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Introduction

Lorsque Victor Hugo est traqué et contraint de s’exiler, le pouvoir subversif de ses écrits est redouté par la police de Napoléon III. Dans les premières décennies du XXe siècle, un homme de lettres chinois, Zeng Pu (1872-1935), fasciné par l’oeuvre de Hugo, est déterminé à traduire cet auteur pour le lectorat chinois. Le roman Quatrevingt-treize, sous le titre de 九十三年 [L’an quatrevingt-treize], publié à partir de février 1912 dans le journal 時報 [Shibao][1], figure parmi ses principales traductions. La date de cette première parution correspond à celle de la révolution républicaine en Chine, qui a renversé le régime impérial millénaire. Le roman est surtitré « 法國革命外史 [Histoire parallèle de la Révolution française] » dans l’annonce du journal[2], et il semble évident que l’éditeur met en avant le lien du roman avec la situation du pays; or, pour la réédition l’année suivante en monographie, Zeng déclare dans sa préface que le thème principal du roman est l’« humanité », et non pas la révolution :

Chaque livre [de Hugo] contient une grande idée, et chaque idée est pour le monde. Dans Notre Dame de Paris, c’est la religion, dans Les Misérables, c’est le droit, dans Les Travailleurs de la mer, c’est la vie, dans L’Homme qui rit, c’est la question des classes. Alors quelle est l’idée principale de Quatrevingt-treize? C’est l’humanité. Les millions de mots de Quatrevingt-treize ne sont là que pour dire une seule chose : ne pas perdre son coeur d’enfant [赤子之心].[3]

1931 [1913], p. 1; notre trad.

Au moment où il rédige cette préface, Zeng Pu ne semble pas encore avoir beaucoup de connaissances sur les autres oeuvres de Hugo et répète ce que disent ses contemporains sur l’auteur : à partir de 1901, parurent dans des journaux des adaptations partielles et abrégées des Misérables et des Travailleurs de la mer, ainsi que quelques « quasi-traductions » de textes courts[4]. Dans un article publié en avril 1911 dans le journal 小說時報 [Xiaoshuo shibao], Di Pingzi insiste sur la dénonciation des conditions des pauvres, de l’injustice de la société et de la corruption des religieux comme thèmes caractéristiques de l’oeuvre de Hugo[5]. Néanmoins, sur le livre qu’il vient de traduire, Zeng paraît bien plus précis. Pour lui, la révolution fournit le contexte mais c’est l’homme qui est au centre du roman, et surtout, l’homme au « coeur d’enfant ».

En effet, l’expression chinoise « 赤子之心 » est ancienne, et provient d’une citation de Mencius (Mengzi, 4-II, ch.12), selon laquelle un grand homme est celui qui ne perd pas son coeur de petit enfant, dépouillé de calculs politiques et d’idéologie. Meschonnic ne dit pas le contraire dans Écrire Hugo. Selon lui, « l’apport de ce livre est son esprit d’enfance » (1977, p. 194); « ce texte est une sagesse, par le petit enfant » (ibid.), car « l’enfance est l’humain » (ibid.). La lecture de cette traduction de Zeng Pu attire l’attention avec insistance sur l’idée du « coeur d’enfant » et sur les instants rayonnants du roman, en contraste avec la cruauté de la guerre, les ténèbres de la Tourgue et l’inhumanité de la guillotine qui en constituent l’environnement terrifiant.

Bien que Zeng Pu utilise un chinois semi-classique[6] qui impose naturellement une concision, en opposition avec le foisonnement de Hugo, son texte est passionné et parfois lyrique, à l’image de Hugo. Mais une lecture contrastive entre l’original et la traduction nous permet de détecter d’importantes modifications : outre des chapitres entiers coupés (IIe partie – livre 3 « La Convention », et IIIe partie – livre 1 « La Vendée »), les divisions sont remaniées (la IIIe partie de l’original est divisée en deux parties et les chapitres ne sont pas les mêmes, ni les coupures entre paragraphes), la narration et la description hugoliennes sont (parfois fortement) simplifiées, tandis que les dialogues en discours direct sont majoritairement conservés.

