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Introduction

Entre 1957 et 2008, la femme de lettres anglaise Barbara Bray (1924-2010) traduisit environ quatre-vingts textes – romans, pièces, essais – du français vers l’anglais pour divers éditeurs, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans le même temps, elle collabora avec de grands noms du théâtre et du cinéma : Harold Pinter et Joseph Losey pour ne citer que les plus connus, produisant leurs oeuvres pour la radio ou écrivant avec eux des scénarios de films. Pendant trois décennies, elle partagea également la vie de Samuel Beckett, travaillant au quotidien sur ses textes, dont de nombreuses auto-traductions. En outre, Bray est encore aujourd’hui l’une des voix principales de Marguerite Duras en anglais, dont elle commença à traduire les textes en 1958, à l’époque où elle était Script Editor à la radio britannique, la BBC. À ce poste, elle dirigea une équipe de lecteurs chargés de sélectionner des textes dramatiques avant d’accompagner leurs auteurs, adaptateurs et producteurs dans la mise en ondes. Duras, qui lisait les adaptations faites par Bray, fut très satisfaite du travail de sa première traductrice-adaptatrice en anglais : elle qualifia même de « modèle du genre[1] » son adaptation de Moderato Cantabile pour la radio britannique (v. Sardin, 2023).

Or, malgré ces collaborations remarquables, et si le nom de Barbara Bray est connu dans les cercles beckettiens, pinteriens ou durassiens, les études portant son travail propre sont encore peu nombreuses au regard de sa production (Chignell, 2017, pp. 655-658; Landfried, 2017; Dize, 2020; Sardin, 2020), surtout quand ce travail n’est pas mis en relation avec la figure tutélaire de Beckett (v., sur ce point, Kędzierski, 2010, 2011, 2023). Cette recherche s’inscrit donc dans une démarche de visibilisation du rôle des intellectuelles dans les échanges transculturels au cours du XXe siècle dans la lignée des travaux précurseurs de Sherry Simon (1996), Luise von Flotow (1997) ou Jean Delisle (2002). Pour comprendre la contribution de Bray à la « république mondiale des lettres » (Casanova, 1999), il s’agit de constituer une « archive de traducteur » (Guzmán, 2013) témoignant du travail de la traductrice, c’est-à-dire de rassembler un ensemble hétéroclite de textes comprenant traductions, témoignages, paratextes, manuscrits et inédits de nature diverse comme des lettres, notes ou des contrats, ainsi que le signale María Constanza Guzmán :

Translators’ bodies of texts comprise the translations themselves and translators’ writings and accounts about their work. These are in the form of articles and interviews, and also of footnotes, prefaces and other paratexts, and various instances of what Feltrin-Morris calls “loci of visibility” (2018: 10). They also comprise manuscripts and unpublished pieces, such as drafts, proofs – the so-called avant-textes, as well as letters, contracts, and other such materials.

2020, p. 47

L’espoir est de trouver dans ces documents ainsi mis au jour des indices permettant de mieux comprendre le processus traductif, la profession de traducteur et de traductrice ainsi que la vie de ces derniers; comme l’écrivent Anthony Cordingley et Patrick Hersant, « archives [are] repositories of the evidence of translation », they are « sites that shape our understanding of the translation process, the translation profession, and the lives of translators » (2021, p. 9; v. aussi Munday, 2014).

Dans le cas de Bray, cette archive est dispersée de par le monde. En effet, celle-ci est constituée, sans exhaustivité, des dossiers écrits de la BBC, qui comprennent des scripts de pièces, des lettres et des mémos internes, conservés à Caversham en Angleterre dans le « BBC Written Archives Centre »; de la correspondance de Bray avec Harold Pinter d’une part et avec son agente littéraire Margaret (Peggy) Ramsay d’autre part, toutes deux conservées à la British Library à Londres; des quelque 700 lettres que Samuel Beckett lui a écrites et qui se trouvent à Trinity College Dublin en Irlande et dont une partie seulement est publiée (Beckett, 2014, 2016); des fonds Joseph Losey du British Film Institute, Robert Pinget de la Bibliothèque Doucet à Paris et Pierre Albert-Birot de l’IMEC près de Caen. Ce qu’il reste des papiers personnels de Bray est conservé à Édimbourg, où vit sa fille aînée, Francesca Bray. Enfin, aux États-Unis, se trouvent les archives de l’éditeur américain Barney Rosset, qui reprit Grove Press en son temps, et qui sont partagées entre les universités de Columbia et de Syracuse, ainsi que le fonds de l’éditeur anglais Calder and Boyars à la Lilly Library, à Bloomington, dans l’Indiana.

Toutefois, malgré ce caractère foisonnant des fonds ainsi répertoriés, du strict point de vue de la génétique textuelle appliquée à la traduction (Durand-Bogaert, 2014; Cordingley et Montini, 2015), ces documents ont de quoi décevoir la chercheuse : il semble que Bray ne conservait pas ses manuscrits et qu’elle ne les a donc pas légués à une bibliothèque de recherche, contrairement à sa consoeur Barbara Wright qui a fait don de ses archives à la Lilly Library, où l’on peut admirer, parmi tant d’autres documents, les carnets manuscrits de sa traduction des Exercices de style de Raymond Queneau (Barbara Wright Papers, Lilly Library, collection LMC 2360; v. Hersant, 2021). On trouve bien quelques traces du travail de Bray sur les manuscrits de Beckett, comme dans un dactylogramme de For to end yet again conservé à Trinity College Dublin (TCD MS 10948/1/22). Dans ce texte en prose des années 1970, les archivistes ont pu repérer une annotation marginale de la main de Bray dans une encre différente de celle de Becket : « on p. 2 suggested change in blue biro possibly by BB of “more the pity” to “woe” » est-il écrit dans le catalogue papier répertoriant les microfilms des manuscrits du fonds Samuel Beckett détenu par la bibliothèque de Trinity; or cette variante sera retenue dans le texte définitif où l’on peut lire : « Dust having engulfed so much it can engulf no more and woe the little on the surface still » (Beckett, 1995, p. 245). Les lettres de Beckett gardent aussi quelques témoignages ponctuels de l’intervention de Bray dans le travail créatif de l’écrivain irlandais[2]. Mais ces traces sont éparses, et ne reflètent donc que partiellement la contribution de Bray qui était quasi quotidienne, comme elle l’a expliqué dans ses entretiens avec Marek Kędzierski : « Quand il faisait des traductions, je m’asseyais à côté de lui et faisais des suggestions utiles – et d’autres sans aucun doute inutiles… […] C’était systématique quand il s’agissait de traduction » (citée par Kędzierski, 2010, p. 296; notre trad.).

