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Introduction

Aurora Venturini (1921-2015) est désormais reconnue comme l’une des voix les plus puissantes de la fiction argentine du XXIe siècle; ses romans sont autant de succès de librairie, son image d’autrice a largement intéressé la presse et son oeuvre est étudiée par des chercheurs de différentes latitudes. Son travail de traductrice, toutefois, reste peu exploré à ce jour.

Dans le cadre de ma recherche sur les archives littéraires d’écrivains de La Plata, capitale de la province de Buenos Aires où Venturini a vécu la majeure partie de sa vie, j’ai eu l’occasion de discuter avec l’autrice à plusieurs reprises. En 2011, elle m’a confié une quantité importante de documents associés à ses pratiques d’écriture, conservés par elle sans ordre précis dans les étagères et les tiroirs d’un meuble de son salon. Cette acquisition m’a permis d’entamer une recherche doctorale sur son oeuvre littéraire dans une approche philologique relevant de la critique textuelle, de la bibliographie matérielle et de la genèse des textes. Au-delà de la délimitation d’un corpus spécifique comme objet d’étude de ma thèse, je me suis consacrée à la tâche, sans cesse interrompue et à ce jour inachevée, consistant à classer les archives d’une vie – Venturini avait 89 ans quand je l’ai rencontrée. Conformément à la nature diasporique des archives d’écrivains (Sutton, 2016), en particulier dans des contextes comme celui de la littérature latino-américaine, des piles de papier ont déménagé pour passer d’une maison privée (celle de Venturini) à une autre (la mienne). Le déménagement, comme il se doit, est resté incomplet : certains documents sont restés chez Venturini et leur sort nous est aujourd’hui inconnu. En tant que légataire d’un héritage de papier, j’ai sauvegardé, ordonné et étudié les documents reçus, mais j’ai également enrichi ce fonds littéraire. Beaucoup de livres hors catalogue ont pu être trouvés et d’autres matériaux (fichiers envoyés par e-mail, manuscrits, courriels, feuillets et tracts) m’ont été fournis par des écrivains contemporains de l’autrice. Ce travail sur les archives a été fondamental pour tenter une reconstruction historiographique du parcours de Venturini dans le monde de la littérature et pour découvrir, entre autres, les stratégies qui ont modelé son projet créatif et sa posture littéraire.

En plus de construire son identité littéraire autour de son prestige de poète ou de romancière, Venturini aimait à souligner son rôle de traductrice de la littérature française. Elle a même inspiré des représentations littéraires de figures féminines lectrices et traductrices des poètes maudits. Ces divers éléments, ainsi que la traduction particulière qu’elle a publiée à Buenos Aires en 2007 des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, m’ont poussée à revisiter les archives que je conserve chez moi afin d’y chercher des documents associés au travail de traduction de Venturini et à son image de traductrice. J’ai récupéré une série de brouillons de traduction et d’autres documents qui se rapportent à la traduction en espagnol de l’oeuvre poétique d’Arthur Rimbaud et des Chants de Maldoror. Le travail heuristique entrepris m’a permis d’établir le dossier génétique de la traduction par Aurora Venturini de ce dernier ouvrage, intitulé en espagnol Cantos de Maldoror : Satánica Trinidad[1].

Si Venturini s’est fait connaître en 2007 avec son chef-d’oeuvre Las primas [Les Cousines], roman qui lui a donné, sur le marché de l’édition, une visibilité sans précédent dans sa carrière littéraire, sa traduction de l’oeuvre de Ducasse, publiée la même année, est passée presque inaperçue. Même les chercheurs qui se consacrent à l’analyse des traductions en espagnol de cet auteur et à l’étude systématique de l’hispanisme dans ses écrits n’ont pas eu accès à la publication en question, que son faible tirage a condamnée à être épuisée peu de temps après sa parution et, conséquemment, à être écartée de toute recherche littéraire ou traductologique sur le sujet[2].

Outre sa faible diffusion, l’ouvrage présente une deuxième caractéristique qui le rend problématique dans le domaine de l’édition et de la recherche : le processus de production du livre, bâclé, a laissé passer un nombre important d’erreurs textuelles, comme nous le montrerons dans la troisième partie de cet article. Les imperfections éditoriales rendent la révision des brouillons d’autant plus pertinente qu’ils sont à la fois un outil d’analyse de la méthode de traduction de Venturini et un outil de révision critique de la publication.

Dans les pages qui suivent, on commencera par présenter le dossier génétique de la traduction. On analysera ensuite ses conditions de production ainsi que des aspects relatifs à la datation du travail traductif et aux opérations d’écriture déployées par Venturini au niveau des paratextes et du texte lui-même. Dans une section ultérieure, sous l’angle de l’ecdotique, branche de la philologie qui traite de l’étude critique, de l’établissement et de l’édition critique de textes, on relèvera les problèmes textuels observables dans l’édition. Finalement, on présentera l’analyse des résultats de la collation philologique des variantes repérées entre les brouillons et le livre publié. L’examen des différentes problématiques textuelles nous amène à réfléchir sur les concepts de traduction et de littérature qui se dégagent de la proposition de Venturini dans son livre et dans ses archives.

1. Dossier génétique

Cela fait déjà un demi-siècle que la critique génétique attire l’attention sur les manuscrits des écrivains en tant que sources à même d’apporter des réponses à la question de la méthode de création littéraire, à la discussion sur les processus de textualisation et les dynamiques de l’écriture qui façonnent le texte établi, fixé, publié dans une forme précise. Le regard instauré par ce champ des études littéraires vise à concevoir « la littérature comme un faire, comme activité, comme mouvement » et proclame la primauté « de l’écriture sur l’écrit, de la textualisation sur le texte, du multiple sur l’unique, du possible sur le fini […], de la force de la scription sur la forme de l’imprimé » (Grésillon, 1994, p. 7).

Ancrée dans la philologie, la critique génétique a développé une méthodologie qui s’attache à examiner la matérialité, la forme et la modalité de l’écriture. Ainsi, dans le but de rendre lisibles les pièces d’archives qui sont les témoins matériels d’une dynamique créatrice, le généticien doit entreprendre un travail heuristique qui lui permet de réunir tous les matériaux génétiques conservés concernant la production de l’oeuvre littéraire ou du projet d’écriture qu’il vise à analyser. L’ensemble de ces documents, rigoureusement classifiés, constitue le dossier génétique. Il ne s’agit pas uniquement de manuscrits rédactionnels ou prérédactionnels; sont également pertinents les documents extérieurs à la genèse, mais qui fournissent des informations sur celle-ci (bibliothèques personnelles, correspondance, notes, contrats d’édition, dessins, photos, interviews) (Lois, 2014, p. 69).