Si, par définition, les changements sont réalisés pour que le texte soit acceptable et accepté dans la langue d’arrivée, il ne serait pourtant pas justifié de conclure hâtivement que cette approche de Zeng visiblement cibliste manifeste un rejet, ou tout au moins, un déni de l’étranger. Comme le montre Gillian Lane-Mercier (1998, p. 78), le littéralisme pourrait aussi conduire à essentialiser l’autre, et à faire de l’accueil de l’étranger une stigmatisation. Le présent article propose de pénétrer dans le texte traduit de Zeng et d’observer les choix intéressants, parfois difficiles voire paradoxaux, que le traducteur est amené à faire dans sa situation singulière. En nous appuyant sur sa préface, nous allons examiner, de la surface aux profondeurs du texte, d’abord l’emploi de la langue chinoise semi-classique, ensuite les modifications majeures par rapport au texte de Hugo; à travers un certain nombre d’exemples concrets, nous essayerons de voir comment, ancré dans son propre présent, le traducteur tente de montrer une vision différente de l’humanité chez l’écrivain français, mais que ce faisant, il décentre sensiblement la ligne conductrice historique et politique du roman hugolien pour se recentrer sur le rôle poético-mythique de la fiction.

Le chinois classique, le paradoxe langagier

Ayant reçu la formation traditionnelle des lettrés chinois, Zeng est d’abord un spécialiste de textes anciens, mais aussi l’auteur de poésies et de deux romans, dont le plus célèbre est 孽海花 [Fleur sur l’océan des péchés], publié en 1905[7]. Cependant, sa passion pour la littérature française le distingue des romanciers contemporains[8]. Il fonde en 1927 la maison d’édition 真美善書店 [Librairie Zhen Mei Shan] et une revue éponyme, pour réaliser son projet de publication de grandes oeuvres occidentales. Si l’entreprise ne dure que quatre ans, il publie un nombre important de traductions et d’articles pour présenter des auteurs et des courants littéraires occidentaux. À cette époque, Zeng père et fils traduisent des oeuvres françaises, parmi lesquelles douze pièces de théâtre et plusieurs poèmes de Victor Hugo, ainsi qu’un autre roman de Hugo, L’homme qui rit.

Rien ne prédestine Zeng à traduire Quatrevingt-treize en chinois semi-classique en 1912, puisque Fleur sur l’océan des péchés est écrit en chinois vernaculaire[9]. D’ailleurs, c’est aussi en chinois vernaculaire qu’il publie ses deux premières traductions en 1905 et 1908[10]. Dans une lettre à l’intellectuel Hu Shi rédigée en 1928, il se souvient d’avoir suggéré à Lin Shu, le plus célèbre traducteur de romans étrangers en chinois classique[11], d’adopter la langue vernaculaire dans les traductions, afin que « d’une part, davantage de lecteurs puissent connaître les oeuvres étrangères et d’autre part, que le style de l’oeuvre originale soit conservé et qu’on puisse voir le visage réel et le vrai esprit de la littérature étrangère » (cité par Hu, 2003, p. 811; notre trad.). Ainsi, pour Zeng, le chinois vernaculaire est non seulement plus apte à montrer la littérature d’ailleurs, mais aussi plus démocratique car elle rend celle-ci accessible à un plus vaste lectorat.

Pourtant, ce choix de la langue semi-classique semble difficilement évitable, dans la mesure où l’oeuvre de Hugo relève, aux yeux de Zeng, de la « poésie sans rime », car en ce début du XXe siècle, il n’existe pas encore de langage poétique qui soit autrement qu’en chinois classique. De plus, c’est un roman de « l’anti-sensualité » (Meschonnic, 1977, p. 189) où l’auteur ne laisse pas de place à l’amour sensuel, ce qui dépasse l’imaginaire romanesque auquel Zeng et ses lecteurs contemporains sont habitués[12]. Pour cette raison, à la fin de sa préface, il adresse au lecteur ces mots sans concession :

Celui qui n’a pas de pensée religieuse ne pourra pas lire notre Quatrevingt-treize, celui qui n’a pas de réflexion politique ne voudra pas lire notre Quatrevingt-treize, celui qui n’a pas de vision littéraire n’osera sûrement pas lire notre Quatrevingt-treize. La raison est que l’auteur est certes un grand écrivain, mais aussi et surtout un penseur de la religion et de la politique.

1931 [1913], p. 1; notre trad.

Puisque ce roman n’est pas destiné à un lecteur ordinaire et que l’auteur est un penseur autant qu’un écrivain, la traduction vise alors un lectorat d’élite, et les suggestions à l’adresse de Lin Shu citées plus haut ne sont pas applicables à Quatrevingt-treize. « Ne pas perdre son coeur d’enfant » : tel est en effet le conseil adressé à cette élite. Si ce conseil n’est pas dépourvu d’intentions publicitaires visant à flatter le lecteur, nous pouvons facilement établir un lien avec la révolution républicaine qui vient de renverser le régime impérial en Chine. L’heure est grave et le roman n’est pas traduit pour le divertissement. Le texte est présenté sous un aspect classique « modernisé » : la langue classique mêlée de mots vernaculaires, avec division en chapitres et en paragraphes, mais sans titre de chapitre ni ponctuation[13].