Quant aux archives privées de la famille Bray, si elles comportent un certain nombre de textes inédits, elles ne contiennent pas d’avant-textes de traductions. Le seul élément qui s’en rapprocherait est l’exemplaire personnel de L’Amant (1984) de Marguerite Duras sur lequel Bray a travaillé pour sa traduction. Ce volume comporte quelques annotations manuscrites, marquant sa perplexité quant à certains termes, ou ses recherches en lien avec des référents culturels. Ainsi, l’expression « faire “couture” » (Duras, 1984, p. 29) entraîne l’annotation marginale : « high fashion, made by a proper dress-maker », ce qui donnera dans la version publiée : « to make them look “professional” » (1997 [1985], p. 20).

Avec Bray, toutefois, il ne s’agit pas tout à fait d’une « génétique hors manuscrits » (Hersant, 2020), car les archives Calder and Boyars de la Lilly Library (LMC 2196) comportent un certain nombre de documents dont la nature se rapprocherait du dossier génétique d’écrivain et du manuscrit littéraire, notamment ce que les conservateurs nomment translator’s manuscript, ce terme désignant un dactylogramme de traduction envoyé par un traducteur ou une traductrice à la personne chargée du travail éditorial (l’editor anglais) chez l’éditeur de la traduction. Or ces documents peuvent présenter un certain nombre de variantes : corrections dactylographiées ou manuscrites effectuées par le traducteur ou la traductrice avant l’envoi à la maison d’édition, puis annotations et corrections manuscrites par l’editor. C’est le cas du translator’s manuscript de la traduction par Bray du Marin de Gibraltar, roman de Marguerite Duras paru en 1952 chez Gallimard et en anglais en 1966 chez Calder and Boyars (Londres). Ce dossier est particulièrement riche puisqu’il comprend non seulement le « manuscrit de la traductrice » (Figures 1 et 2), mais aussi les épreuves en placard ou galley proofs (Figure 3), première série d’épreuves avant la mise en page définitive, où l’on voit les corrections marginales de la main de Bray, et les page proofs, deuxième série d’épreuves, toutes corrigées par la traductrice – bien que dans une moindre mesure par comparaison avec le document précédent. Qui plus est, le fonds de la Lilly Library comprend une partie de la correspondance entre Bray et ses différents interlocuteurs chez Calder and Boyars, qui lui commanda la traduction du Marin en 1965.

Figure 1

Première page du translator’s manuscript de The Sailor from Gibraltar.

Image reproduite avec l’aimable autorisation de la Lilly Library, Indiana University, Bloomington, Indiana

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Ces documents, notamment la correspondance entre John Calder et Barbara Bray, révèlent le rôle clé joué par la traductrice comme intermédiaire entre Marguerite Duras et son éditeur anglais, ainsi que le contexte agonistique et de négociation permanente qui a entouré tout le travail éditorial en amont de la publication du roman en langue anglaise. Le dépouillement des variantes présentes dans ces documents, les galley proofs en particulier, permet en outre d’éclairer un pan du travail de Bray lié à la traduction, notamment sa « visée traductive » (Berman, 1995, p. 76). Mais, avant d’aborder ces différents points, il convient de replacer cette traduction du Marin de Gibraltar dans le contexte plus vaste de l’histoire des premières traductions en langue anglaise des textes de Duras.

1. Histoire des traductions en langue anglaise de Marguerite Duras dans les années 1950 et 1960

L’histoire des traductions en langue anglaise de Marguerite Duras illustre des situations de concurrence et de lutte territoriale entre les États-Unis et le Royaume-Uni mais aussi de coédition ou de partage des frais de traduction entre deux éditeurs, « chacun ayant généralement l’exclusivité de son territoire » (Buzelin, 2009, p. 69). Cette histoire commence au début des années 1950 aux États-Unis : en 1952, Un Barrage contre le Pacifique (1950), le troisième roman de Duras, paraissait dans une traduction de l’Américaine Herma Briffault chez Pellegrini and Cudahy sous le titre Sea Wall. Il est ensuite publié l’année suivante à Londres chez Methuen and Co sous le titre A Sea of Troubles, dans une traduction différente signée de l’Anglaise Antonia White. Peu de temps après ces premières traductions, Grove Press, maison d’édition new-yorkaise spécialisée dans l’avant-garde américaine et européenne (qui publie par exemple Samuel Beckett dès 1954 aux États-Unis), s’assure les droits des textes de Marguerite Duras outre-Atlantique. Or quand Barney Rosset avait racheté la société au début des années 1950, il s’était rapidement associé avec l’Anglais John Calder qui avait monté sa propre maison édition à Londres en 1949. Cette collaboration concernait la traduction, puis la publication et la diffusion d’un certain nombre de représentants du nouveau roman français, chacun se partageant une partie du monde anglophone en vertu du Publishers’ Traditional Market Agreement, accord qui divise le monde anglophone en territoires pour les droits de langue anglaise : aux États-Unis, leur propre territoire et les Philippines; au Royaume-Uni, les pays du Commonwealth. Ce partage put ainsi donner lieu à des coéditions où les traducteur.trices travaillent pour un éditeur anglophone, britannique ou américain. L’éditeur avec qui le traducteur ou la traductrice a passé un contrat envoie ensuite le manuscrit à son confrère qui souvent américanise ou anglicise l’orthographe ou le lexique selon le cas; ce dernier verse une somme contractuelle à son confrère, qui peut couvrir, par exemple, la moitié des frais de traduction. Aussi Calder and Boyars achetait-il les droits d’une oeuvre française pour le Royaume-Uni et le Commonwealth, et Grove pour les États-Unis (Guy, 2019, p. 38), et parfois la traduction était commandée par les Anglais, parfois par les Américains. Toutefois la collaboration entre les deux maisons fut toujours très mouvementée et connut de nombreuses interruptions. Calder dira à ce sujet : « our collaborations were often abortive, destructive, and frustrating, but never boring » (cité par Rosset, 2016, p. 209). En 1963 notamment, une dispute entre Grove et Calder autour d’un roman d’Henry Miller entraîne la rupture de leur accord :

Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Eugène Ionesco, Fernando Arrabal and Robert Pinget were now Grove authors, and all of them were shared with my British company for the English-language publishing market – until the Tropic of Cancer war made cooperation impossible, and then we had to commission our own different English versions of these authors. Barney Rosset’s decision cost him the use of the excellent translations of Barbara Wright and Donald Watson, and in return I lost those of Richard Howard.

Calder, 2013, p. 221; v. aussi Calder, 2001, p. 259

À l’initiative de Sonia Orwell[3], veuve de George Orwell et amie de Marguerite Duras, Le Square, court roman dialogique, parut ainsi simultanément en langue anglaise chez John Calder et Grove Press en 1959 dans une traduction qu’elle cosigna avec Irina Morduch. Comme le signale Adam Guy dans The nouveau roman and Writing in Britain After Modernism :

Marguerite Duras’s translators evoke the range of contexts that define her works, and perhaps, consequently, the awkwardness of her inclusion within the domain of the nouveau roman. Two of Duras’s translators, Antonia White and Sonia Orwell, represent the interwar cultures of Paris and London, respectively: White was a friend of Djuna Barnes and a translator of Colette, while Orwell was a member of the Horizon circle and, following the death of her husband George Orwell, a key steward of his works. As exemplified by her choice of Sonia Orwell, Duras often picked translators from her own social circle – other examples being the journalist and translator Barbara Bray, and the literary agent Anne Borchardt, who was also married to Duras’s own American agent, Georges Borchardt. Another translator of Duras, Richard Seaver, was, like Richard Howard, a central member of Grove Press. Also formerly an editor at Merlin – the Parisian review key to the survival of modernism in Europe after the Second World War – Seaver is emblematic of Duras’s translators, situating her work within modernist and avant-garde networks that extended across national boundaries and space and prior to the postwar moment in time.

2019, pp. 103-104

Richard Seaver[4], qui fut embauché par Rosset en 1959, continua en effet sur cette lancée, donnant sa version de Moderato Cantabile puis de Hiroshima mon amour en 1960 et 1961 respectivement[5]. En 1962 et 1964 paraissaient simultanément chez Grove et Calder deux nouveaux titres traduits cette fois par Anne Borchardt : Ten-Thirty on a Summer Night puis The Afternoon of Monsieur Andesmas, qui sera publié dans un volume contenant aussi la traduction par Bray de la pièce Les Eaux et Forêts (sous le titre The Rivers and Forests)[6].

La correspondance entre Calder and Boyars et Barbara Bray[7] entre 1962 et 1967 témoigne donc des relations difficiles entre les deux maisons d’édition anglaise et américaine, mais aussi entre Calder and Boyars et Marguerite Duras. Les torts étaient partagés : Duras n’avait pas un caractère facile et Calder était dur en affaires. Qui plus est, le fait que Duras ait eu tendance à intervenir dans le choix de ses traducteurs pouvait se faire au détriment de la qualité du résultat fini. Quant à Calder, il mettait souvent très longtemps à produire les oeuvres étrangères dont il achetait les droits, ce qui irritait beaucoup Duras. Deux textes en particulier semblent avoir été sujets à controverse : The Afternoon of Monsieur Andesmas et Moderato cantabile. Le premier de ces deux textes avait été traduit par Borchardt, et, à en croire les échanges entre Calder et Bray, cette traduction n’était pas sans défauts. Calder écrit à Bray le 12 janvier 1965 que la presse est mauvaise mais qu’il n’est pas surpris par cette réaction négative qui s’explique, selon lui, par la qualité médiocre de la traduction : « The Andesmas is really getting slammed, but I am not really surprised. The translation is very mediocre, but it was forced on us by Duras herself »[8]. La réaction de Duras ne se fait pas attendre : elle fait savoir à Calder son mécontentement et lui demande que ses traductions soient désormais systématiquement données à relire à Sonia Pitt-Rivers : «  […] j’aimerais beaucoup que mes traductions soient revues avant la publication. Et cela par Sonia en qui j’ai une confiance absolue »[9]. Le 22 février, en réaction, Calder change son discours, soulignant dans une nouvelle lettre à Bray que la traduction de L’Après-midi de monsieur Andesmas n’a en réalité pas reçu que des critiques, et qu’il n’était peut-être pas judicieux d’insister autant sur les critiques dont le texte a fait l’objet auprès de Duras. En effet, l’éditeur ne voit guère d’un bon oeil le choix de Pitt-Rivers comme traductrice, craignant que cette dernière soit peu encline à traduire les textes de Duras et doutant de sa disponibilité :

Marguerite is unfortunately very upset about all her translations, and perhaps it was unwise to emphasize the Andesmas reviews quite so much. The translation was criticized in some circles, but by no means in all.

I think that Marguerite would like Sonia to do some translations in future, but I am worried as to whether Sonia is willing and interested, and on the time factor[10].

Le second problème concerne la version de Moderato cantabile que Calder avait pour projet de traduire lui-même, projet qu’il n’arrivait pas à mener à bien. À cette occasion, Bray joua les intermédiaires entre l’éditeur-traducteur et l’autrice; au printemps 1965, elle écrivit à Calder, dans une lettre non datée mais reçue le 19 mai 1965 par la maison d’édition :

I’ve just had a cri du coeur from Marguerite. Can you tell me où on en est? As far as I’m concerned the longer we wait the more difficult the time factor gets, and of course I’m anxious to help. I need hardly say that anything I can do on the MODERATO text I shall do anonymously and for nothing[11].