Dans le cadre suggéré par cette méthodologie, et en vue d’éclairer tout à la fois le processus de traduction, la méthode de création de l’écrivaine et le parcours éditorial de son oeuvre, nous avons entrepris de classer les matériaux trouvés dans l’archive et d’établir le dossier génétique de CMST. Nous avons considéré non seulement les brouillons eux-mêmes, mais aussi des livres annotés par l’autrice et la photocopie d’une note de presse sur la publication prochaine de l’ouvrage.

1.1 Photocopie d’une coupure de presse sur CMST

Il s’agit d’un compte rendu non signé de la traduction, intitulé « La versión de una Aurora sobre el “Mal de la aurora”. Lautréamont y su satánica trinidad [La version d’une Aurore sur le “Mal d’aurore”. Lautréamont et sa satanique trinité] ». Daté du dimanche 8 avril 2007, il est antérieur à la parution du livre, qu’il annonce. Il est probable que Venturini elle-même a fourni les informations qu’il contient à propos de son travail traductif. Il est très intéressant de comparer ce document au compte rendu de l’oeuvre publié par l’écrivain Gabriel Báñez (1951-2009) sur son blogue le 23 mai 2007 : tous deux mentionnent une méthode traductive qui respecterait la structure de l’original et tiendrait de la transposition littérale – ce qui, on le verra, n’est manifestement pas le cas.

1.2 Livres soulignés et annotés

Nous avons récupéré dans la bibliothèque d’Aurora Venturini deux exemplaires associés aux Chants qui ont été essentiels en cours de la traduction. Tous deux présentent des soulignages et des annotations marginales; certaines gloses sont datées, ce qui permet d’affiner la chronologie du processus traductif :

  1. Pellegrini. Il s’agit de la cinquième édition de la traduction argentine par Aldo Pellegrini (1903-1973) des Chants, parue à Tlahuapan (Puebla, Mexique) en 1988 aux Éditions Premià, dans la collection « La nave de los locos ». Pellegrini est l’un des plus grands traducteurs et spécialistes de Ducasse et, comme le suggèrent ses marques de lecture sur son exemplaire, Venturini a consulté cette traduction en détail. Dans les marges du livre figurent parfois des esquisses de la version qu’en donnera Venturini.

  2. Soupault. Il s’agit du Lautréamont de Philippe Soupault, publié par Pierre Seghers en 1946 dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Le volume (une réédition de 1967) s’ouvre sur une étude de Soupault (pp. 8-39), suivie par des extraits des Chants classés par chants (pp. 41-163), puis par un choix des Poésies (pp. 165-189). Les dernières pages sont consacrées à une bibliographie commentée (pp. 191-200). Ce livre présente aussi des fac-similés de divers documents relatifs à Ducasse, dont certains ont été débrochés par Venturini, qui les a photocopiés et incorporés dans sa propre édition.

1.3 Cahiers manuscrits

L’objet le plus riche pour l’étude du processus de traduction, ce sont les brouillons qui nous montrent l’écriture en mouvement. On trouve un premier jet de CMST dans deux cahiers manuscrits de Venturini, dont les feuillets dévoilent surtout une écriture à déclenchement rédactionnel (la rédaction continue prédomine, sans recours à des plans, à des scénarios ou à des notes préalables), mais témoignent aussi de révisions et modifications (il y a des ratures, de petites corrections, des réécritures et des soulignages).

  1. Cahier violet. Le premier cahier, à couverture violette, présente dans ses 21 premiers feuillets la suite d’une version rédactionnelle du roman Bruna-Maura, Maura-Bruna d’Aurora Venturini, publié à Buenos Aires en 2006 par la maison d’édition Nueva Generación. Les 57 feuillets manuscrits suivants, dans une encre alternativement noire et bleue, sont destinés à la traduction des Chants, commençant par le Chant I et finissant par des extraits situés par Venturini dans le Chant V.

  2. Feuilles volantes. Ce premier jet est constitué de 47 feuilles volantes, inscrites au recto seul, à l’encre bleue, annexées à la fin du cahier violet. Elles témoignent du processus traductif de passages que Venturini situe dans le Chant VI.

  3. Cahier orange. Le travail sur le Chant VI se poursuit dans les 31 premiers feuillets du deuxième cahier manuscrit, à couverture orange, dans une encre alternativement noire et bleue. Ensuite, 6 feuillets sont utilisés pour l’écriture de l’épilogue du livre, dédié à la vie d’Isidore Ducasse et à des considérations critiques sur l’homme et sur l’oeuvre. Le texte manuscrit n’occupe pas la totalité du cahier.

1.4 Dactylogrammes

Les cahiers manuscrits ont été transcrits dans un dactylogramme qui présente une écriture lisible avec des modifications manuscrites mineures. La trace de cette mise au net est visible dans les cahiers, Venturini ayant pour habitude de tracer une ligne diagonale de haut en bas des pages déjà transcrites. Le dactylogramme, avec ses corrections autographes, compte deux copies.

  1. Dactylogramme. Il se compose de 225 feuillets volants, inscrits seulement sur le recto. À cette étape de la traduction, Venturini a incorporé des questions liées à la mise en page et au design de l’édition. Dans le premier feuillet, elle esquisse le triangle inversé qui finira par être l’image de la première de couverture du livre. Les trois feuillets qui suivent sont destinés à des péritextes (page de titre et épigraphes). Après une page vierge commence une série de 219 feuillets numérotés, dont le premier ouvre le Chant I. Le texte (traduction et épilogue) est complet, et de petites corrections manuscrites (visant principalement des coquilles) sont portées au crayon et à l’encre noire, rouge, bleue et bleu ciel. Parfois, Venturini ajoute des titres aux chants et aux strophes. Le dernier feuillet, sans pagination, présente une indication manuscrite concernant les photocopies à faire de ce document.

  2. Photocopie 1. Elle se compose de 227 feuillets à reliure spirale, photocopiés simple-face. Les différences avec le dactylogramme original concernent les derniers feuillets : le dernier feuillet avec l’indication autographe n’est plus présent et trois fac-similés tirés du livre de Philippe Soupault sont inclus à la fin. Le document a été révisé par la traductrice, comme le signalent de petites corrections manuscrites (par exemple, à la page 159 : « je te balue <salue> »).

  3. Photocopie 2. Elle compte également 227 feuillets photocopiés simple-face. Les feuillets ont une reliure spirale, sauf ceux qui concernent la page de titre et les épigraphes (feuillets 2, 3 et 4). Dans le deuxième, la traductrice incorpore une dédicace manuscrite. Le premier fac-similé tiré du livre de Soupault a été arraché de la fin et placé avant le début de l’épilogue (où il sera en effet reproduit dans l’édition). Comme l’autre photocopie, ce document a été révisé par la traductrice : il contient quelques modifications manuscrites.