Or comme Zeng l’a bien annoncé dans sa préface, Quatrevingt-treize est un roman sur l’humanité, et plusieurs des personnages – la paysanne Michelle Fléchard, le mendiant Tellmarch et les enfants – ne comprennent pas les événements politiques. Ils sont comme des étrangers dans ce monde en guerre coupé en deux camps. Ce sont des êtres humains à « l’état de nature », que Hugo oppose à la société, à la politique, au monde du livre. Mais le chinois classique, langue exclusivement écrite, est par définition éloigné de la nature et incarne le monde du livre, de la politique et de la société. C’est ainsi que les paroles d’enfants, simples et spontanées chez Hugo, deviennent dans la traduction des expressions de maître, structurées, modélisées et archaïques. Plusieurs exemples peuvent en faire l’illustration.

Au chapitre où les trois enfants ont entendu « des chaînes [qui] s’entre-heurtaient, des sonneries militaires […], confusion de bruits farouches qui en se mêlant devenaient une sorte d’harmonie », « charmé », le garçon de quatre ans, René-Jean, prononce cette phrase : « C’est le mondieu qui fait ça » (IIIe partie, livre III, 3)[14]. Le petit enfant prend l’interjection « mon Dieu » pour un nom commun. Si cette « faute » linguistique fait partie du langage de l’enfance pour Hugo, Zeng la corrige et complète la phrase dans la traduction :

是乃慈主作之,以悅吾曹者也

p. 225

[Ceci est l’oeuvre du bon Dieu, afin de nous procurer du plaisir.][15]

notre trad.

Dans la troisième partie du roman, Hugo fait « jaser » la petite Georgette avec beaucoup de tendresse : des sons approximatifs comme « poupoupe » (pour soupe) et « misique » (pour musique), ou « mman » (pour maman). Dans la traduction, Zeng supprime ce passage, ainsi que plusieurs mots de Georgette. Mais il en transcrit parfois phonétiquement quelques-uns en ajoutant une note : « misique » est alors transcrit en « 妙妙西克 [miao-miao-xi-ke] », avec entre parenthèses une note expliquant que la prononciation est fausse et que le mot signifie « musique ». Si la répétition de la syllabe « miao » peut ressembler à un langage d’enfant, l’ensemble reste complexe et reflète mal l’écriture de Hugo. Ce choix pourrait s’expliquer par le fait que sémantiquement, ces fausses prononciations gênent peu la lecture, et que le traducteur, limité par les moyens du chinois classique, ne peut qu’éprouver des difficultés pour reproduire un semblant du langage d’un jeune enfant.

Hugo fait également dire à la fillette des bouts de phrases moins simples tels que « J’ai grande » (III, III, 4). Même s’il est difficile d’imaginer un enfant de vingt mois s’exprimer avec le pronom « je », nous remarquons tout de même la tentative de l’auteur d’imiter le langage enfantin, puisque la conjugaison n’est pas acquise à cet âge. Mais le traducteur semble ne pas être préoccupé par cette caractéristique, car à travers cette formule « 我已長成耶 [suis-je déjà grande/ai-je déjà grandi] », aucune imperfection linguistique n’est présente et il n’y a pas de signe distinctif de la parole enfantine.

De même, le cri de désespoir de la mère apercevant ses enfants dans la Tourgue enflammée, « Oh! s’ils devaient mourir comme cela, je tuerais Dieu! » (III, V, 1), est aussi rendu par une phrase complexe :

我不願吾兒慘死若是,果其死也,是天主為無靈,我殺之

p. 289

[Je ne souhaite pas que mes enfants meurent si tragiquement, s’ils mouraient, c’est que Dieu n’aurait pas d’âme, et je le tuerais.]

notre trad.

Encore une fois, le cri instinctif de l’original, en devenant ordonné et réfléchi dans la traduction, perd sa vitalité et sa puissance devant l’imminence du malheur. La langue classique étouffe ainsi l’émotion et la vie. D’ailleurs selon Wang Feng (2010, pp. 4-15), depuis le Moyen Âge chinois, la langue écrite classique se sépare complètement de la langue parlée, et même si l’on peut déceler une sorte de discours direct, ce n’est que reformulation codifiée éloignée de la parole réelle[16].

