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Au début des années 2000, le projet des chercheuses Esperança Bielsa et Susan Bassnett sur la traduction journalistique a véritablement propulsé à l’avant-plan ce sous-domaine de la traductologie. Le livre qui en a résulté, Translation in Global News (Bielsa et Bassnett, 2009), est d’ailleurs devenu un classique parce qu’il examine tout particulièrement la façon dont les agences de presse conçoivent la traduction dans un contexte de mondialisation et utilisent la traduction dans leur travail. Aujourd’hui, ce que Roberto A. Valdeón désigne sous le nom de « journalistic translation research (JTR) » (2015, p. 634) constitue un lieu incontournable de la traductologie. Dans les lignes qui suivent, nous utiliserons l’expression « recherche en traduction journalistique (RTJ) » pour désigner ce sous-domaine en plein essor.
La RTJ a commencé bien avant le nouveau millénaire. Selon Mairi Louise McLaughlin (2015), les études savantes sur la traduction journalistique ont débuté dans les années 1970. Par exemple, en 1972, Riita Noorsalu publiait dans Babel un article sur les problèmes qu’engendre le bilinguisme sélectif dans la presse tanzanienne. En fait, on pourrait ajouter que les travaux en traduction journalistique ont commencé presque en même temps que les recherches sur la traduction en général qui, selon Bassnett (2013 [1980]), ont émergé dans les années 1970. Mais là s’arrête la comparaison : Valdeón expliquait en 2015 que si la traductologie est une jeune discipline, l’étude de la traduction journalistique en est encore à ses balbutiements (p. 634). Cela dit, on retrouve dans les plus anciennes revues en traductologie des textes montrant que, déjà dans les années 1950, des spécialistes de la langue réfléchissaient aux relations entre la traduction et le journalisme. Dans son tout premier numéro en 1955, la revue Meta publiait en effet les propos de l’écrivain Jean Vaillancourt, également traducteur de dépêches dans un grand journal. L’auteur des Canadiens errants faisait d’entrée de jeu un rapprochement entre la traduction et le journalisme : « Je crois néanmoins, je crois fermement qu’un traducteur, de même qu’un journaliste, doit avoir en lui un écrivain » (1955, p. 14). Quelques années plus tard, Babel publiait le texte d’un sondage initié par Erwin H. Bothien (1959), président du Comité pour les traducteurs dans les services de presse, car ce dernier voulait documenter « la situation professionnelle des traducteurs dans les services de presse » (p. 216). Dans son texte, Bothien faisait également état d’un récent Congrès national des traducteurs en Allemagne, au cours duquel il y avait eu des échanges de vues approfondis sur la traduction de presse. C’est donc dans les années 1950 que la communauté spécialiste et intellectuelle a posé les premiers jalons d’une réflexion sur la traduction journalistique.
Il reste que c’est à partir des années 2000 que le sous-domaine se consolide. Dans son étude bibliométrique sur la traduction journalistique, effectuée à partir de la base de données Translation Studies Bibliography, Yuan Ping (2021) nous apprend qu’au cours de la période 2000-2019, c’est en 2010 qu’on a observé le plus grand nombre de publications, soit 41 articles savants de langue anglaise. Pour Bielsa, qui a dirigé le récent Handbook of Translation and Media (2022), la recherche sur la traduction et les médias a été le domaine de la traductologie qui a connu la croissance la plus rapide au cours des deux dernières décennies, et la traduction journalistique y occupe une place de choix. On ne saurait passer sous silence les nombreux collectifs et numéros spéciaux de revue qui ont contribué à l’essor de la RTJ (entre autres, Valdeón, 2012a; Conway, 2015; Davier, Schäffner et Van Doorslaer, 2018; Davier et Conway, 2019; Valdeón, 2021, 2022).
Nous n’avons pas l’intention ici de dresser un état de la question, puisque d’autres l’ont déjà fait, et brillamment (v. notamment Valdeón, 2015). Nous aimerions cependant survoler rapidement certaines des thématiques souvent abordées par l’intermédiaire de la traduction journalistique. On pense ainsi aux corpus journalistiques historiques qui sous-tendent des recherches en histoire de la traduction (p. ex., Van Doorslaer, 2010; Valdeón, 2012b) ou aux questions idéologiques et politiques (p. ex., Schäffner, 2016 [2008]; 2016 [2009]), très présentes en recherche sur la traduction journalistique. Par ailleurs, le sujet du multilinguisme n’est pas étranger à la RTJ et il n’est pas rare de le voir abordé conjointement à celui des agences de presse, comme c’est le cas dans les travaux de Lucile Davier (2017, 2019), qui documente la façon dont les journalistes d’agence participent à la production d’information en plusieurs langues, notamment en contexte de multilinguisme officiel en Suisse et au Canada. La RTJ est également reconnue pour avoir testé les limites disciplinaires de la traductologie, tant du point de vue de la méthodologie que du point de vue de la définition même de la traduction. Les chercheuses Bielsa et Bassnett (2009, pp. 92sqq.) l’ont bien montré : il y a énormément de traduction invisible dans la production d’un article de journal. Cette invisibilité entraîne une difficulté méthodologique majeure pour les traductologues : comment établir un corpus de textes alignés selon les définitions conventionnelles de la traduction, si la traduction est invisible? C’est ce qui a amené des spécialistes à proposer une définition élargie de la traduction, entre autres Davier (2015), mais aussi les directrices du présent numéro (Boulanger et Gagnon, 2020), qui misent sur la traduction intralinguale, incontournable lorsque les journalistes vulgarisent les complexités d’un discours de spécialité (comme la finance) pour le grand public. Sur le plan méthodologique, c’est donc le corpus comparable multilingue qui s’impose, et non plus le corpus parallèle. Pour Maria Cristina Caimotto et Federico Gaspari (2018), par ailleurs, la spécificité de la RTJ nécessite une méthodologie originale, où différentes disciplines proches de la traductologie pourraient s’enrichir mutuellement.