1.5 Épreuves d’imprimerie

Dans l’archive de la traductrice sont conservés deux jeux d’épreuves. Destinés à être corrigés par Venturini, ils présentent des modifications manuscrites et sont accompagnés d’une liste indiquant la page et les modifications à faire dans chaque cas.

  1. Premières épreuves d’imprimerie. Le document est daté du 2 mars 2007. Il s’agit de 210 feuillets volants numérotés (de la page 3 à la page 212), imprimés sur le recto. Venturini a apporté des corrections manuscrites à l’encre bleue, la plupart concernant des erreurs typographiques – par exemple, le nom de l’auteur apparaît sur la page de titre sous la forme « Leautréamont » (Figure 10).

  2. Liste de corrections. Il s’agit de 17 feuillets volants écrits sur le recto à l’encre bleue. La traductrice a signalé les modifications à faire sur la première épreuve d’imprimerie, en indiquant la page et la bonne leçon[3]. La première modification concerne la page 23 et la dernière correction correspond à la page 207 du premier jeu d’épreuves.

  3. Épreuves d’imprimerie 2. Elles sont datées du 22 mars 2007 et comptaient originalement 206 feuillets volants numérotés (de la page 2 à la page 208), imprimés sur le recto. Environ 40 % des feuillets sont manquants. Venturini a laissé très peu de traces manuscrites sur ce document. Elle a corrigé une fois encore la graphie de « Leautréamont ». Les instructions données par la traductrice à l’éditeur dans la liste de corrections sont reportées sur ce deuxième jeu d’épreuves. Au verso du dernier feuillet figure le numéro de téléphone de l’éditeur, Alberto Verdaguer, ce qui atteste d’un contact direct entre eux.

2. La traduction à la lumière des brouillons

2.1 Considérations sur les conditions de production

Dans un travail précédent (Salerno, 2019), nous avons précisé le contexte de production de CMST, qui est non seulement celui de la culture du Rio de la Plata – à laquelle sont liés tant la traductrice que l’auteur et le livre traduits – mais aussi et surtout celui d’une oeuvre intellectuelle et littéraire spécifique, celle d’Aurora Venturini, dont les qualités stylistiques et la valeur symbolique étaient encore en train de s’affirmer et de se faire une place dans le canon littéraire. La traduction de l’autrice argentine s’est orientée vers la restitution des significations que projetaient sur le texte de Ducasse ses propres pratiques de lecture. Nous avons fait référence à une « représentation spontanée » (Bourdieu) de l’approche herméneutique, à une traduction-recréation (Oseki-Dépré, 1999) et même à une traduction-imitation (ibid.), mais nous pouvons également penser au concept d’adaptation, notion « polymorphe et polyvalente » qui « recouvre une large gamme de comportements traductifs dont “transmissibilité” et “horizon d’attente” sont souvent les mots clés » (Raguet, 2004, p. 9). Bien évidemment, Venturini transforme le texte : elle ajoute, supprime, extrapole et traite l’original « comme un matériau brut à accommoder » (ibid.). Il n’est pas question pour autant de l’adapter aux données culturelles de son époque ni de réduire son altérité pour les lecteurs argentins, mais plutôt de rapprocher l’image des Chants de sa propre figure d’autrice. Au cours de la période de production et de publication de la traduction ici étudiée, Ducasse était sans doute plus lu, mieux connu et mieux interprété en Argentine que l’oeuvre poétique et romanesque d’Aurora Venturini. Il s’agit donc de savoir quelles conditions ont présidé à une traduction selon ces modalités, avec des procédures de réécriture qui engendrent une version de l’oeuvre sensiblement éloignée de la lettre et de la structure du modèle. Georges Bastin soutient l’hypothèse de l’adaptation comme « re-création » (accomplie selon des modalités telles que l’omission, l’expansion et la présence incontournable d’un métalangage; toutes délibérément présentes dans le travail traductif de Venturini) et comme « nécessité », fondée par exemple sur « l’inefficacité du transcodage » (1993, p. 473). Il convient de se demander dans quel sens une traduction plutôt conventionnelle (dans les termes où Bastin la différencie de la démarche de l’adaptation; comme ce pourrait être le cas de la traduction de Pellegrini, que Venturini elle-même a consultée et qui a connu de nombreuses rééditions) a pu être ressentie par Venturini comme obturante, inefficace ou inutile au regard de « l’équilibre communicationnel » (ibid., p. 475) qu’elle-même, de sa position de lectrice spécialisée, de traductrice et d’écrivaine, a tenté de respecter dans l’approche et la publication de cette oeuvre. La figure de la traductrice est au coeur de la discussion, car le choix de « l’adaptation globale » (qui affecte l’ensemble du texte d’arrivée en se dégageant du modèle) est un geste qui relève de « l’acte de parole » (ibid., p. 478), de la volonté de produire un texte dans une autre langue et de le donner à lire dans un milieu culturel spécifique où il prendrait une valeur communicationnelle, interprétative et littéraire distinctive. Rappelons à cet égard que la réécriture, selon Bassnett et Lefevere, est une pratique située qui favorise l’évolution littéraire : « All rewritings, whatever their intention, reflect a certain ideology and a poetics and as such manipultate literature to function in a given society in a given way » (1990, p. vii).

2.2 Datation

CMST, imprimé en avril 2007 aux Éditions Artes Gráficas Negri S.R.L., n’était pas encore commercialisé quand a paru la coupure de presse décrite plus haut, le 8 avril. Les épreuves d’imprimerie nous apprennent en effet que la dernière étape de production du livre remonte à mars 2007. Par ailleurs, le dessin de la quatrième de couverture est signé en 2005 et certaines annotations en marge des livres de Pellegrini et de Soupault sont datées 2006, 2002 et 2001, ce qui ramène le processus génétique de la traduction quelques années en arrière[4]. Rappelons que Venturini a utilisé ces deux livres comme source pour sa propre traduction. De plus, les différentes modalités d’inscription de l’écriture sur les papiers (les encres, les traits, la manière d’occuper les pages) signalent que le travail a été réalisé à plusieurs reprises. Ce dernier point coïncide avec un témoignage oral de la traductrice, qui a déclaré à la légataire de ses droits d’auteur, Liliana Viola, que traduire l’oeuvre de Ducasse lui a pris de nombreuses années.