Cependant, dans cette traduction, ce ne sont pas seulement les paroles spontanées que Zeng peine à reproduire; même celles du narrateur, quand elles sont ironiques, sont aussi souvent effacées. Toujours dans le chapitre sur les trois enfants, Hugo décrit minutieusement leurs gestes et mouvements et les commente fréquemment avec des mots d’esprit, un ton amusé et légèrement moqueur. Quand Georgette mange sa soupe mais ne peut pas tenir sa cuiller, le narrateur dit qu’elle « renonçait à la civilisation et mangeait avec ses doigts » (III, III, 1); le traducteur fait disparaître la partie analytique « renonçait à la civilisation » (ibid.), et décrit avec d’autres mots le geste de la fillette :

[…] 不知用勺,僅以手指亂握,羹汁淋漓,塗其面耳幾遍

p. 220

[[…] ne sachant pas utiliser la cuiller, [elle] mange avec ses doigts n’importe comment, la soupe se répand sur tout son visage]

notre trad.

Un peu plus loin, le narrateur s’amuse à observer des comportements des trois enfants : le garçon de trois ans imite toujours son frère ainé, mais Georgette est sans doute trop petite pour faire de même. « Trois ans, cela copie quatre ans; mais vingt mois, cela garde son indépendance » (III, III, 1). Cette phrase disparaît entièrement dans le texte de Zeng. Ou encore, lorsque Gros-Alain, le garçon de trois ans, découvre un petit chariot, le narrateur ironise à nouveau : « […] il était très fier. Tels sont les inventeurs. Quand on ne découvre pas l’Amérique, on découvre une petite charrette. C’est toujours cela » (ibid.). Dans la traduction, le traducteur modifie l’humour de Hugo :  

[…] 意氣揚揚然,殆逾於哥倫波之發見美洲

p. 227

[[…] sa fierté était manifeste, et dépassait certainement celle de Christophe Colomb qui a découvert l’Amérique.]

notre trad.

Le texte de Hugo offre de nombreux moments de sourire grâce à ces mots d’esprit qui permettent une mise à distance avec la fiction. En même temps, ces derniers, énoncés avec une grande simplicité, traduisent aussi le point de vue de l’auteur. Lorsqu’il dit « vingt mois, cela garde son indépendance », il ne s’agit pas seulement d’une petite fille, mais de tous ceux, sans doute des êtres innocents, qui ignorent les camps politiques et gardent leur indépendance. Nous découvrons, à travers ce type de commentaires tout au long du roman, le Hugo qui se méfie de la politique.

Cependant, ce discours narratif de style oral devient à nouveau problématique pour le traducteur. Son choix d’y renoncer devrait alors ne pas être confondu avec une volonté de simplifier certaines parties narratives; plutôt, comme le dit Samuel Weber, « une faille de communication peut être interprétée comme le symptôme d’une certaine forme de communication (et de transmission) […]. Rater la cible peut prendre plus de sens que la toucher » (2014, p. 266). S’il nous semble indéniable, à nous qui avons le texte français à notre disposition, qu’il y a une faille de traduction, nous nous rendons bien compte que Zeng met là en évidence un problème fondamental, le « symptôme » de la faille linguistique du chinois classique.

Si l’on peut facilement admettre que la voix du narrateur peut prendre l’aspect érudit du chinois classique, se soumettre aux contraintes de cette langue pour traduire les paroles enfantines et l’humour ou l’ironie de Hugo ne relèverait pas d’un choix conformiste, mais d’un acte conscient. Le paradoxe auquel est confronté Zeng est partagé par d’autres traducteurs de son temps. En réalité, ces limites de la langue classique ont déjà été senties par Zhou Zuoren lors de sa traduction de la nouvelle The Gold-Bug d’Edgar Allan Poe en 1905. Zhou remarque dans sa note du traducteur qu’il lui est impossible, en chinois classique, de montrer le niveau de langue ainsi que le comique du personnage du serviteur noir dont les caractéristiques sont frappantes en anglais (2009 [1905], p. 35). Mais pour Zhou comme pour Zeng, la langue vernaculaire était tellement liée à la littérature populaire qu’il était difficile d’y recourir pour traduire ces grandes oeuvres.