Comme nous le verrons ci-dessous et dans les articles qui suivent, les études présentées dans ce numéro recoupent à plusieurs égards les thématiques décrites dans le paragraphe précédent. Le numéro s’inscrit donc dans la « tradition » déjà amorcée par la RTJ, mais il est aussi résolument tourné vers l’avenir : traduction automatique, pédagogie de la traduction par les corpus, questions autochtones.
C’est par un regard sur la presse française et la manière dont elle traite et traduit la mafia italienne que débute le présent numéro. À partir d’un corpus réunissant une soixantaine d’articles tirés des quotidiens Le Monde, Le Figaro et Libération, Bérengère Denizeau analyse comment la terminologie, les expressions et les figures de la mafia se sont déployées par le relais des journalistes français à la fin du XIXe siècle pour constater que la tendance à exotiser celle-ci persiste dans la presse française d’aujourd’hui. Rappelant le rôle fondamental que la presse italienne a joué pour lutter contre la mafia durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’autrice nous invite à réfléchir à l’incidence des choix linguistiques que font les journalistes, notamment l’usage d’emprunts et de néologismes, sur la perception de phénomènes sociaux.
Cette étude de corpus est suivie d’une autre analyse contrastive, mais en contexte canadien cette fois. Simon Trépanier et René Lemieux comparent les versions française et anglaise de la série documentaire bilingue 8e feu : Les Autochtones et le Canada, le sentier de l’avenir (8th Fire: Aboriginal Peoples, Canada and the Way Forward). Les auteurs s’intéressent à la visée politique de cette série produite en 2012 par le diffuseur officiel de l’État, la Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation : informer le public sur la relation défaillante entre le Canada et les peuples autochtones. Alors qu’ils s’attendent à trouver des versions qui s’adressent différemment aux publics francophone et anglophone, les auteurs découvrent que la version anglaise laisse une forte empreinte sur certains aspects de la version française. En plus d’exposer en détail les points de convergence et de divergence entre les versions, l’article fait la démonstration d’une méthodologie adaptée à l’étude de produits culturels bilingues télévisuels.
Après un détour par le documentaire, le numéro se replonge dans l’étude du corpus journalistique bilingue par l’analyse qu’Éric André Poirier et Jean-Hugues Roy font d’articles publiés par La Presse Canadienne. Les auteurs observent des dépêches traitées par le système maison Ultrad que l’agence de presse bilingue utilise pour traduire automatiquement en français un grand volume de dépêches qu’elle produit en anglais. Grâce à diverses méthodes d’analyse, cette étude comparative de bitextes offre un éclairage fort intéressant sur les phénomènes inhérents à la post-édition qu’effectuent les journalistes. Les conclusions des auteurs les amènent à renforcer le constat selon lequel l’intervention humaine demeure nécessaire dans la conduite d’activités de traduction.
Le dernier article à s’inscrire dans le thème alliant traduction et journalisme argue en faveur du corpus journalistique dans l’enseignement de la traduction économique et financière, domaines dont les textes se prêtent bien à la traduction automatique neuronale. À partir d’un point de vue qui conçoit le travail des traductaires comme étant activement engagé dans la construction des réalités sociales, Pier-Pascale Boulanger et Chantal Gagnon expliquent comment l’analyse critique du discours nourrit la pratique enseignante. Après avoir survolé les approches en enseignement de la traduction économique, les autrices vulgarisent le phénomène de la financiarisation de l’économie ayant cours en Occident. Elles illustrent ce qu’il est possible d’analyser dans un corpus de presse, notamment le lexique, le vocabulaire, l’agentivité et les voix, tablant sur l’importance de comprendre les rapports de force dans le discours et sur la richesse des journaux à cet égard.
Parties annexes
Notes biographiques
Chantal Gagnon est traductrice agréée et professeure titulaire à l’Université de Montréal au Département de linguistique et de traduction. Ses travaux portent sur la traduction des discours politiques et sur le discours traduit de la finance et de l’économie. Elle a publié sur le sujet dans plusieurs revues, dont The Translator, Perspectives et Meta, notamment en corédaction avec Pier-Pascale Boulanger. Quant à son enseignement, il porte sur la traduction économique, sur la traduction commerciale et sur les interférences linguistiques.
Pier-Pascale Boulanger est professeure titulaire au Département d’études françaises de l’Université Concordia, où elle enseigne la traduction économique et financière. Ses recherches en traductologie critique de corpus portent sur les manières dont les journalistes traduisent et vulgarisent l’économie et la finance pour leur public cible au Canada. Elle a publié plusieurs articles sur ces questions en corédaction avec Chantal Gagnon, collaboration qui a mené à une étude sur la représentation de la dette des ménages dans les journaux. Pier-Pascale Boulanger a fait paraître le manuel Apprendre à traduire les textes économiques de l’anglais au français aux Éditions JFD en 2022.
Bibliographie
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- Bielsa, Esperança (2022). « Introduction. Translation and/in/of Media », in Esperança Bielsa, dir., The Routledge Handbook of Translation and Media. Londres, Routledge, pp. 1-10.
- Bielsa, Esperança et Susan Bassnett (2009). Translation in Global News. New York, Routledge.
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- Caimotto, Maria Cristina et Federico Gaspari (2018). « Corpus-Based Study of News Translation : Challenges and Possibilities ». Across Languages and Cultures, 19, 2, pp. 205-220.
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