L’année 2007 a été capitale pour la carrière littéraire de Venturini : lauréate du prix « Nueva Novela » du journal argentin Página/12, elle a dès lors amplement élargi son lectorat. Le roman primé, Las primas, est aujourd’hui encore le plus vendu et le plus traduit de l’écrivaine. Sa genèse et celle de CMST se sont probablement chevauchées. Les brouillons confirment en tout cas que ce dernier ouvrage a partagé des supports d’écriture – notamment le cahier violet – avec un autre roman, Bruna-Maura Maura-Bruna, imprimé en août 2006. On peut ainsi non seulement dater la genèse de la traduction, mais certifier que celle-ci et la création des fictions littéraires ont eu lieu en concomitance, avec des effets au niveau des processus créatifs et des traits stylistiques qui caractérisent les deux genres d’écriture.

2.3 Seuils

La « pulsion-de-traduction » (Berman, 1995, p. 74) de Venturini recouvre un désir d’acquérir visibilité et reconnaissance dans le champ littéraire (Salerno, 2019). Dans cette perspective, la matérialisation de la traduction procure un profit symbolique (Heilbron et Sapiro, 2002). De ce fait, l’horizon qui guide le processus traductif suivi par Venturini, riche en opérations de réécriture, d’imitation et d’adaptation du texte, est celui des singularités littéraires envisageables dans la rencontre entre l’écriture de Ducasse et la sienne. L’autrice argentine vise à favoriser une lecture comparative entre les deux littératures et à se présenter elle-même comme une écrivaine maudite plongée dans l’univers des poètes maudits.

Dans le cadre des stratégies déployées à cette fin, la présentation extérieure du livre joue un rôle primordial. Genette recourt à la métaphore du seuil pour définir et analyser « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public » (1987, pp. 7-8). On sait que la plupart de ces tâches reviennent généralement aux éditeurs, mais, dans le cas qui nous occupe, le dactylogramme révèle que c’est Venturini qui a esquissé l’image de la première de couverture (Figure 1). En reprenant la symbolique religieuse dans laquelle le triangle s’est imposé comme signe de la trinité formée par un Dieu unique en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la figure du triangle inversé réaffirme l’intérêt pour le maudit déjà manifeste dans le syntagme ajouté au titre (satánica trinidad [trinité satanique]) et préfigure la fusion de trois autres entités (Isidore Ducasse, Père; Lautréamont, Fils; Maldoror, Esprit satanique) sur laquelle la traductrice insistera dans sa version du texte. De plus, cette esquisse de couverture révèle un geste d’effacement du nom de l’ouvrage original, Chants de Maldoror. Ce sont les noms « Lautréamont » et satánica trinidad qui semblent se placer dans l’espace du titre du livre, immédiatement sous le nom d’Aurora Venturini. Quelle conception de la traduction voit-on se dégager du travail de Venturini? Cherche-t-elle à présenter le texte de Ducasse traduit en espagnol pour le lectorat argentin, ou aspire-t-elle plutôt à créer une oeuvre sur Lautréamont, cette figure d’auteur énigmatique créée par Ducasse?

Figure 1

Dactylogramme, feuillet 1. Dessin de la première de couverture par Venturini

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De même, la place que s’attribue Venturini dans les paratextes, « lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés » (Genette, 1987, p. 8), est révélatrice de son désir de visibilité, laquelle est comparable à la visibilité qu’elle s’accorde dans la traduction.

D’une part, les données biographiques, le nom et même un dessin du visage de la traductrice occupent des zones du livre traditionnellement consacrées à la figure de l’auteur : les rabats, le dos et la quatrième de couverture (Figure 2).

Figure 2

CMST. Image de la première de couverture, la quatrième de couverture et le dos

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Il est à noter que le dessin de la quatrième de couverture représente la traductrice touchée par l’esprit satanique de Maldoror : elle apparaît plongée dans le noir, détourée de blanc dans l’obscurité, solitaire, la mine triste, l’oeil grand ouvert et le regard affligé, la moitié du visage déformé et effacé par une ombre.

D’autre part, Venturini profite des fluctuations du sujet et de la polyphonie énonciative[5] des Chants pour introduire dans le texte traduit la voix de la traductrice comme une autre instance d’énonciation, qui se mêle et se superpose aux voix de Ducasse, de Lautréamont et de Maldoror (Salerno, 2019, p. 101). Cette voix apparaît avant tout en s’adressant aux éventuels lecteurs de l’oeuvre et formule des précisions, des avertissements, des commentaires, émet des jugements de valeur et insère des notes sur les personnages, les épisodes, la textualité et jusqu’au déroulement de l’écriture (ibid., p. 98). Un exemple tiré du Chant VI donnera une idée de la façon dont Venturini intervient sur le texte pour rendre manifeste sa condition de traduction, de double de l’original. Au cours de ce dernier chant, entre une strophe et la suivante, elle apporte une note de clarification : « Nota : En la presente traducción algunos temas han sido tratados o mencionados, por coincidencia temática [Note : Dans cette traduction, certains sujets ont été traités ou mentionnés, par coïncidence thématique] » (CMST, p. 163)[6].

En accord avec cette remarque sur le libre traitement des thèmes, la collation philologique de variantes nous apprend que, entre le premier jet manuscrit et les versions suivantes, les dernières strophes du Chant VI ont été considérablement réécrites et raccourcies. En fait, dans la version publiée, quatre pages du cahier orange ont été synthétisées en quatre lignes. À la suite de ces lignes, on constate un ajout, dont il n’y a pas de traces dans les feuillets du cahier ni dans le texte original français : « Ni el gallo cantará, nunca más oirán música ni susurros / de la aurora, porque Maldoror significa mal de la Aurora [Même le coq ne chantera pas, plus jamais ils n’entendront de musique ou de murmures / de l’aurore, car Maldoror signifie mal d’Aurore] » (CMST, p. 168). Notons que, dans sa deuxième occurrence, le mot « aurore » est écrit avec une majuscule, ce qui invite à l’associer au nom de la traductrice. À eux deux, l’ajout de la phrase et le recours à l’homonymie rendent la figure de Venturini visible, palpable, et même la juxtaposent (comme le font les paratextes) ou l’incorporent comme quatrième entité aux trois qui composent le triangle inversé.

Un autre exemple illustre clairement le rôle que Venturini a assumé en travaillant sur ce projet. Dans une note de bas de page relative à l’hymne à l’hermaphrodite (Chant II), rédigée dans le cahier violet et supprimée dans les versions suivantes, Venturini, consciemment ou non, a écrit : Nota de la autora : el hermafrodita es un ser que nació deforme, con los dos sexos. No se trata de un disocial [Note de l’autrice : l’hermaphrodite est un être né difforme, avec les deux sexes. Il ne s’agit pas d’un dissocial] et non Nota de la traductora [Note de la traductrice] (feuillet 32, recto).