Zhou Zuoren reconnaîtra plus tard que cette expérience de traduction en langue classique lui avait été utile parce qu’elle lui avait fait comprendre que celle-ci, maintenue en place artificiellement par les défenseurs de l’ordre millénaire, est « une voie sans issue » (1925 [1922], p. 184). Il sera, comme son frère Lu Xun, un des écrivains engagés dans la promotion d’une nouvelle langue chinoise écrite. Victor Vuilleumier (2015, p. 54) remarque que la langue classique est symbolisée, dans un récit métaphorique de Lu Xun paru en 1925, par la stèle d’une tombe, ne signifiant plus que la parole du mort, « réduite à une ruine lacunaire » , au silence.

La poésie et la lumière de la raison

L’absence de langue vivante, dans la traduction de Zeng, ne signifie pourtant pas que le roman soit voué à l’obscurité de la tombe. Au contraire, la lumière comme la poésie, évoquée dans sa préface, concentre toute l’attention de Zeng, ébloui par le génie de Hugo. Voici le début du chapitre correspondant au « massacre de Saint-Barthélémy » :

旭日昇矣。童子醒矣。夫童子乃人類之花也。其睡也如花之合。其醒也如花之開。星眸乍展,恆若有冉冉溫黁,滲漏於醇白之靈魂中,令人挹之不盡.

p. 217

[Le soleil se lève. L’enfant se réveille. L’enfant est la fleur de l’humanité. Son sommeil, c’est comme la fleur qui se ferme. Son réveil, c’est comme la fleur qui s’ouvre. Quand il ouvre ses yeux brillants, il semble qu’un doux parfum sorte de son âme pure, et on ne peut s’empêcher de le respirer.]

notre trad.

L’original se présente ainsi (III, III, 1) :

Les enfants se réveillèrent.
Ce fut d’abord la petite.
Un réveil d’enfants, c’est une ouverture de fleurs; il semble qu’un parfum sorte de ces fraîches âmes.

Dans ces phrases, le rythme est renforcé par la répétition de formules du chinois classique, et le choix des mots simples témoigne de l’intention du traducteur de reproduire l’ambiance naturelle et lumineuse : « 人類之花 [fleur de l’humanité] », « 星眸 [les yeux brillants comme des étoiles] », «  醇白之靈魂 [l’âme pure/blanche] ». Au lieu de rester concis dans cette langue classique, Zeng n’hésite pas à doubler la longueur de la scène et se donne le plaisir d’en décrire la beauté et la douceur.

Dans le paragraphe suivant, au lieu de dire comme Hugo que « les haillons des enfants, c’est plein de lumière », il modifie en :

[…] 然被體之外飾,去之愈淨,而真體之光明乃愈瀰滿

p. 218

[[…] quant aux habits/accessoires qui couvrent le corps, plus on s’en débarrasse, plus la lumière du corps propre est éclatante.]

notre trad.

Plus que Hugo, il insiste sur la pureté et l’innocence des enfants, sans habillage, sans artifice. Puis l’accent est mis sur leur harmonie avec la nature et leur confiance en elle :

[…] 然此時饒善德则胡知者,觀其面则微笑也,其口则微笑也,其两魇则微笑也,即此微笑之中,足知其無滓之嬰魂,固深信造物之慈愛,陽光以煦我,長林茂草以育我,雕牆畫棟以護我,固安然於不識不知之天然中,無憂無慮無懼。

pp. 218-219

[[…] pourtant, Georgette ne savait pas cela. Son visage souriait, sa bouche souriait, ses joues souriaient, et à travers ce sourire, on voyait bien son âme de nourrisson limpide, la confiance en l’amour de la nature : « les rayons de soleil me réchauffent, la forêt et les plantes me nourrissent, les murs et les maisons me protègent »; sans rien savoir, sans rien connaître, dans cette nature, elle se sentait en sûreté, sans inquiétude, sans peur.][17]

notre trad.

Au-delà de l’envolée lyrique, soutenue par la reprise de mots-outils incontournables tels que « 则 », « 也 », « 之 », « 以 »[18], la phrase est bien différente de l’observation distanciée et philosophique de Victor Hugo. Ce que l’on retient ici, c’est encore le sens premier de « 赤子 », le petit enfant, le nourrisson, mais aussi le sens symbolique de ce mot-clé mis en évidence dans la préface. Avec son sourire, son âme pure et limpide, l’enfant représente ce qu’il y a de plus beau dans l’humanité. Si Zeng laisse de côté la préoccupation morale hugolienne perceptible à travers des mots tels que « frêle créature », « mollement noyée », ou encore « arbre honnête » et « verdure sincère », il conserve en revanche pleinement l’idée de l’harmonie entre l’enfant et la nature.

