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Ce recueil multidisciplinaire reproduit un ensemble de bilans et de réflexions stimulantes tirées d’une journée d’études consacrée au projet de créer un « quartier thématique de l’histoire » au coeur de Montréal. Arrimé à d’autres quartiers thématiques du centre-ville (la Cité du multimédia, etc.), celui-ci engloberait non seulement l’Arrondissement historique du Vieux-Montréal, mais aussi ses franges portuaires et fluviales. Il contribuerait au positionnement de Montréal comme « métropole culturelle » dans une « stratégie de marque » commerciale.
Il existe déjà, depuis 1964, un Arrondissement historique auquel un demi-siècle d’actions concertées a donné une forme cohérente et viable. Fruit d’une décision de l’Assemblée nationale, cette patrimonialisation a produit des retombées à la fois scientifiques (recherches archéologiques, historiques, urbanistiques et muséologiques), identitaires (les représentations de la fondation, du peuplement et de la croissance de Montréal) et socioéconomiques (revalorisation foncière, investissements d’infrastructure et croissance commerciale). Il faut se demander si l’invention d’un « quartier de l’histoire » confirmera cet élan. L’Arrondissement était censé profiter à l’ensemble de la population québécoise, mais a-t-il rempli sa mission ? Le Quartier de l’histoire en est-il une formule améliorée ou détournera-t-il vers des intérêts privés davantage d’investissements publics ? Qu’est-ce que la connaissance et la diffusion du passé y gagneront… ou y perdront ? Par ailleurs, quels effets les décisions futures auront-elles sur la vie du quartier ?
Reprenant la structure de la journée d’études, l’ouvrage consacre une première partie à l’explication spatio-temporelle du développement du Vieux-Montréal et de sa patrimonialisation. Le quartier expose les traces les plus significatives des diverses phases de l’histoire de la ville dont il est le noyau fondateur. Pour cette raison, il a été ausculté par une foule de chercheurs depuis le XIXe siècle et massivement, à partir des années 1960, dans l’esprit pluridisciplinaire des études urbaines. Au début des années 1990, la commémoration du 350e anniversaire de la ville permet la production de synthèses de qualité sur l’histoire et le patrimoine de son coeur historique. De nouvelles pistes s’offrent aux recherches en histoire culturelle et en histoire environnementale (Joanne Burgess). L’archéologie a elle aussi consolidé ses assises dans la planification de la recherche (Pierre Bibeau). Grâce à sa médiatisation, « l’histoire est dorénavant une valeur ajoutée dans le cadre urbain », ajoute Jean-Claude Robert ; mais à l’inverse, « la marchandisation de la connaissance impose des contraintes nouvelles à la recherche historique » (p. 47). L’histoire appartient-elle à un groupe d’intérêts particuliers ? Si elle obéit à une logique marchande, demande Robert, la création d’un quartier de l’histoire ne risque-t-elle pas d’instrumentaliser la connaissance (p. 59) ?
La deuxième partie du recueil est consacrée à l’histoire et à l’état actuel de la mise en valeur de la culture matérielle du Vieux-Montréal. Il faut écarter l’idée d’un quartier de l’histoire alors que c’est toute la ville qui a une histoire, et non un seul secteur. De surcroît, la muséification menacerait le quartier d’étouffement. L’histoire forme la clé de voûte d’une imposante offre muséale de l’arrondissement, mais cette offre devrait être davantage intégrée et mieux parler du quartier où elle est présentée (Sylvie Dufresne). L’interprétation du patrimoine est, elle aussi, devenue une activité omniprésente et multiforme. Elle a joué un rôle essentiel pour consolider le caractère historique du quartier. Qu’est-ce qu’ajouterait la transformation de l’arrondissement en « quartier de l’histoire » ? On devrait plutôt éviter une saturation de l’offre d’interprétation et renouveler celle-ci (Martin Drouin). À la patrimonialisation se greffe une activité immobilière qui tire son argument à la fois de l’image d’ancienneté offerte par le milieu et des incitatifs et investissements publics. Renouvelé, reconverti, repeuplé et reconquis, le « vieux » devient un « beau » quartier pour personnes à revenus élevés (Claire Poitras).
La troisième section aborde la problématique plus large des quartiers thématiques. Une revue des 15 dernières années de recherches permet de comprendre la mode du « city branding » et de la création d’espaces festifs dont s’inspire le projet de « quartier de l’histoire ». Pensée par les élites socioéconomiques et politiques, la thématisation peut surimposer une identité artificielle à celles qui s’étaient spontanément et durablement formées. Les avantages et les inconvénients de la stratégie de marque sont repérables. Mais le risque d’un « déficit démocratique » dans la prise de décision est élevé (Sylvain Lefebvre). Au « branding » se greffe une spectacularisation de l’espace urbain, propre à la croissance d’une économie culturelle vitaminée par l’affluence touristique. Les dividendes commerciaux sont palpables, mais on court le risque que l’offre ne banalise ou n’homogénéise l’espace pour atténuer le dépaysement des visiteurs. Là aussi, l’offre « haut de gamme » aura pour effet d’instrumentaliser l’histoire de la ville tout en coupant celle-ci de son point de fondation (Anouk Bélanger).
Dans l’ensemble, ce travail de réflexion, illustré de photos et de plans qui apportent une foule d’informations pertinentes, offre une solide matière à réflexion sur les rapports entre le savoir, la mémoire et la société. Historiens, archéologues et muséologues s’opposent fermement à ce que leur savoir soit asservi à des impératifs commerciaux. L’étude récente du passé, ancrée dans la constitution matérielle et symbolique de l’Arrondissement de 1964, permet d’identifier certains des risques que le « quartier de l’histoire » pourrait imposer, par exemple sa gentrification, ou l’uniformisation et la simplification du discours sur le passé. Le projet de « quartier de l’histoire » force aussi la réflexion dans un tout autre contexte. Pour juger de sa validité, ses promoteurs laissent entendre que ses paramètres devraient être établis en concordance avec ceux du marché touristique mondial. De ce point de vue, les contributions de Claire Poitras, Sylvain Lefebvre et Anouk Bélanger déblaient le terrain critique en identifiant la plupart de ces paramètres et en soulevant des questions centrales. Cette stratégie du « quartier de l’histoire », qu’apportera-t-elle de plus que le modus vivendi des acteurs actuels de l’Arrondissement n’apporte pas déjà ? Fermera-t-elle la vie du quartier aux moins fortunés ? Que dira-t-elle du projet identitaire qui a soutenu la création et la qualification de l’Arrondissement depuis sa création ? Que fera-t-elle de la transparence et de la participation du public aux décisions ? On saura gré à l’Institut du patrimoine de l’UQAM d’avoir soulevé ces questions.