Corps de l’article
Cet ouvrage arrive au moment où le multilinguisme s’affiche de plus en plus à l’écran et la question, de même que les enjeux qu’elle sous-tend, est donc d’importance : comment restituer dans un film ou une série télévisée doublée en français, le recours sporadique au français de la version originale anglaise? Quelles sont les conséquences, directes ou non, des différentes solutions?
Le livre, dont la division et la formulation rendent l’argumentation facile à suivre, propose quatre chapitres, assortis d’une introduction, d’une conclusion, d’une bibliographie complète et des index nécessaires à une consultation rapide.
L’introduction, malgré sa tonalité plutôt scolaire, a l’avantage de situer le débat. Il sera bel et bien question d’étudier, sous l’angle pratique, comment traduire efficacement vers le français, en doublage et non en sous-titrage, le rôle du français utilisé comme langue étrangère. De plus, seules les séries anglophones seront considérées. Dès l’introduction, Julie Loison-Charles explique que les traductrices font face à quatre priorités dans de tels cas, soit le respect du visuel, de la diégèse (cohérence interne), de la dénotation et de la connotation des mots. Elle mentionne également que son corpus est composé d’une quarantaine de séries américaines, canadiennes et britanniques, mais ce corpus semble choisi au hasard, selon les goûts peut-être de l’auteure, sans que d’autres critères soient mentionnés. Des comédies côtoient des drames, des séries récentes sont analysées selon les mêmes critères que des séries plus anciennes, sans aucune considération pour le fait que les stratégies ont pu changer au cours des vingt dernières années. Pourtant, Buffy the Vampire Slayer, Friends ou encore Doctor Who (qui a débuté dans les années 1960), n’ont pas été diffusées dans les mêmes conditions que des séries Netflix, dont Emily in Paris ou The Last Kingdom.
Malgré son titre, le chapitre 1, « Traduire le multilinguisme en audiovisuel : un cadre théorique », s’avère moins un cadre théorique qu’un rappel, exemples à l’appui, des différentes possibilités s’offrant à toute traductrice audiovisuelle.
La discussion commence par la notion des accents en audiovisuel, puisque choisir de rendre l’alternance codique par un accent risque de provoquer un effet comique indésirable. Julie Loison-Charles précise notamment que les langues avec variantes peuvent être pratiques pour maintenir l’illusion de « deux langues », mais que ce n’est pas applicable au français : la variante québécoise serait évitée puisqu’elle est réservée « à des personnages bons vivants, stupides, analphabètes ou sans éducation » (Plourde, 2003, cité en p. 50).
S’intéressant ensuite à la suspension consentie de l’incrédulité, notamment en doublage, l’auteure oppose le réalisme d’Inglorious Basterds, dans lequel les différents acteurs parlent leur langue maternelle (et non l’anglais), à de nombreux films de guerre où les soldats allemands parlent un parfait anglais dans la version originale. Également, dans un rare aparté sur le sous-titrage, elle se demande s’il entrave le mimétisme avant de conclure qu’il permet à tout le moins de créer un effet de connivence avec le public ou de l’exclure, selon que la personne concernée comprend ou non la langue étrangère utilisée.
De manière plus centrale au sujet à l’étude, Julie Loison-Charles indique que la traduction du multilinguisme s’effectue sur un continuum : d’un effacement total à une multiplication des instances. Elle rappelle également que les choix effectués à l’étape de la traduction peuvent nuire à la logique de l’histoire et qu’il est difficile de trouver des acteurs parlant les langues nécessaires pour tout doubler (et ainsi conserver l’alternance codique et la même voix dans la version doublée). Elle mentionne également un problème assez unique : le cas des personnages qui interprètent, à l’écran, pour le bienfait d’autres personnages. Par exemple, dans Close Encounters of the Third Kind, les répliques multilingues disparaissent (elles passent de 54 % à 6 %) et le personnage d’interprète a dû être complètement réécrit pour justifier sa présence (puisqu’il traduisait, pour les personnages, vers la langue cible du doublage).