La poésie, pour Zeng, réside également dans les longues réflexions de Gauvain au moment qui précède son acte fatidique de libérer le marquis de Lantenac :

[…] 然一瞬之間,血戰也,烈火也,殘酷之老諸侯也,莫不如煙如雾,悉消滅於搖床前未成人者之目光中。此無他,以其未成人,斯未為惡,真實也,公正也,醇潔也,無罪者也。上帝之全德全能,悉寄託于無罪之童魂中,於是無罪者,遂得奏凱而旋。

p. 301

[[…] mais en un instant, le combat sanglant, les flammes infernales, le vieux seigneur impitoyable, tout devient fumée et brume, tout s’anéantit devant le berceau, dans le regard de petits enfants. C’est simple : l’enfant, n’ayant pas fait le mal, est le vrai, le juste, le pur, l’innocent. La toute-vertu et la toute-puissance de Dieu se dressent dans l’âme innocente de l’enfant, et l’innocence a remporté la grande victoire.][19]

notre trad.

On peut sûrement reprocher à Zeng d’évoquer Dieu, alors que pour Hugo, la toute-puissance ici est l’innocence. Si le traducteur a considérablement simplifié ce débat intérieur de Gauvain avec sa conscience que Hugo décrit sur de longues pages, le lyrisme et les métaphores sont préservés, le pour et le contre sont pesés, l’âpreté du débat est exposée avec autant de force et de clarté. De nouveau, le mot «  醇潔 [pur/pureté] » apparaît comme l’antidote du mal, comme l’espoir contre le mal. D’autres mots, tels que « 血戰 [combat sanglant] », « 烈火 [les flammes infernales] », ou encore « 真實 [le vrai ] » et «公正 [le juste] », sonnent dans un rythme cadencé propre au chinois classique comme des sons de cloches ou des alertes d’incendie :

且革命之目的,果為毀棄人乎?破壞家族乎?絕滅人道乎?皆非也。九十三年[20]之開幕,第一事為破巴士的獄,即恢復人道也。第二事为廢封建,即建設家族也。[…] 遂革命,是果何為乎?為家族耳,为人道耳。革命者,人群之新紀元也。其實并無所謂人群,人群即家族也,即人也。

p. 306

[Le but de la révolution, est-ce de détruire l’homme? Est-ce de briser la famille? Est-ce de supprimer l’humanité? Non. Le surgissement de 89 était d’abord pour renverser la Bastille, donc de restaurer l’humanité. Ensuite, abolir la féodalité, c’était pour fonder la famille. […] La révolution, c’est pour la famille, c’est pour l’humanité. La révolution, c’est la nouvelle ère du peuple. Au fond il n’y a pas de peuple, il s’agit de la famille, c’est donc l’homme.]

notre trad.

Les questions rhétoriques que se pose Gauvain sont lancées comme des flèches vers le lecteur « choisi » désigné par Zeng dans sa préface. Pour cela, les formules de la langue classique, courtes, directes, graves, paraissent puissantes et adaptées. À partir des enfants sauvés, Zeng attire l’attention sur cette simple idée : la révolution doit être faite pour l’homme, pour la famille et les enfants, non pour supprimer l’humanité. Aussi semble-t-il évident que le traducteur souhaite transmettre un message politique, même s’il se garde de prononcer le mot dans sa préface.

Les sentiments et les traits renforcés

Cependant, comme nous l’avons vu, le message politique, même s’il est important pour Zeng, est assez réduit par comparaison avec celui véhiculé par l’original de Hugo. D’autres passages, en revanche, sont visiblement amplifiés. En effet, l’humanité de l’oeuvre qui séduit le traducteur porte essentiellement, à ses yeux, sur les sentiments humains et sur la manifestation de ceux-ci. L’amour maternel de la paysanne constitue la trame du roman et Zeng veut dramatiser la description de la mère désespérée qui voit ses enfants pris en otage sans pouvoir les sauver :

佛蘭宣此時,已耐無可耐矣。奮身躍入壑中,荊棘滿前,一步一蹶,勉達橋拱下,已髮散衣裂,血涔涔如汗下矣。

p. 293

[Michèle Fléchard, à ce moment, ne savait plus comment supporter [cette attente]. Elle se jeta sans hésitation dans le ravin, au milieu des broussailles, essaya de faire quelques pas, arriva sous le pont. Elle était échevelée, l’habit déchiré, le sang coulait comme de la sueur.]

notre trad.