Si nous revenons sur l’image de la quatrième de couverture, la question de la métamorphose de la traductrice en monstre, en être maudit touché par les forces de Maldoror, a aussi son corrélat au niveau des choix textuels. Dans le Chant VI, elle fait apparaître sa voix pour énoncer : « Perdóname. Pero Maldoror ya me muerde por dentro las entrañas. // Y sataniza mi alma [Pardonne-moi. Mais Maldoror me mord déjà en dedans les entrailles. // Et satanise mon âme] » (CMST, p. 117). On constate ainsi que Venturini impose, tant sur la quatrième de couverture que dans le texte, une représentation d’elle-même symboliquement transformée par l’effet de l’oeuvre de Ducasse. Dans le même passage, elle évoque les contraintes de la tâche traductive et demande au lecteur d’excuser la forme que prend le texte du fait du dérèglement de son état émotionnel, qui altère son caractère, son corps et surtout sa plume. Cette image, qui renvoie à des enjeux littéraires majeurs de la poétique de Ducasse, déclenche tout un imaginaire autour du processus traductif. Ce sont les « émanations » de l’oeuvre qui régissent la lecture de Venturini, son travail et sa position, de sorte que la traduction, le nouveau texte produit par elle, est une dérive de la proposition littéraire contenue dans l’original. Une telle stratégie implique comme corollaire un appel à repenser l’hypothèse de l’adaptation globale comme issue des contraintes concernant l’acte de parole et donc étrangères au texte original (cf. Bastin, 1993). La pulsion-de-traduction qui pousse Venturini à déclencher une praxis transformatrice globale est ici justement présentée comme provenant du texte à traduire. Citons l’incipit des Chants :

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre.

Ducasse, 1973 [1869], p. 17

Comme le renversement pressenti au début de l’oeuvre de Ducasse, la transformation projetée par Venturini « ne se fera que par la littérature, qui entretient un rapport de synecdoque et de métonymie avec la culture. L’expérience aura lieu à travers les mots » (Nesselroth, 1975, p. 75). L’écrivaine argentine prend le chemin de la déformation, inévitable, féconde et si performante qu’elle opère à la fois sur le niveau textuel (les choix traductifs), le niveau du péritexte (la présentation du livre) et le niveau symbolique (les choix des images représentationnelles).

2.4 Opérations scripturales

C’est au terme de l’opération symbolique de transformation, qui donne naissance et légitimité à des opérations scripturales plurielles et peu littérales, que le texte devient, dans une autre écriture (à la croisée des langues, des cultures et des chemins littéraires), un autre texte. Que nous apprennent les brouillons de traduction sur les mouvements qui conduisent CMST à devenir une oeuvre; que révèlent-ils sur la méthode de Venturini?

L’une des opérations scripturales que la traductrice a su exploiter, tout aussi dérivée des préceptes littéraires de Ducasse que l’idée même de métamorphose, est le plagiat, voire l’incorporation de fragments apocryphes et de voix extérieures au texte original.

Avant de nous présenter le premier chant, Venturini propose une série de quatre épigraphes. Deux d’entre elles sont attribuées au poète chilien Pablo Neruda (CMST, p. 9), une à Lautréamont (ibid., p. 11) et une autre à Maldoror (ibid., p. 9). On s’en tiendra ici aux deux dernières. Celle de « Lautréamont », laissée en français, est tirée de l’étude préliminaire de Soupault : « J’écris d’abord pour ceux qui peuvent l’aimer […]. À ce moment précis on sent que tout est inutile » (1967, p. 10)[7]. En réalité, Soupault lui-même est l’auteur de ces deux phrases. On trouve la première au début du premier paragraphe de la section I de son ouvrage, et la seconde treize lignes plus loin dans le même paragraphe. De plus, Venturini a fait du premier de ces syntagmes l’incipit du Chant I, c’est-à-dire que les mots de Soupault deviennent l’ouverture même du chef-d’oeuvre de Ducasse. Si cette décision apparaît dès le premier jet manuel (cahier violet), comme le montre la Figure 3, l’incorporation des épigraphes n’aura lieu que dans un état textuel ultérieur (dactylogramme).

Figure 3

Cahier violet, feuillet 22, recto. Incipit du premier jet manuel de CMST : « J’écris d’abord pour ceux qui peuvent l’aimer… »

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Quant à l’épigraphe attribuée à Maldoror, elle est en espagnol et provient de l’édition de la traduction des Chants par Aldo Pellegrini : « La nave de los locos [La nef des fous] » (1988, p. 9). Tel est en effet le nom de la collection dans laquelle a été publiée la traduction de Pellegrini; il apparaît donc à plusieurs reprises dans l’appareil péritextuel qui escorte le texte proprement dit (Figure 4).

Figure 4

Pellegrini, première de couverture et page de titre où figure le nom de la collection, « la nave de los locos [la nef des fous] »

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L’image littéraire de la nef des fous n’est pas présente dans l’original de Ducasse : c’est un ajout de Venturini, qui l’inscrit non seulement au seuil de l’oeuvre, mais aussi à l’intérieur du Chant VI, dans une phrase dont l’épigraphe est censément extraite et qui ne laisse aucun doute sur l’identité de la voix énonciatrice : « Yo, Maldoror, prometo que ustedes ascenderán las escalerillas de la nave de los locos [Moi, Maldoror, je promets que vous monterez les échelons de la nef des fous] » (CMST, p. 106).

Les brouillons comportent d’autres traces qui témoignent de l’opération d’incorporation de textualités voisines dans la traduction à l’oeuvre. La phrase soulignée par Venturini dans le cahier violet, au milieu du Chant 1, provient du livre de Soupault (Figure 5) : « L’ombre de Lautréamont s’étend comme deux bras qui s’ouvrent, comme la lumière d’un phare » (p. 11).

Figure 5

Cahier violet, feuillet 23, recto. Le segment souligné correspond à la transcription de la phrase tirée de l’étude préliminaire de Soupault

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Le livre de Soupault a également servi de source pour la série de fac-similés que Venturini a choisi de joindre à son livre : 1) l’acte de baptême de Ducasse (CMST, p. 176); 2) un texte annoté de la main de l’auteur (ibid., p. 206) et 3) une lettre d’Isidore Ducasse à Verboeckoven, associé de l’éditeur Lacroix (ibid., p. 207). Tous trois ont été arrachés de l’exemplaire de Soupault à partir duquel a travaillé Venturini (pp. 32, 96 et 167 respectivement), puis photocopiés, agrandis et assemblés aux versions dactylographiées, où la légende des images apparaît encore en français. Pour le livre, Venturini a traduit les légendes sans jamais préciser d’où étaient tirées les figures.