Calder avait en effet besoin de l’aide de Bray pour réviser sa traduction du texte de Duras, texte qu’elle connaissait très bien pour l’avoir adapté à la radio britannique l’année de sa sortie en France (1958); mais il semble que le paquet contenant le manuscrit de Calder n’arriva jamais à destination, si bien que, le 30 septembre 1965, Bray écrivait à Calder : « Marguerite is not unnaturally rather het up about MODERATO, and talks of taking the rights back. She asked me to tell you this. Perhaps you’ll let me have your reaction »[12]. La situation sera heureusement débloquée au printemps suivant, Calder ayant finalement accepté de racheter la traduction de Richard Seaver publiée par Grove Press afin de ne pas retarder la sortie du texte au Royaume-Uni et dans le Commonwealth[13]. Toutefois, le 31 mars 1966, Calder écrivait à Bray qu’en dépit de ses efforts pour l’amadouer, Duras venait de confier son nouveau roman à un concurrent : « Marguerite has given way on some points. We are now going to use the American edition of Moderato. She has, however, given the new novel to another publisher »[14]. Et en effet, les textes suivants de l’autrice seront traduits et distribués au Royaume-Uni par Hamish Hamilton, une maison d’édition anglaise plus ancienne et plus importante que Calder and Boyars (Guy, 2019, p. 36) : paraîtront ainsi en 1967 et 1968 The Rapture of Lol V. Stein et The Vice-Consul dans une traduction d’Eileen Ellenbogen puis L’Amante anglaise dans celle de Barbara Bray.

2. Négociations financières

La correspondance entre Bray et Calder met donc en lumière le contexte particulièrement tendu dans lequel la traduction du Marin de Gibraltar vit le jour, même si au départ, pour ce texte en particulier en tout cas, un certain consensus semblait s’être établi entre les parties. En 1965 en effet, Bray proposa à John Calder de mettre Le Marin de Gibraltar à son catalogue afin de faire coïncider la sortie de l’ouvrage avec celle de l’adaptation cinématographique que préparait Tony Richardson avec Jeanne Moreau, et qui sortira deux ans plus tard. Or Duras elle-même écrivit à Calder dans ce sens en février 1965, demandant à ce que l’éditeur confie à Bray la tâche de traduire le roman[15].

La traduction donna toutefois lieu à un certain nombre de négociations portant sur le volet financier, négociations dont témoignent les échanges épistolaires entre Bray et Calder. Dans une lettre du 21 mai 1965, Calder évoque un accord de principe sur Le Marin, proposant de rémunérer Bray à hauteur de 250 livres dont un tiers de la somme reçue de l’éditeur américain pour l’achat de la traduction, une somme qui, de son propre aveu, n’était guère généreuse mais qu’il juge appropriée; selon lui, le texte ne présentant aucune difficulté, la traduction devrait se faire facilement :

I find I have never written to you again about The Sailor from Gibraltar. I remembered is as a short book, but that was because I read it on holiday. In fact, it is a very long one. Would you be willing to translate it for £250 including one-third of what we receive from America? Although on a word count that might not seem very much, it is a book that should go very quickly as I can see no difficulties in it[16].

Calder fut lui-même un traducteur occasionnel[17], mais cette tâche apparaît sous sa plume comme une forme de passe-temps presque ludique, et qui ne présente effectivement que peu de difficultés. Dans ses mémoires, lorsqu’il se souvient de vacances passées sur la Côte d’Azur pendant l’été 1959, la traduction littéraire apparaît comme une activité que l’on peut pratiquer à l’ombre d’un parasol tout en surveillant un enfant en bas âge :

I stayed with my mother at Monte Carlo for a week in August, and spent each day under a beach umbrella at the public beach translating Monique Lange’s novel [Les Platanes], which appeared in 1960 as The Plane Trees. The translation took me five days with my portable typewriter, shaded from the sun, where I could keep my eye on my daughter in the shallow children’s pool.

2001, p. 127

Bray ne se laisse pas faire, et elle lui répond le 19 juin 1965 qu’elle accepte la somme forfaitaire de 250 livres, à condition que la moitié de cette somme lui soit versée à la signature du contrat et l’autre à la remise du texte. Elle demande aussi à percevoir un pourcentage du montant des ventes de l’ouvrage au titre des droits d’auteur : « I have to give a small thought to my posterity »[18], écrit-elle en guise de justification, ce que Calder accepte de faire à hauteur de 2,5 % des ventes. Presque un an plus tard, à propos d’un autre texte de Duras traduit par Bray et dont il avait précédemment acquis les droits, Calder expliquera plus avant sa réticence à payer des droits d’auteurs aux traducteurs pour des oeuvres étrangères, arguant que nombre des livres dans son catalogue sont particulièrement difficiles à écouler sur le marché et que son entreprise a bien du mal à couvrir ses frais quand les honoraires de traduction s’élèvent à 2,5 % des ventes. Pour les pièces étrangères, renchérit-il, il lui est encore plus difficile d’octroyer un intéressement, tant celles-ci se vendent lentement. Aussi les traducteurs se contentent-ils souvent, selon lui, d’une somme forfaitaire plutôt que d’un à-valoir avec intéressement sur les ventes, d’autant qu’ils peuvent aussi bénéficier, ajoute-t-il, des revenus des représentations théâtrales. Il précise également que l’à-valoir est normalement payé en trois fois – à la signature du contrat, à la remise du manuscrit et à la publication du texte –, sous-entendant qu’il accorde à Bray un traitement de faveur en lui concédant un paiement en deux temps, avant publication[19].