Or, le texte original réserve seulement une phrase à la même description : « La mère échevelée, déchirée, saignante, s’était laissé rouler de broussaille en broussaille dans le ravin » (III, IV, 15). Le geste n’est plus le même dans la traduction chinoise, « se laisser rouler » devenant plus héroïque « 奮身躍入 [se jeter sans hésitation] »; « saignante » est sans doute trop neutre pour le traducteur qui préfère « 血涔涔如汗下 [le sang coule comme de la sueur] ». L’image est alors plus spectaculaire, l’instinct maternel exalté et le désespoir de la mère est encore plus visible.

Le sergent Radoub est un des personnages préférés de Hugo, et il fascine Zeng par ses émotions. Dès la première rencontre du bataillon du Bonnet-Rouge avec la paysanne et ses enfants, Radoub observe le nourrisson et l’émotion le saisit : « Le sergent se redressa et l’on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s’arrêter au bout de sa moustache comme une perle. » (I, I). Chez Zeng, la description de Radoub est redoublée :  

賴杜伯受此乳兒之微笑,較之利刃刺胸,痛乃愈劇,眶中急淚續續下,留鬚間如珠顆。

p. 13

[Radoub reçut ce sourire de l’enfant comme un couteau en pleine poitrine, sentit une douleur intense. De grosses larmes coulaient de ses yeux, s’arrêtèrent au milieu de sa barbe comme des perles.]

notre trad.

Ici l’émotion de Radoub est expliquée par le traducteur. Le sourire de la petite Georgette, spontané et naturel, provoque une douleur intense et de grosses larmes chez le sergent, révolutionnaire parisien engagé dans cette guerre civile. Si la dureté de la guerre ne lui fait jamais peur, la douceur de l’enfance ne peut le laisser indifférent. Ainsi pour Zeng, l’humanité du personnage, c’est aussi cette grande sensibilité face au sourire d’enfant qu’il veut mettre en relief.

De même, pour le sombre personnage de Cimourdain, le traducteur tente de faire ressortir les signes de tendresse et de son amour pour son fils spirituel Gauvain. Voici pourquoi Cimourdain ne s’est pas opposé à la décision de Gauvain de n’abattre que le côté sauvage de la Tourgue :

薛慕丹,[…] 獨於橋閣,则亦未免惻然心動。彼念身為巴利尼小教正時,曾於此閣,授瞿文以讀,嫛婗在抱,婉孌動人,嬌口嚶嚀,拼讀字母,此景此情,宛其在目。今瞿文成人矣,且成為偉大之人矣,脫無此閣保衛其體魄,惡能發育其精神。因愛瞿文之心,不能不推愛於此閣,彼見瞿文捨橋而攻塔,彼已默會之而默許之。

p. 209

[Cimourdain, […] à l’égard de cette salle au-dessus du pont, ne pouvait éviter une émotion attendrie. Quand il était le simple curé de Parigné, il avait été dans cette salle, enseignait la lecture à Gauvain. Le charmant petit enfant dans ses bras, gracieux et adorable, la petite bouche gazouillait, épelait l’alphabet, c’est comme s’il l’avait encore devant les yeux. Désormais, Gauvain était grand, devenu un grand homme, grâce à ces murs qui avaient protégé son corps et vu se développer son esprit. S’il aimait Gauvain, il ne pouvait ne pas aussi aimer cette salle. Alors quand Gauvain choisit d’attaquer la tour et de ne pas toucher le côté du pont, il le laissa faire.]

notre trad.

Bien que dans sa narration Hugo emploie des mots comme « élève bien-aimé » et « le fils de son âme » afin d’expliciter l’amour de Cimourdain pour Gauvain (III, II, 9), Zeng choisit d’utiliser plusieurs expressions pour rappeler les moments doux vécus par Cimourdain quand il était en charge de l’éducation de Gauvain enfant : des mots peu courants pour désigner le jeune enfant fragile et charmant (嫛婗), un adjectif ancien pour qualifier la grâce et la beauté de l’enfant (婉孌), et puis une expression pour décrire la voix d’enfant qui apprend à parler et à lire (嬌口嚶嚀). Le choix de ces sinogrammes (composés de la clé de la femme 女[21]) n’est pas anodin, car visuellement ce passage renforce l’impression de douceur et, d’une manière insistante, rend plus saillante l’image d’un homme attaché aux sentiments humains, contrairement à son esprit légaliste.