Dans le chapitre 2, « Conservation d’une alternance codique : le français remplacé par une autre langue étrangère dans le doublage en français », Julie Loison-Charles avance que la solution logique pour garder une alternance codique est de remplacer le français par l’anglais en traduction, mais que cela empêche la suspension d’incrédulité. L’espagnol ou l’italien sont alors souvent choisis « tout particulièrement quand les connotations séductrices de la langue française sont mises en avant » (p. 64). Elle ajoute que l’italien est plus souvent choisi que l’espagnol, pourtant plus souvent enseigné en France. On voit dans ce chapitre le défaut majeur de cet ouvrage : la discussion est intéressante, très intéressante même, mais ne convainc jamais parfaitement. Entre le corpus disparate et les déclarations non soutenues par des auteurs ou des chiffres, il est malheureusement facile de douter des conclusions présentées. À titre d’exemple, il est mentionné : « le français est la première langue étrangère enseignée au Royaume-Uni » (p. 58) ou « comme on le voit, la dernière saison de la série Orange Is the New Black est profondément ancrée dans la présidence de Donald Trump et dénonce avec force la politique américaine en matière d’immigration et de droits de l’humain » (p. 63), sans justification aucune.
Le chapitre 3, « Effacement de l’alternance codique : traduire le français en français », s’intéresse au cas où le recours au français langue étrangère de l’original disparaît en traduction. Julie Loison-Charles précise que c’est souvent le cas (sans avancer de chiffres, malheureusement), mais que la reprise des termes et phrases en français ne se fait pas toujours verbatim malgré la synchronisation labiale évidente. Ainsi, les répliques en français de l’original sont parfois rallongées, pour garder un rythme naturel puisque les acteurs de la version originale ont une prononciation plus lente qu’un locuteur natif.
Parmi les solutions mises de l’avant en pareil cas, le recours à un registre différent de celui généralement utilisé par le personnage principal et le passage d’une incompréhension interlinguistique à intralinguistique. En effet, la perte du bilinguisme peut entraîner un changement de caractérisation ou de connotation; puisque le recours au français langue étrangère peut avoir une connotation cultivée ou sexuelle, il faut donc assurer un certain remaniement de sorte que les intentions initiales liées au recours au français demeurent. Ainsi, ce qui était sous-entendu par le recours au français langue étrangère est remplacé par une formulation explicite dans la version française traduite. De plus, afin de préserver la suspension d’incrédulité, l’auteure précise que les références à la langue française peuvent être remplacées par des allusions historiques ou géographiques.
Le titre du chapitre 4, « Un problème, plusieurs solutions : gros plan sur quatre cas complexes » s’intéresse à la surabondance de français dans certains épisodes et tout particulièrement au cas d’Emily in Paris. Dans cette série, une jeune Américaine s’installe à Paris et, par son monolinguisme, oblige ses collègues français à parler anglais en version originale. Afin d’aider à la suspension d’incrédulité, le premier épisode en français commence par un avertissement qui brise le quatrième mur : « La version française de cette série pourrait donner l’impression qu’Emily parle bien notre langue. Faites-nous confiance : ce n’est pas le cas ». En effet, Emily a un accent quand elle parle français, et commet des anglicismes et des erreurs d’accord. Le problème se pose quand Emily parle anglais avec d’autres Américains : tout le monde a un accent, ce qui n’est pas logique. Julie Loison-Charles souligne d’ailleurs que l’équipe de traduction a proposé de sous-titrer plutôt les dialogues en anglais dans de tels cas, pour aider à la suspension d’incrédulité, mais que Netflix a refusé. Si l’étude de cas s’avère intéressante, il n’en demeure pas moins que les exemples et la discussion paraissent répétitifs puisqu’ils reprennent en grande partie des points soulevés dans les chapitres précédents.
La conclusion rappelle rapidement les points majeurs soulevés par l’étude : 1) plusieurs possibilités s’offrent aux traducteurs, qui font preuve d’une grande créativité, pour résoudre un même problème, malgré les contraintes importantes; 2) les solutions dépendent de plusieurs approches (étymologique, historique, etc.) qui nécessitent toutes des recherches dans les dictionnaires; 3) la version proposée au public n’est que rarement le fruit du seul travail des traductrices puisque les choix effectués lors des étapes de détection et de postsynchronisation (étapes qui « calent » les sous-titres au bon endroit par rapport aux dialogues), lors de l’intervention de l’ingénieur son ou des acteurs de doublage, notamment, influent tous sur le résultat final.
Malgré quelques petits travers méthodologiques, et notamment l’absence de chiffres concrets qui donneraient plus de poids aux arguments présentés, cet ouvrage demeure intéressant à lire. Premièrement, il offre un point de vue francophone sur une réalité bien connue de tout spectateur : le multilinguisme à l’écran. Deuxièmement, la multitude d’exemples permet d’illustrer l’application des différentes stratégies discutées, et de se faire une opinion sur la réception par le public des deux versions (l’original et sa traduction). Enfin, le style clair de Julie Loison-Charles rend la discussion facile à suivre d’un bout à l’autre. Sans changer profondément la donne dans le domaine à l’étude, ce livre s’avère donc une lecture captivante.