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Rares sont les ouvrages portant sur la mutualité au Québec, encore plus rares ceux qui se penchent sur le processus d’émergence et de développement des secours mutuels. Martin Petitclerc a relevé avec beaucoup de finesse et de rigueur le défi de reconstruire les origines populaires de l’économie sociale par l’intermédiaire de l’étude de la plus importante organisation d’économie sociale québécoise du XIXe siècle, l’Union Saint-Joseph. Le livre de Martin Petitclerc est le fruit d’une recherche doctorale complétée en 2004 au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal. L’auteur y démontre avec clarté comment la mutualité est passée d’une forme « pure » à une « pratique scientifique ». La rationalité économique de mise en marché d’un service assurantiel l’aurait emporté sur le caractère profondément solidaire des secours mutuels mis en forme par la classe ouvrière au début du XIXe siècle.
La thèse défendue par Martin Petitclerc explore le débat opposant les tenants de l’économie sociale à ceux de l’économie solidaire. Pour la France, les travaux de Jean-Louis Laville montrent bien comment l’économie solidaire fut institutionnalisée à la fin du XIXe siècle au profit d’une économie sociale dite scientifique. L’économie solidaire aurait laissé place à une pratique d’économie sociale assujettie aux principes du libéralisme marchand, dénaturant ainsi la vocation politique du projet porté par les organisations d’économie solidaire françaises créées entre 1800 et 1850. L’étude des conditions d’émergence du mutualisme au Québec a permis à Petitclerc de montrer une évolution similaire.
La thèse défendue montre aussi qu’au Québec se produit un phénomène très semblable à celui qui prit naissance aux États-Unis vers la fin du XIXe siècle, phénomène bien documenté par les travaux de Viviana Zelizer. Il y aurait eu à ce moment un processus de marchandisation du risque social. Le marché de l’assurance constitue une des ruptures observables dans l’imaginaire social marquant le passage de l’Ancien au Nouveau Régime. Au fil du capitalisme montant, le rapport à la maladie et à la mort peut être monnayé par l’assurance. Il prend ainsi une forme marchande. Par l’intermédiaire de l’assurance, indique Viviana Zelizer, le sens donné à l’argent s’élargit pour englober une dimension immatérielle, la mort. La reconstruction historique de Martin Petitclerc permet de suivre cette lente évolution des secours mutuels, lesquels passent d’une dimension fortement solidaire de soutien en cas de maladie à une dimension assurantielle qui est essentiellement marchande en cas d’invalidité ou de mortalité. Se faisant, exit la solidarité chaude marquée par une socialité dynamique où la fraternité et la fête se combinaient à une entraide matérielle. Exit aussi le projet politique contestataire d’une question sociale en pleine structuration, au profit du projet libéral de société de classes économiques bien distinctes proposant une gestion des inégalités par le recours au marché et au providentialisme public.
Enfin, les propos de l’auteur permettent de suivre en filigrane les tensions découlant d’un providentialisme fortement encadré par une institutionnelle centrale, l’Église catholique et son appareil organisationnel. Cette dernière conçoit le vivre ensemble au Québec en fonction de priorités qui ne sont pas nécessairement toujours bénéfiques à la classe ouvrière. Au début du XXe siècle, l’Église promeut un modèle économique corporatif où la mutualité scientifique est de beaucoup préférée à la mutualité pure, laquelle était moins facilement contrôlable et certainement moins apte à faire front à la menace assimilationniste anglophone.
Le livre de Martin Petitclerc représente plus qu’une étude sur la transformation scientifique des secours mutuels. Il ouvre une fenêtre nouvelle sur l’analyse des processus historiques qui ont marqué le passage à l’acte confédératif. Si la modernité s’installe en sol québécois et canadien, elle se construit à partir de grandes lignes de force qui rendent similaire l’évolution socio-économique observable tant en France, au Québec qu’aux États-Unis. Modernité et mondialisation apparaissent dès lors intimement liées par une construction convergente des arrangements institutionnels que représentent le marché, l’État et l’associationnisme.
Dès lors, Martin Pettiiclerc lance une invitation aux historiens à renouer avec l’étude historique du XIXe siècle. Son travail démontre clairement la pertinence d’initier une analyse historique globale où les apports disciplinaires de la sociologie, de l’économie et des sciences politiques, par exemple, facilitent une mise en compréhension des faits et des processus historiques. Sur ce point, l’ouvrage introduit des éléments de réflexion sur la nature démocratique des secours mutuels sans être en pleine mesure de nous convaincre de la pratique effectivement démocratique de ces derniers. Le relevé historique réalisé par l’auteur nous livre une fresque encore incomplète de la réalité associative des années 1800. Fresque qu’il appartient aussi aux sciences sociales de compléter et pas seulement à l’histoire.
Cet ouvrage sur les origines populaires de l’économie sociale, par la reconstruction du processus ayant conduit à l’émergence d’une forme populaire de protection de l’infortune, apporte un éclairage nouveau sur une composante importante du patrimoine collectif québécois. Ce livre constitue une référence incontournable pour mieux comprendre et surtout pour mieux situer un ensemble d’innovations sociales qui ont été déployées en milieu urbain au moment où le Québec entrait et participait à la construction de la modernité.