S’il voulait pérenniser leur collaboration, Calder avait en réalité intérêt à être agréable à Bray; celle-ci jouissait en effet d’une reconnaissance forte dans le champ littéraire anglophone en tant que traductrice – elle obtint le premier de ses quatre Moncrieff prizes pour sa traduction d’un essai d’Henri Fluchère en 1966 – et elle venait de lui écrire que désormais elle allait être plus regardante sur les contrats passés avec l’éditeur : « Most of the work I’m doing currently is difficult, urgent, and quite highly-paid, which latter of course I need. But I have to be a bit careful about not overdoing things, and not taking on uneconomic jobs that might break the camel’s back »[20]. Bray bénéficiait aussi d’une position centrale dans le milieu littéraire parisien : c’était une proche de Beckett, Ionesco, Adamov, Duras et elle connaissait personnellement Jean Vilar ou encore Jeanne Moreau, et Calder savait pouvoir s’appuyer sur elle dans ses propres négociations avec ces auteurs français et leurs agents ou éditeurs. Ainsi, à plusieurs reprises dans sa correspondance avec Bray entre 1965 et 1966, Calder lui demande-t-il d’intercéder auprès de Duras afin de convaincre Rosset d’acheter les droits de la traduction anglaise. Le 21 mai 1965, s’ils n’arrivent pas à un accord sur ce point, il présage un « désastre », à quoi Bray lui répond le 19 juin que Duras souhaite effectivement que sa traduction soit aussi vendue aux États-Unis. Il réitère toutefois cette même demande près d’un an plus tard, au moment de mettre le livre en production, la vente des droits à Grove Press n’étant alors toujours pas finalisée. Le 19 avril 1966, il écrit en effet que sa maison d’édition va très certainement perdre beaucoup d’argent avec la traduction du Marin deGibraltar, à moins qu’il ne parvienne à en vendre les droits aux Américains, qui sont par ailleurs de moins en moins généreux, se plaint-il[21]. Calder, qui semble vouloir éviter à tout prix une confrontation directe avec son homologue américain, écrit à nouveau six semaines plus tard pour signaler à Bray qu’il vient de demander à Peggy Ramsay, l’agente littéraire de Duras, d’intercéder auprès de Grove Press au sujet de la traduction[22]. Pour diverses raisons qu’il ne détaille pas, il estime préférable que la demande vienne de Ramsay plutôt que de Calder and Boyars. Calder aura eu raison d’insister puisqu’il finira par obtenir gain de cause : la traduction de Bray paraîtra à New York en 1967 chez Grove Press dans la traduction de Bray, un an seulement après sa sortie au Royaume-Uni.

3. Négociations stylistiques

Le pouvoir de négociation de Bray ne se limitait pas au plan financier, et les documents conservés à la Lilly Library – notamment le translator’s manuscript et les galley proofs du Sailor from Gilbraltar[23]font la lumière sur sa force de négociation autour de questions plus spécifiquement littéraires. Lorsque Bray envoie son manuscrit à la maison d’édition, le 30 septembre 1965, elle écrit à John Calder qu’elle trouve le livre « terrific »[24] et qu’elle espère qu’il en aimera la version anglaise. Le fait qu’elle attire l’attention de l’éditeur sur le texte lui-même n’est pas anodin. Certes, Le Marin de Gibraltar ne fait pas partie du « canon » durassien au même titre que des romans plus tardifs comme Moderato cantabile (1958) ou Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), mais y sont présents déjà un grand nombre des thèmes de prédilection de Duras : triangle amoureux, violence des rapports humains, critique du colonialisme. En outre, l’écriture y est déjà, selon Sandrine Vaudrey-Luigi, d’une « modernité radicale » (2019, p. 77), ce qui n’échappe pas à Bray. En quelques années, elle a déjà traduit et adapté Le Square et Moderato Cantabile pour la BBC, et elle vient de terminer la révision de la traduction des Eaux et Forêts (The Rivers and Forests) pour Calder. Elle a su gagner la confiance de Duras, qui admire son adaptation radiophonique de Moderato Cantabile. Bray traduit en spécialiste de l’écriture de Duras. En 1964, elle avait fait paraître un article scientifique sur ce point intitulé « Marguerite Duras : le langage comme événement » où elle rapproche l’écriture de l’incertitude de Duras de celle d’Alain Robbe-Grillet et de Virginia Woolf, notant comment l’écrivaine parvient à une phrase « extraordinaire, une phrase insolite, poétique, incantatoire, dont les mots sont à la fois l’accomplissement de tout le reste et la source de toute sa vérité » (p. 78). En 1992, dans un texte intitulé « Translating Duras », Bray parlera de sa pratique de la traduction de l’écrivaine française, revenant sur l’origine de leur collaboration et sur l’hybridité genrée de l’écriture durassienne qui ne cesse de muer au gré des nouveaux supports. Elle insiste alors sur l’étrangeté à l’oeuvre dans Un Barrage contre le Pacifique et sur la fascination de Duras pour la transgression, et elle en donne pour preuve l’un des premiers textes publiés en 1943, la nouvelle « Le Boa ». Fascinée par le mal, Duras s’identifie aux marginaux, aux meurtriers, aux déclassés. Bray s’attarde aussi sur la manière dont sa langue « bizarre et intense » (1992, p. 6) résiste à la traduction. Elle entre en dialogue avec l’écrivaine, qui, à l’occasion des Assises de la traduction en Arles de 1987, a produit un court texte simplement intitulé « La traduction ». Or pour Duras, cet art ne réside pas « dans l’exactitude littérale d’un texte » mais « dans une approche d’ordre musical, rigoureusement personnelle » (2014, pp. 1013-1014). Bray développe cette idée dans son texte de 1992, distinguant deux musiques, la musique inhérente à la langue qui diffère d’un idiome à l’autre, et la musique propre de l’écrivain, qu’elle qualifie à nouveau d’« incantatoire » et « sauvage » (p. 7).