Tant le livre imprimé (avec ses images, ses annexes critiques, ses fragments en français et les voix qu’il fait entendre) que les documents de genèse nous permettent de vérifier que la traduction de Venturini est réalisée à partir d’éléments disparates. Il s’agit en réalité d’une traduction composite. Cette articulation d’une masse textuelle hétéroclite, comme nous l’avons signalé, trouve ses racines dans l’oeuvre même de Ducasse.

Dans son analyse du « sens de la forme » des Chants, Peter Nesselroth (1975, pp. 77-79) associe le recours au plagiat à un procédé de composition circulaire qui caractérise l’oeuvre, aux répétitions et reprises continues des situations, scènes, thèmes et images (relevées du reste par Blanchot, 1963, pp. 299-300). La greffe « d’autres textes déjà écrits » sur la page est aussi une opération de réapparition, qui donne au texte global une apparence discontinue et fragmentée, mais inclusive : il « intègre elliptiquement dans son centre des fragments de textes extrinsèques » (Nesselroth, 1975, p. 78). La critique universitaire s’est intéressée à la genèse du texte de Ducasse et à la source des fragments greffés. Dans cette perspective, il convient de citer le travail accompli par Guy Laflèche, qui a conçu la première édition critique scientifique interactive des Chants :

Voici le premier établissement critique du texte des oeuvres d’Isidore Ducasse. Et par conséquent, la première étude systématique de ses sources et de sa genèse. Ce travail compte à son actif la découverte d’importantes citations littérales, par exemple, une citation de l’Enfer de Dante dans la traduction de Mesnard à l’incipit des Chants, et une citation du Paradis perdu de Milton dans la traduction de Chateaubriand au début du Chant 6.

1994-2002, n.p.

Héritière littéraire autoproclamée de Ducasse, Venturini ne s’est pas contentée de transcoder, d’exprimer ou de représenter l’oeuvre dans une autre langue, dans d’autres matérialités et dans une autre culture. Elle a choisi d’intensifier les processus d’itération que comporte le texte lui-même et de greffer ainsi des textualités extérieures (et toujours postérieures) à celui-ci, mais proches de l’oeuvre, de ses contextes de réception et de ses modalités de transmission. Or les matériaux tirés des livres de Soupault et de Pellegrini ne sont pas les seuls qu’elle y a glissés; sa propre écriture a été assimilée à la traduction et parfois transformée en prétendue parole de Ducasse.

Nous avons déjà remarqué l’apparition de la voix de la traductrice dans CMST. Sa présence se fait sentir dans la mesure où elle a modifié la structure des chants, extrapolé des thèmes et des situations de l’un à l’autre et intitulé certaines strophes afin d’en guider la lecture. Ce travail a varié tout au long de la genèse textuelle. Par exemple, plusieurs titres ébauchés dans les cahiers manuscrits (chacun générant une division à l’intérieur des chants) ont été supprimés. Parmi eux, le suivant a disparu, non sans laisser de traces : Lautréamont novelará y para ello saca a la luz a Maldoror [Lautréamont va romancer et pour cela il met en lumière Maldoror] (Figure 6).

Figure 6

Cahierorange, feuillet 20, verso

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Le titre sectionne le texte qui après, dans l’édition de la traduction, se présente comme un tout continu. En effet, ce titre est devenu une phrase insérée dans le développement textuel : « Yo, Lautréamont, sacaré a luz a Maldoror [Moi, Lautréamont, je mettrai en lumière Maldoror] » (CMST, p. 160). Par le biais de cette opération scripturale, des mots qui appartenaient à la traductrice (à une voix extérieure et postérieure au texte) ont finalement été publiés comme étant issus de la plume de Ducasse. En même temps, par son sens, cette phrase cherche à donner corps et à réunir à l’intérieur de l’écriture les trois figures qui composent le triangle de la trinité satanique.

Bien qu’il n’y ait pas dans l’original de structure grammaticale à la première personne contenant le nom de Maldoror (il apparaît toujours dans des énonciations à la deuxième ou en énoncés à la troisième), et moins encore celui de Lautréamont, on trouve une formulation du « je » dans le Chant VI : « Moi, Elseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t’oublier ». Venturini la reprend et la reproduit à plusieurs occasions avec ces combinaisons : « Yo, Maldoror »; « Yo, Lautréamont »[8].

En plus de l’opération effectuée sur le titre de l’oeuvre, qui vise à attirer l’attention sur les forces maudites de la trinité satanique, on constate l’existence d’un ensemble de mutations (substitutions, réécritures et permutations subies par la traduction entre le premier jet et l’édition) qui tentent de renforcer le champ sémantique du mal. En voici quelques exemples :

Dans le cadre limité de cet article, on s’en tiendra à ces quelques exemples qui illustrent bien la méthode créative de Venturini, capable de donner vie à de nouvelles écritures tout en maintenant l’allure des Chants et en élargissant leur vie – voire leur tradition – textuelle.

3. Problèmes d’édition

Une lecture attentive de CMST suffit à mettre en évidence de nombreuses erreurs dans la version publiée. L’orthographe française a posé des problèmes aux éditeurs, mais on trouve également des erreurs dans les conventions d’écriture propres à l’espagnol ainsi que plusieurs fautes de typographie. En voici quelques exemples :

Or l’étude des brouillons nous permet de déceler une autre série de problèmes, principalement dus à des erreurs de copie provoquant des altérations par rapport à l’état textuel précédent. En premier lieu, les épreuves d’imprimerie et la liste des corrections établie par Venturini confirment que le passage du dactylogramme à l’état imprimé du texte par les éditeurs a entraîné un certain nombre d’erreurs, pour la plupart involontaires, et que la traductrice a cherché à les corriger avant l’impression définitive. Si certaines ont été corrigées, comme « Leautréamont », d’autres ont persisté dans l’édition, sous forme d’erreurs manifestes ou cachées.

Exemples d’erreurs corrigées :

En deuxième lieu, on peut citer quelques exemples dans lesquels Venturini a voulu modifier le texte français (directement copié de l’original dans le premier jet manuscrit et transcrit pour la mise au net dactylographiée), le jugeant fautif; en réalité, elle le dénature et l’éloigne à la fois de l’état précédent de la « traduction » (qui adopte parfois la forme de la simple transcription, de la réédition intacte des mots de Ducasse), de l’original et des formes authentiques de la langue française :

Au-delà de la question des fautes de frappe, on note que la forme « Riez » à l’impératif a été perçue comme problématique par Venturini au cours de sa relecture du texte; elle a alors opté pour un changement de mode verbal (« rire », infinitif), tout en conservant une image dissonante dans laquelle le rire et les pleurs se produisent en même temps. Dans la dernière variante, la racine du verbe « rire » est perdue, toutes ses connotations sont brouillées. À sa place, on trouve la forme du pronom indéfini associé au néant, à l’absence : « rien ».

