirations nationales et de revendications de souveraineté populaire pour les pays d’origine. Aux préoccupations immédiates à caractère social s’ajoutent les considérations nationales de nature géopolitique. Les futurs dirigeants nationalistes Nguyen The Truyen, Hô Chi Minh, Zhou Enlai, Messali Hadj et Lamine Senghor entament leurs activités politiques comme porte-parole de leurs communautés (« entrepreneurs ethno-politiques ») dans le Paris de l’entre-deux-guerres.
Les espoirs soulevés par Woodrow Wilson ayant été déçus, le « moment wilsonien » étant passé, de nombreux anticolonialistes se tournent vers le communisme, adversaire déclaré de l’impérialisme. L’initiative vient plus d’eux que du Parti communiste français, de prime abord embarrassé par une problématique nationale incommode à gérer sur le plan théorique de la lutte des classes et du point de vue pratique du ralliement des ouvriers français, sans oublier que la plupart des communistes en Algérie provenaient de la communauté européenne hostile au nationalisme algérien. Or la théorie léniniste rattache socialisme et anti-impérialisme, et les injonctions du Komintern amènent le PCF à prêter attention à ce lien. Dans la mouvance communiste sont formées en 1921 l’Union intercoloniale et en 1927 la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale (ou Ligne anti-impérialiste). Komintern et partis communistes européens en viennent à être plus « nationalistes » et moins sceptiques que les anti-impérialistes non européens envers les alliances avec les nationalistes bourgeois dans les pays colonisés. L’auteur rappelle que l’Étoile nord-africaine était davantage préoccupée par l’amélioration des conditions de vie, l’extension des droits civils au sein de l’État impérial français et l’abolition du Code de l’indigénat que par l’autodétermination et la souveraineté nationale. Ce sont les communistes, à l’occasion du congrès anti-impérialiste de février 1927 à Bruxelles, qui incitent Messali Hadj à prôner l’indépendance de l’Algérie, fait marquant dans l’histoire de ce pays. « La conjonction entre les contacts en métropole et le parrainage communiste consolida donc l’idée que l’impérialisme constituait un système mondial et non une série de cas d’exploitation locale disparates et non reliés entre eux. C’est de cette idée que naquit la notion d’histoire commun du tiers monde. » (p. 276)
La thèse du livre est que la solidarité anti-impérialiste remonte à l’entre-deux-guerres et que les séjours dans le creuset parisien en sont le socle social. L’histoire de la transition d’un monde d’empires à l’ordre post-impérial d’États-nations doit être relue à la lumière d’une histoire sociale des migrations. Paris s’apparenterait à un lieu d’interconnexion et un foyer de dissémination. Parallèlement, l’auteur souligne l’importance du communisme qui, en fédérant des anti-impérialistes de diverses origines, agit comme catalyseur des contacts transnationaux et des échanges intercoloniaux.
Ce livre jette la lumière sur un recoin peu exploré de l’histoire des nationalismes anticoloniaux, même si le passage à Paris de dirigeants nationalistes vietnamiens, chinois et algériens n’est pas inconnu. L’étude se distingue par la cohérence de l’argumentation, la gamme de thèmes abordés et l’abondance de l’information recueillie, notamment par la mise à contribution des sources policières françaises. Un flou persiste néanmoins. Les relations nouées à Paris jouent dans l’avènement du tiersmondisme un rôle que l’auteur a le mérite d’éclaircir. Mais est-il décisif, comme la tonalité du livre le laisse entendre ? L’auteur reconnaît que d’autres influences sont présentes. Rappelons aussi les cas, tel celui du nationalisme égyptien, où la demande d’indépendance est précoce et non associée à des séjours à Paris ou ailleurs. In fine, la thèse de l’ouvrage est recevable, à condition de ne pas forcer la note.