L’action du Marin de Gibraltar commence en Italie, deux années après la fin de la guerre. Un narrateur masculin nous raconte ses errances sur le yacht d’Anna, une Française qui parcourt le monde à la recherche d’un criminel, le marin du titre, dont elle est passionnément éprise. Le récit, essentiellement de nature dialogique, se découpe en deux parties d’inégale longueur : dans la première, la plus courte des deux, le narrateur évoque l’ennui presque sartrien ressenti lors de ses vacances italiennes passées en compagnie de Jacqueline, qu’il quittera bientôt, et de la lassitude que suscite chez lui son emploi au ministère des Colonies. Le détachement avec lequel il nous livre ses confidences n’est pas sans rappeler le ton de L’Étranger de Camus; dans la deuxième partie, qui rappelle cette fois les Vertes collines d’Afrique d’Ernest Hemingway, mais aussi Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad, le narrateur se met en quête du marin, faisant raconter à Anne leur passé commun au cours de leurs nombreuses séances de beuverie, qui donnent parfois lieu à des scènes burlesques. Au gré des escales et des rencontres, de nouvelles voix se mêlent aux leurs pour raconter l’histoire de tous les avatars possibles du marin qui reste pourtant introuvable. Le rendu est fragmentaire, qui enchâsse de nombreux récits, la prose faisant entendre un « réseau de voix différenciées » (Alazet, 2011, p. 1499). Selon Vaudrey-Luigi, c’est « la syntaxe » qui est la « pierre angulaire » du style durassien (2019, p. 84), et le Marin en particulier donne à lire des « expérimentations langagières » (ibid., p. 81), lesquelles caractérisent le nouveau roman en général et la prose durassienne en particulier.

L’analyse comparée de la traduction et de l’original, à la lumière des variantes manuscrites présentes dans les avant-textes éditoriaux, permet de mettre au jour une volonté sourcière assez affirmée de la part de Bray, qui cherche à maintenir en anglais le caractère expérimental du texte, mais sans jamais se faire esclave de la prose de Duras. Le dactylogramme de Sailor from Gibratar que Bray fit parvenir à Calder and Boyars comporte un peu plus de 350 réécritures manuscrites de la traductrice effectuées avant l’envoi à l’éditeur, sans compter les corrections de fautes de frappe ou de simples erreurs orthographiques[25]. Les réécritures sont pour la plupart courtes et elles concernent davantage le lexique que la syntaxe, qui n’est que rarement modifiée par Bray. L’exemple de l’avant-dernière phrase du roman, où est rétabli l’ordre syntaxique originel par une longue réécriture manuscrite, fait, à ce titre, figure d’exception (Figure 2) :

La mer fut très belle vers les Caraïbes.

Duras, 1952, p. 430

As we approached the Caribbean the sea was very beautiful. <The sea grew very beautiful as we approached the Caribbean.>

TM, p. 354

Figure 2

Extrait de la dernière page du translator’s manuscript de The Sailor from Gibraltar.

Image reproduite avec l’aimable autorisation de la Lilly Library, Indiana University, Bloomington, Indiana

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La syntaxe est peu retravaillée dans le dactylogramme, car d’emblée Bray suit scrupuleusement la « musique » de la phrase de départ. De rares fois, elle s’écarte du phrasé durassien. Par exemple, là où Duras écrit : « Ce qu’il y a de plus sérieux pour elle, dans la vie, c’étaient les histoires d’amour » (Duras, 1952, p. 84), Bray propose d’abord « The most serious thing in the world for her were love stories », puis, après avoir barré une partie de la phrase, elle la renverse et propose : « Love stories <were what> interested her more than anything else in the world » (TM, p. 64).

Bray s’affranchit de la traduction mot à mot, celle qui selon Duras n’est pas attentive à la musique différenciée des langues : « Repetitions that please a Gallic ear, écrit Bray en 1992, often grate on a British one. Buts and ands, those necessary signposts in a series of English phrases or sentences, are likely to be omitted in their French counterpart » (1992, p. 7). L’incipit du roman est, à cet égard, révélateur :

ST : Nous avions déjà visité Milan et Gênes. Nous étions à Pise depuis deux jours lorsque je décidai de partir pour Florence. Jacqueline était d’accord. Elle était d’ailleurs toujours d’accord.

p. 11

TM : We’d seen Milan and Genoa. We’d been <and been> in Pisa two days when I decided we’d go on to Florence. Jacqueline made no objection. She never made any objection.

p. 1

Le dactylogramme que Bray envoie à la maison d’édition anglaise montre comment elle retravaille les deux premières phrases pour en faire une seule : dans l’incipit, comme dans beaucoup d’autres passages, elle réorganise la ponctuation des phrases très courtes; ici, pour créer plus de fluidité, elle transforme la parataxe en hypotaxe, mais elle n’en suit pas moins le phrasé durassien scrupuleusement, reproduisant le flux du texte, de « cette écriture courante », comme Duras la nommera bien plus tard dans L’Amant (1984, p. 38). Dans l’extrait suivant, où se lit le désir homoérotique du narrateur qui se confond avec son envie de se baigner dans les eaux d’un fleuve, Duras écrit :

Nous ne parlions pas, nous ne nous disions rien, aucun besoin ne se faisait sentir. Pendant trois nuits, ce samedi se prolongea. Interminable. Inépuisable. Le désir que j’avais d’être près de lui, sur les berges du fleuve ou dans le fleuve, était tel qu’il éteignait tout autre désir. Je ne pensais pas une seule fois à une femme. Je n’en aurais jamais imaginé aucune près de moi dans ce fleuve.

1952, p. 48

Et Bray de traduire :

We didn’t speak to each other, we didn’t talk at all. We had no need of anything. This dream Saturday lasted three nights, endless, inexhaustible. My desire to be with him, on the river-bank or in the river, was so great it extinguished all other desires. I didn’t think once of a woman. I couldn’t have imagined any woman with me in that river.

TM, pp. 33-34

Malgré la réorganisation manifeste du découpage ponctuationnel où la suite de phrases composées d’un seul adjectif (« Interminable. Inépuisable. ») est normalisée, les adjectifs étant associés à la phrase précédente, le rythme du passage reste très similaire dans les deux langues. Si Bray ne respecte pas à la lettre le « laboratoire de phrases » (Vaudrey-Luigi, 2019, p. 78) du Marin, notamment quand elle réorganise, comme ici, la ponctuation des phrases très courtes, sa prose suit le flux du texte durassien.

