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C’est le développement urbain organique à son meilleur. Depuis près d’un demi-siècle à Montréal, voire un siècle pour Toronto, d’incroyables villes intérieures se sont façonnées dans ces grandes métropoles, livrant aux urbains tunnels piétonniers, centres commerciaux, universités, tours à bureaux, restaurants, cinémas et salles de spectacle, tous reliés à des stations de métro dans un ensemble réticulaire et tellurique fascinant.
Ces espaces principalement souterrains font aujourd’hui école dans le monde de l’urbanisme. Ils font également l’envie d’autres grandes villes et restent encore et toujours fascinants en raison d’un profond paradoxe qui se trouve à leurs fondations: les 29,7 kilomètres d’espaces protégés montréalais — le RESO, comme on l’appelle —, tout comme les 27 kilomètres du PATH torontois, se sont développés en effet par eux-mêmes, sans plan d’urbanisme particulier, guidés surtout par les intérêts économiques privés des propriétaires d’immeubles qui composent cette mosaïque urbaine, tout comme par quelques coups de pouce administratifs ou fiscaux. Un cadre qu’a décidé de disséquer avec minutie et rigueur Michel Boisvert, professeur d’urbanisme à l’Université de Montréal et créateur de l’Observatoire de la ville intérieure dans cet ouvrage.
L’ouvrage, fruit d’une vingtaine d’années d’observation de la mécanique de développement des espaces urbains protégés, met en parallèle les conditions d’émergence et de fonctionnement de ces deux modèles de villes intérieures afin d’en distinguer les points de convergences, les points de divergence et ce, dans le but d’imaginer, de questionner et d’élaborer le modèle futur à adopter pour valoriser ce type d’urbanisme et assurer sa croissance inévitable.
Bien que les Montréalais, en général, et les Torontois, en particulier, lèvent le nez, parfois même méprisent, ces villes intérieures perçues comme des lieux fonctionnels et touristiques, pour Michel Boisvert, les villes intérieures entrent, au 21e siècle, dans une nouvelle logique de ville compacte axée sur la promotion du transport collectif et sur l’urbanisme souterrain.
Pour comprendre cet avenir, l’auteur passe forcément par le passé et surtout par la description des éléments constitutifs de ces vastes réseaux. Dans le cas de Montréal, tout commence avec la Place Ville-Marie, dont la galerie marchande à sa base a été reliée dans les années 1960 à la Gare Centrale par un passage creusé sous le boulevard René-Levesque, anciennement Dorechester. Par la suite, le Montréal intérieur s’est développé en plusieurs stades le long des stations de métro qui alimentent le centre-ville et en faveur de bâtiments publics (la Place-des-Arts, l’Université du Québec à Montréal, le Complexe fédéral Guy-Favreau) qui ont stimulé sa croissance. Les immeubles privés ont également joué un rôle de promotion, mais uniquement lorsque les propriétaires y trouvaient un avantage économique à le faire.
À Toronto, l’idée du PATH remonte à 1900 quand le magasin T. Eaton Co. demande une autorisation pour percer un tunnel sous une voie publique pour relier son immeuble principal de la rue Yonge à quelques annexes des alentours. La construction du métro en 1954 et les Trente glorieuses feront le reste en encourageant la création au centre-ville de ce réseau de galeries protégées à la vocation davantage commerciale qu’à Montréal. Fait à noter, la Ville Reine a stimulé son urbanité intérieure en finançant la moitié des coûts des tunnels, ce qui n’a jamais été le cas à Montréal où les coûts ont généralement été laissés entre les mains des promoteurs privés, sauf dans le cas des bâtiments gouvernementaux connectés au réseau. Plus encore, Toronto «a discuté dès les années 1950 d’un plan directeur mis au point par son service d’urbanisme, alors que l’initiative prise [à Montréal] par les promoteurs privés de Place Ville-Marie n’a jamais été soumise à la discussion du conseil municipal».
Ces décisions financières, urbanistiques et politiques marquent fortement l’ADN de ces deux villes intérieures qui se sont développées dans une sorte de chaos organisé — pour souligner le paradoxe —, surtout à Montréal où 90 % des composantes des espaces sont privés et donc sujettes à des influences publiques restreintes pour en guider l’évolution. Ce fait explique également le caractère bigarré dans l’esthétique ou la signalétique du réseau montréalais, ce qui attise les incohérences et les liens manquants, tout en offrant un très haut niveau de sécurité des lieux. En effet, aucune compagnie privée n’aimerait qu’un crime soit associé à son nom dans la partie intérieure de la ville.
Or, ce manque d’emprise du collectif sur des espaces collectifs dont la propriété est privée n’est pas à prendre à la légère. «Dans l’éventualité de dysfonctionnements dus au fractionnement de la propriété», il faudra, pour assurer le développement de ces lieux, «chercher s’il existe des formules intermédiaires, introduisant un peu plus de coercition dans l’aménagement du réseau». Selon l’auteur, il est également important de considérer l’impact positif que peuvent avoir les tendances lourdes du développement économique urbain sur l’aménagement des espaces souterrains, notamment « la recherche d’une densification plus forte dans les espaces centraux, qui passe par la mise en valeur des espaces souterrains, l’attrait renouvelé pour le transport collectif comme moyen d’accès privilégié à ces espaces centraux […] et enfin la réduction des espaces occupés en surface par la voirie urbaine, au profit des espaces verts et des aires de détente».
Le destin est tracé et semble imposer l’adoption, dans un avenir proche, d’un plan particulier d’urbanisme, surtout à Montréal, où plusieurs possibilités actuelles de développement de la ville intérieure pourraient devenir un bon prétexte à l’élaboration d’un tel cadre, sorte de chaînon manquant dans cette urbanité en courtepointe qui s’expose dans sa tri-dimentionnalité. Ce plan devrait, entre autres, mieux encadrer le développement du réseau piéton intérieur pour favoriser le transport en commun, faire participer les gouvernements au financement des raccordements, donner les grandes lignes d’un aménagement intérieur unifié, cohérent, faisant une large place à la lumière naturelle pour des raisons de sécurité et d’esthétique et assurer aussi une interaction intelligente entre l’intérieur et l’extérieur. Surtout, ce plan, si l’on suit le résonnement de l’auteur, qui en plus de 250 pages expose une incroyable érudition urbano-tellurérique, devra exprimer très fort ce que plusieurs Montréalais se refusent à atteindre : Montréal, tout comme Toronto, seront dans l’avenir des villes intérieures, ou ne le seront pas. Il ne peut y avoir de zones grises.