En troisième lieu, plusieurs fragments écrits correctement en français dans les cahiers manuscrits présentent dans les versions dactylographiées de nombreuses erreurs, que ni Venturini (soit parce qu’elle était fatiguée, ou qu’elle a omis de les lire, ou encore parce que son français n’était pas excellent) ni ses éditeurs n’ont été en mesure de détecter lors des révisions, de sorte qu’elles ont été reproduites dans le livre publié, comme dans cet exemple :

On retrouve aussi des cas où la transcription des fragments en français est fautive même dans les cahiers manuscrits, les fautes ayant persisté dans les états textuels successifs, y compris l’édition :

Reste la question des erreurs non évidentes ou cachées derrière les possibilités de la langue et d’une traduction qui se fait gloire de sa puissance transformatrice. La lecture de la version publiée suscite peut-être la perplexité quant à sa propre forme, mais seule la collation philologique des brouillons peut nous fournir des réponses sur la particularité de certaines leçons.

En omettant la lettre initiale du mot Nací [Je suis né], il reste la forme ací, inexistante en espagnol, mais phonétiquement identique à l’adverbe así [ainsi, de cette manière][9]. On suppose qu’à la suite de cette première erreur de frappe, le « c » a été remplacé par un « s », comme s’il s’agissait d’une faute d’orthographe. Or, dans l’ouvrage, une telle substitution transforme une qualité naturelle de Maldoror en une condition occasionnelle.

Nous avons ici un passage textuel sensiblement adapté par Venturini. C’est un Maldoror soucieux d’autoglorification qui est présenté dans la traduction. Voici le sous-titre attribué au paragraphe : « Maldoror se canta a sí mismo [Maldoror se chante (à) lui-même] » (CMST, p. 129). C’est-à-dire qu’il chante à la fois pour lui-même et sur lui-même, alors que la phrase de l’original dont ce sous-titre s’inspire est : « Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables » (1973 [1869], p. 160. En ce sens, la variante Veo mi triunfo [Je vois mon triomphe] place Maldoror au centre de la scène, simultanément comme sujet et comme objet du regard, vantant sa victoire, y compris son triomphe sur la poésie. Cette image peut être confrontée aux extraits suivants de l’original :

Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu’ici de plus grandiose et de plus sacré […]. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues.

ibid.

Par ailleurs, la variante Veo mi tiempo [Je vois mon temps] montre Maldoror en figure critique de son temps. Bien qu’il s’agisse d’une image sous-jacente dans le texte original[10], la réécriture globale pratiquée par la traductrice intensifie notamment l’esprit analytique du personnage. Par exemple, au moyen de ces phrases : « Insisto en que sería honesto que el tumulto humano asumiera la responsabilidad de proclamar su existencialismo en lugar de cacarear aquello como debiera ser [J’insiste sur le fait qu’il serait honnête que le tumulte humain assume la responsabilité de proclamer son existentialisme au lieu de caqueter ce qu’il devrait être] »; « Yo no oculto el vicio que la mayoría oculta [Je ne cache pas le vice que la majorité cache (CMST, p. 129). Il convient de mentionner qu’il existe une autre stratégie dans ce même fragment textuel contribuant à renforcer l’image du regard critique de Maldoror : Venturini maintient la voix de Maldoror à la première personne pendant toute la scène (il est toujours le sujet de l’énonciation), tandis que dans l’original on constate une mutation à la troisième personne (c’est une autre voix qui assume la première personne pour parler de Maldoror).

L’expression « lassitude corporelle », qui évoque la fatigue physique, l’abattement ou l’épuisement, a un rapport sémantique plus logique avec l’extrait originel des Chants ici réécrit par Venturini : « La volonté se retire insensiblement, comme en présence d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n’est plus qu’un cadavre qui respire » (Ducasse, 1973 [1869], p. 202). Or, la variante « latitude corporelle » introduit une image inhabituelle, qui peut alimenter la discussion sur les conceptions du corps opérant dans le texte. À cet égard, un lecteur contemporain pourrait faire le lien avec des théorisations récentes autour de la subjectivité, les émotions et la philosophie de la puissance des corps et leur territoire, approches qui, dans son ensemble, ont amené à ce qu’on nomme the affective turn. Deleuze et Guattari ont défini le concept en ces termes : « On appellera latitude d’un corps les affects dont il est capable suivant tel degré de puissance, ou plutôt suivant les limites de ce degré » (1980, p. 314).

Les exemples ci-dessus nous apprennent que l’apparition fortuite de certains syntagmes dans la traduction pourrait conduire à des images innovantes, ce qui serait encore une fois dans la ligne de la poétique de Ducasse, précurseur du surréalisme, particulièrement apprécié pour la production d’une « obra fantástica, alucinada, riquísima en imágenes inéditas, y en su conjunto lo más extraordinariamente original que jamás pueda haberse escrito [oeuvre fantastique, hallucinée, très riche en images inédites, et dans l’ensemble la plus extraordinairement originale qui ait jamais été écrite] » (Pellegrini, 2014 [1962], p. 27).

Analyse des résultats

Une analyse du dossier génétique à la lumière de la critique textuelle nous apprend que l’édition présente un nombre important de problèmes textuels. Beaucoup sont liés au processus éditorial où interviennent d’autres mains que celles de Venturini et à une mise en page et en livre parfois bâclées, notamment compliquées par la complexité de la coexistence de l’espagnol et du français. Mais on relève aussi des fautes et des mutations par rapport à des états textuels antérieurs (qui semblent parfois plus exacts) provenant des interventions de Venturini elle-même sur les documents qui lui ont servi à préparer sa singulière traduction de l’oeuvre de Ducasse.

On a constaté que certaines de ces mutations produisent un texte qui tend à s’éloigner des formes authentiques du français et de l’espagnol ainsi que de l’oeuvre originale. Paradoxalement, cette réalité ne représente pas toujours un problème qui obérerait le devenir textuel. En effet, la procédure de rupture avec les conventions de la langue et avec la lettre du modèle est une stratégie assidûment employée par Venturini au cours de sa traduction. De même, le fait que les erreurs soient par moments plus manifestes ou plus cachées semble aussi conforme à la méthode de l’écrivaine argentine. Elle communique souvent au lecteur les opérations effectuées sur le texte (par exemple, dans la note annonçant que certains sujets du chant VI avaient déjà été traités ou mentionnés par coïncidence thématique), mais parfois elle les dissimule (comme dans le cas de l’ajout de syntagmes qui cherchent à intensifier l’esthétique maudite de l’oeuvre) ou fait même de fausses déclarations sur ses intentions et son travail (comme nous estimons qu’elle l’a fait dans ses explications à la presse à propos du respect de la structure et de la fidélité à la lettre de l’original).