Le penchant sourcier de Bray se manifeste également dans sa traduction des référents culturels, qu’elle révise parfois avant l’envoi à l’éditeur, notamment quand elle change les miles en kilomètres dans le passage suivant :

TS : Pierrot était bricoleur comme pas un. Le dimanche, on le voyait passer dans une auto américaine qu’il avait achetée pour rien et qu’il avait rafistolée lui-même, un clou à l’origine, mais qui maintenant faisait du cent vingt dans un fauteuil.

p. 276

TM : Pierrot was exceptionally good with his hands. On Sundays you saw him go by in an American car that he’d picked up for a song and patched up so that it did seventy miles <a hundred and twenty kilometers> an hour without turning a hair[26].

p. 222

Bray fait aussi en sorte de conserver des touches de couleur locale, choisissant d’écrire « crème de menthe » (TM, pp. 20, 21, 23, 269 et 271), « Guide Bleu » (ibid., p. 32), « joie de vivre » (ibid. p. 35), « apéritif » (ibid., p. 52), « “Auprès de ma blonde” » (ibid., p. 274) sans les souligner par des italiques, ce que l’éditeur corrigera à réception du dactylogramme.

Au plan lexical, de manière plus générale, les variantes sont plus fréquentes et vont souvent dans le sens d’un écart par rapport au calque, comme si Bray voulait éviter un littéralisme qui rendrait le style trop soutenu. Dans son translator’s manuscript, le participe passé « groupées » (Duras, 1952, p. 63), initialement traduit par le calque « grouped », est corrigé pour devenir « huddled » (TM, p. 47). Parfois, mais beaucoup plus rarement, l’intervention a lieu dans les épreuves : « un homme imprenable » (Duras, 1952, p. 356) qui était traduit par « a man who is impregnable » dans le TM (p. 292) est corrigé dans le galley proof 86 pour devenir « a man who is invulnerable » par une correction marginale de la plume de Bray[27]. Quelquefois, au contraire, les corrections vont dans le sens d’un retour au littéralisme comme dans les deux exemples suivants qui concernent la traduction d’expressions idiomatiques :

TS : coucher…avec n’importe qui?

p. 172

TM : sleeping with…Tom, Dick and Harry < just anybody >?

p. 137

TM : mais aussi il n’y a pas un pissenlit

p. 186

GP : there aren’t any plants < isn’t so much as a dandelion >

42

Très souvent, la réécriture contribue à créer une expression plus familière et idiomatique :

TS : Je n’ai rien de bien sérieux à lui reprocher

p. 82

TM : I haven’t anything really serious to reproach < against > her with.

p. 63

TS : – Oui, dit-elle. Il avait beau ne rien dire, c’est parce que certains comme lui n’hésitent pas à se faire beaucoup de tort que d’autres sont amenés à remettre en question bien des préjugés.

p. 168

TM : “Yes,” she said. “Even though he never said anything. It’s because people like him don’t hesitate to do < think twice about doing > themselves great harm that others are brought to question lots of < their own > prejudices.”

TM, p. 134

Le point commun de ces corrections, qui sont par ailleurs très nombreuses, est qu’elles jouent sur l’idiomaticité des voix qui s’expriment dans le texte durassien. Comme la critique l’a noté, la modernité de l’écriture du Marin se manifeste au double plan lexical et syntaxique, venant de ce que le roman participe de ces « romans de voix » typiques des années 50. Selon Jean-Pierre Martin, dans son ouvrage La Bande sonore, les romans de Beckett, Pinget ou Duras donnent l’« illusion d’une langue monstrueuse » (1998, p. 169) qui se caractérise par une forte oralité et familiarité. Bray va vers plus d’idiomatisme, notamment en choisissant des expressions plus familières, comme on le voit dans cette correction dactylographiée, et non manuscrite cette fois, sur le TM :

TS : Ah, il aimait ça, les autos.

p. 18

TM : He loved < was mad about > cars.

p. 7

Ou sur le galley 63, où une expression idiomatique est préférée au calque :

TS : il courait comme un lapin

p. 268

Galley 63 : he’d still have run like a hare < been as good as new >

Or c’est justement ce travail stylistique pour approcher au plus près la langue de Duras qui achoppe auprès de la maison d’édition. En effet, quand Bray reçoit son dactylogramme annoté par l’editor, très probablement Dulan Barber, qui est son interlocuteur chez Calder and Boyars au moment du travail sur The Sailor, ce dernier lui écrit le 27 avril 1966 que son dactylogramme a été légèrement modifié « à un ou deux » endroits : « We have made one or two slight changes which you will see quite easily I think »[28]. Il s’agit là en réalité d’un euphémisme, puisque l’on ne dénombre pas moins de deux corrections par page en moyenne dans la première partie du texte[29].

Bray renvoie les épreuves corrigées le 22 mai 1966. Dans la lettre qu’elle adresse directement à John Calder à cette occasion, elle assoit son autorité sur le texte qu’elle a produit et défend ses choix stylistiques :

From the stylistic corrections I have made you’ll see I attach great importance to keeping the phrasing idiomatic where it is not formal in the French, and […] to not normalizing the occasional characteristic oddities of expression. I hope therefore that these corrections will stand, especially as I have done my best to keep them to a minimum. I should be obliged if you would consult me if there is any difficulty about retaining any of them, as in some cases I wouldn’t wish to revert to what’s in the galleys[30].

Bray insiste sur deux points : conserver les formules familières là où le français n’est pas soutenu dans l’original et ne pas normaliser la langue de Duras dont elle a su déceler la particularité. Or, les galleys portent de nombreuses traces de la main de Bray qui refuse la majorité des corrections apportées à son texte, même si elle en accepte aussi un grand nombre, notamment quand celles-ci vont vers plus de littéralisme, comme dans l’exemple suivant :

ST : Il s’impatientait beaucoup de ne pas la voir arriver sur le quai

p. 297

TM : He was growing impatient at not seeing her come back < to see her arrive on the quay >

p. 241; correction manuscrite de l’éditeur

Les corrections de Bray affectent le lexique, que Barber a tendance à ennoblir : quand il s’agit par exemple de « liquider l’actuel Président » (Duras, 1952, p. 14), expression que Bray avait traduite par la formule de registre familier « got rid off » et que Barber propose de remplacer par le verbe « deposed » (TM, p. 3), de registre soutenu, Bray refuse la modification par une annotation marginale sur le premier galley proof.

Figure 3

Extrait de Galley proof 1 de The Sailor from Gibralter.

Image reproduite avec l’aimable autorisation de la Lilly Library, Indiana University, Bloomington, Indiana

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Bray privilégie aussi des formules imagées, comme « at my last gasp » (TM, p. 265) pour traduire « j’étais à bout de souffle » (Duras, 1952, p. 325), là où Barber avait suggéré « exhausted » (galley proof 78). Les corrections affectent aussi la syntaxe, que Barber a tendance à normaliser. Quand Duras écrit : « Il s’en alla lui aussi » (1952, p. 215), Bray traduit : « Then he went off too » (TM, p. 172), Barber inverse l’ordre des mots, modification refusée par Bray dans le galley proof 50. Ou encore, à la page 249, Duras écrit : « Il me semble, dit-elle, que comme ça, tous les trois ou quatre ans je pourrais bien vivre cinq semaines avec lui », ce que Bray traduit par : « “It seems to me,” she said, “that like that I could live with him for five weeks every three or four years” » (TM, p. 200). Or Barber propose de renvoyer « like that » après « him », ce que Bray refuse dans le galley proof 59.

Dans sa lettre du 25 mai 1966, Calder fera amende honorable, répondant à Bray que si son editor avait effectivement senti que certains aspects de la traduction sonnaient un peu faux, avec Duras, il n’y aura jamais deux personnes pour se mettre d’accord sur la façon dont son écriture doit être rendue en anglais, et qu’ils ont finalement suivi les recommandations de Bray :

Our editor did feel that there were a few things in the translation that sounded a little wrong, but we have come to the conclusion that where Duras is concerned no two people will ever agree as to how it should be rendered in England. We have left it as you wish[31].

Ses corrections marginales sur les galley proofs des corrections de l’editor furent en effet toutes entérinées par Calder and Boyars à l’exception d’une. Le terme « Ministry for the Colonies » que Bray a choisi pour traduire « ministère des Colonies » (Duras, 1952, pp. 13, 22, 11, 57, 142, 213, 313, 322 et 349) sera finalement rendu par la traduction plus cibliste de « Colonial Ministry » qui ressemble davantage à « Colonial Office », nom du ministère anglais chargé d’administrer l’Empire colonial britannique. Or malgré cette concession non négligeable, le rapport de force est clairement favorable à Bray, d’autant que sa traduction participera à la consécration de Duras dans le monde anglophone : un critique anonyme de Time Magazine écrit le 7 juillet 1967, à l’occasion de la sortie américaine du roman : « Since the publication of The Sailor from Gibraltar, author Duras has succeeded Simone de Beauvoir as Paris’ first lady of letters »[32], et Bray continuera de traduire Duras jusqu’à la mort de cette dernière pour des maisons d’édition plus prestigieuses et importantes que Calder and Boyars, suivant Duras chez Pantheon Books aux États-Unis[33].

Conclusion

Dans Traduction et Violence, Tiphaine Samoyault souligne que « les antagonismes fonciers qui sont au coeur du traduire » permettent « de révéler le potentiel de résistance qui s’inscrit dans certains d’entre eux » (2020, p. 28). Les documents d’archives – notamment la correspondance de Barbara Bray avec John Calder au début des années 1960 – associée à l’analyse textuelle, permettent de révéler le pouvoir de négociation pécuniaires et stylistiques de Bray et les stratégies des résistance mises en oeuvre par elle. Du point de vue de l’écriture, étant à l’origine du projet de traduction, Bray résista, autant que possible, aux tendances déformantes repérées par Antoine Berman dans La Traduction et la Lettre ouL’Auberge du lointain (1999). Attentive au style durassien, elle refuse l’ennoblissement du texte que cherchait à lui imposer son éditeur. Toutefois, loin de procéder à une étrangéisation systématique du texte, l’étude génétique des avant-textes traductifs révèle que Bray s’appropriait le phrasé durassien, pour faire de sa traduction, comme Duras le proposa elle-même à la fin des années 1980, un texte qui « relève » de la langue cible : « J’ai toujours cru et je crois davantage maintenant qu’un texte traduit dans une langue donnée devient un texte qui relève de cette langue » (2014, p. 1013). Loin de laisser prévaloir la seule auctorialité de l’autrice qu’elle traduit, Bray déploie dans le texte anglais sa propre auctorialité traductive, tout en cherchant à restituer la « musique » de la langue qu’elle traduit, suivant en cela encore Duras pour qui la traduction idéale est une « traduction musicale » (ibid., p. 1014).

Du point de vue financier aussi Bray était une fine négociatrice. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, où l’intraduction ne représente pas plus de 3 % de la production des livres imprimés, les contrats de traduction n’octroient que rarement des droits d’auteur aux traducteurs (Venuti, 1998, p. 47)[34]. Dans ce contexte, les traducteurs et traductrices n’ont que peu de pouvoir de négociation, sauf à figurer parmi les rares du secteur à bénéficier d’une reconnaissance forte dans le champ (ibid., p. 48; Simeoni, 1998, pp. 11-12). Consciente de sa position centrale dans le milieu littéraire français et de la reconnaissance forte dont elle jouissait en tant que traductrice de l’avant-garde littéraire française dans le champ littéraire anglophone, Bray demandait quasi systématiquement une meilleure rémunération et exigeait de toucher des droits d’auteur en tant que traductrice, s’imposant ainsi de renégocier avec ses éditeurs anglo-saxons les contrats qu’elle ne jugeait pas assez avantageux[35]. Elle eut certainement raison d’agir ainsi, car aujourd’hui encore ses filles, Julia et Francesca, touchent des droits d’auteur sur les traductions de leur mère.