Outre le fait que plusieurs des erreurs relevées ne sont pas perçues comme telles lors de la lecture du livre publié, ni même lors de la comparaison avec l’original en français, puisque la plupart se trouvent au sein de passages manifestement adaptés par Venturini, nous attirons l’attention sur les effets de lecture qu’elles déclenchent, parfois aussi intéressants qu’inattendus (comme nous l’avons vu dans les exemples 2 et 3 ci-dessus) et, en ce sens, faisant système avec le genre d’effets de lecture que suscite continuellement le texte ducassien.

Si certaines caractéristiques matérielles de l’édition de CMST laissent penser que le processus traductif a été bâclé, négligé, fait à la hâte, sans souci du type de traduction à offrir aux lecteurs, les brouillons conservés le démentent formellement. Ils témoignent d’un travail assidu, étalé sur plusieurs années, déroulé sur différents supports (cahiers, feuillets volants, marges de livres, dactylogrammes) et qui a été réalisé avec l’effort et l’engagement intellectuels de qui s’embarque dans une véritable tâche créative.

Une remarque s’impose au sujet du destin que Venturini a choisi pour ses archives. Elle a conservé ses manuscrits de travail, des documents qui portent les traces d’une énonciation en marche, d’une écriture en train de se faire. Mais elle les a aussi placés dans un lieu de visibilité, elle a voulu qu’ils soient connus, lus et étudiés, sachant que l’on pourrait y trouver des mises en scène auctoriales qui ont valeur de positionnement dans une sphère codée de pratiques (Meizoz, 2011). C’est bien pourquoi nous avons cherché à élucider la méthode de la traductrice et à déceler des gestes scripturaux révélateurs de sa position relativement à l’acte de la traduction et à sa conception de la littérature. À cet égard, nous avons établi que le processus de traduction suivi par Venturini explore des dynamiques plus proches de la démarche de l’adaptation que de la traduction conventionnelle. Cependant, dans ce même geste d’éloignement et de recréation, nous identifions un pli, une tournure, dans la mesure où ces dynamiques suggèrent parfois un désir de re-produire des formes littéraires et des idées inscrites dans la propre proposition des Chants. On songe notamment au plagiat, à la puissance transformatrice et à l’exacerbation de l’esthétique maudite.

Nous nous sommes demandé quelle « nécessité » aurait poussé Venturini à opter pour ce genre de traduction, dans quelle mesure les stratégies qu’elle a choisies pouvaient être perçues comme les plus efficaces aux fins d’un éventuel « équilibre communicationnel » recherché. On peut penser que sa pulsion de traduire les Chants s’est accompagnée du besoin de postuler que la réalité d’un texte n’est pas donnée par sa forme première, par une manifestation achevée ou archétypale (pour emprunter un concept ecdotique), mais par ses proliférations plurielles et singulières. Cela explique peut-être la visibilité que la traductrice s’est attribuée dans CMST, ainsi que la place qu’elle a accordée aux commentateurs et interprètes de Ducasse dans l’épilogue et l’effacement de limites entre les matériaux d’exogenèse (comme les livres de Pellegrini et de Soupault) et d’endogenèse (les brouillons dans lesquels Venturini a esquissé sa traduction).

En effet, l’étude du dossier génétique nous apprend que l’horizon de départ de la traductrice n’a pas été uniquement façonné par le texte original – elle a mis en jeu d’autres textualités qui, pour des raisons et par des voies littéraires diverses, ont contribué à élargir l’histoire de la transmission et de la réception de l’oeuvre de Ducasse. Les brouillons attestent de manière éloquente que la créativité traductive de Venturini s’est nourrie d’éléments que certains paratextes lui ont offerts à la lecture. On peut donc établir que sa propre conception de la littérature dépasse la dimension textuelle pour engager toute une dimension matérielle associée aux supports de l’écriture et aux modalités d’inscription et de transmission des discours littéraires. Ainsi, les matérialités diverses qui, par hasard ou par destin, atteignent des lecteurs spécifiques, élargissent et renforcent la tradition textuelle des oeuvres et, dans le cas de la proposition de Venturini, se mêlent au texte lui-même et donnent lieu à une métamorphose qui le ramifie et l’enrichit. L’écrivaine argentine rend à la sphère des lettres un texte ducassien chargé de l’encre de ses multiples interprètes – lecteurs, traducteurs et éditeurs. Avec sa traduction à l’oeuvre, tout en souscrivant à l’influence de formes qui lui viennent de Ducasse, elle réclame une esthétique qui ne considère pas les oeuvres indépendamment de leurs manifestations particulières et successives et qui assume donc la pertinence de la culture écrite dans son rapport avec la culture graphique et visuelle.

Conclusions

Avec ses réussites, ses défauts et ses excentricités, la proposition de Venturini projette « les vagues en fureur de mer maldororienne » (Ducasse, 1973 [1869], p. 261) et répond au précepte que Ducasse a légué à la littérature : « La poésie doit être faite par tous. Non par un » (ibid., [1870], p. 311). Si, à ses yeux, « La poésie n’est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C’est un fleuve majestueux et fertile » (ibid., [1870], p. 281), Venturini se plonge dans ce fleuve pour en agiter les eaux de houles provenant de deux langues, deux cultures, deux écritures et deux esprits maudits. Dans cette rencontre, comme « Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette », « à travers les eaux argentines du grand estuaire », Ducasse et Venturini « se tendent une main amie » (ibid., [1869], p. 57) pour nous laisser une oeuvre traduite vivante et féroce, dont les effets de lecture sont assurément stimulants.

Pour conclure, nous proposons une réflexion sur les perspectives de la traduction de Venturini. Bien que le travail réalisé soit très intéressant, il n’a pas eu une grande incidence sur la réception de Ducasse en Argentine. L’édition parue en 2007 est du reste pratiquement introuvable. Alors que les romans de Venturini sont des succès de librairie et que la légataire de ses droits d’auteur, Liliana Viola, envisage de relancer son oeuvre, une réédition critique et corrigée de CMST semble aujourd’hui souhaitable. La communauté universitaire mais aussi un plus vaste lectorat pourraient alors accéder, à travers ces pages, à l’écriture turbulente d’Isidore Ducasse, à celle d’Aurora Venturini, et à celle des deux en communion, ou en commotion, aussi perturbante que les modalités de traduction de notre extravagante autrice argentine.