En effet, chez Hugo, c’est surtout le narrateur qui donne des explications sur la psychologie de Cimourdain, sur ses sentiments. Dans le texte original, le prêtre est austère et réservé, son langage et sa gestuelle étant ceux d’un ancien clerc religieux. Mais cette identité du prêtre révolutionnaire ne paraît sans doute pas assez signifiante pour le traducteur. Celui-ci veut à tout prix montrer les sentiments vrais de Cimourdain, qui contrastent fortement avec ses décisions. De ce fait, son aspect sensible éclaircit un peu l’obscurité du personnage.

La démarche de Zeng est certes quelque peu exagérée et parfois caricaturale, mais elle peut être justifiée par le projet du traducteur annoncé dans la préface : c’est un livre sur l’humanité. Non seulement celle des personnages lumineux, mais aussi celle des personnages obscurs. Or, si Hugo met en exergue, par ses longs commentaires philosophiques, la réalité mêlée de la lumière avec l’ombre, ainsi que l’entrelacement du bien et du mal, Zeng, en réduisant au maximum ces commentaires, se limite à exposer le contraste au moyen des descriptions.

L’histoire et l’allégorie

Dans son étude sur les raisons de la littérature, Pierre Campion soutient que le roman de Hugo « pense aux questions philosophiques que pose un grand événement » (2004, p. 114) qui est non seulement celui de la Révolution française, mais aussi celui du temps de son écriture (1870-1872) :

Tout part du moment présent, qui est intolérable. L’événement actuel pose une question pressante : que s’est-il passé pour que la France en soit là où elle est? Cette question suscite une constatation et remet en mouvement l’imagination romanesque : il faut chercher le principe de notre malheur dans un autre événement […] : la Révolution française.

ibid., p. 104

Pour Zeng, ce qui le motive dans la traduction, comme on peut le lire dans sa préface, c’est justement cette « imagination romanesque » de Hugo suscitée par le moment présent de l’auteur, et c’est aussi le présent propre à Zeng, un temps de troubles multiples en Chine. C’est ainsi ce que Zeng laisse entendre dans sa préface :

On dit que Quatrevingt-treize est un récit d’événements, je dis que c’est un poème sans rime. Pour quelle raison? La raison est que partout [Hugo] fait usage de métaphores et d’allégories. Il suffit de lire l’épisode de la catastrophe du canon aux chapitres 5 et 6 du premier volume, et celui des trois enfants s’amusant aux chapitres 1 et 2 du quatrième volume[22]. Il faut comprendre le sens de ces textes, et ne pas se fier à l’apparence donnée par l’auteur.

1931 [1913], p. 1; notre trad.

Aux yeux du traducteur, ce n’est pas un « récit d’événements ». L’histoire réelle de la Révolution française, celle que Hugo a ingénieusement intégrée dans la fiction est alors considérablement réduite par Zeng. « La Convention », le livre 3 de la deuxième partie, dans lequel les personnages historiques (Danton, Marat et Robespierre) sont mis en scène, est entièrement coupée par le traducteur. Il réserve le même traitement à « La Vendée », le livre premier de la troisième partie, consacré à l’analyse de l’histoire réelle de la contre-révolution de la région. Ailleurs, les références érudites de Hugo, ainsi que ses réflexions philosophiques sur l’histoire française, sont supprimées ponctuellement[23]. Seul le monde romanesque reste : les groupes, les individus, les destins, les visions du monde, les sentiments, le courage, l’innocence, la cruauté, donc l’humain universel.

Pour Zeng, ce roman est un poème dans lequel les figures parlent et les images sont chargées de sens profonds. Il attire l’attention sur les épisodes de la caronade et du jeu des trois enfants, et appelle à ne pas se fier au sens apparent. Dans un passage décrivant la scène où le canon, ayant cassé son amarre, « remué par le navire, qui est remué par la mer, qui est remuée par le vent, […] traverse comme une flèche le navire d’un bout à l’autre, pirouette, se dérobe, s’évade, se cabre, heurte, ébrèche, tue, extermine » (I, II, 4), l’écriture de Hugo est à la fois un tableau de grande précision et une peinture romantique. La caronade est personnifiée. Le rythme est serré, les mots sont courts, les comparaisons sont nombreuses, les images sont effrayantes. La traduction de Zeng, plus brève dans l’ensemble, produit un flux rapide, des expressions en parallèle, des mots puissants à couper le souffle :

夫天下可恐之事,孰有逾於軍艦在洪濤巨浸中,大砲忽脫其韁繩,此時之砲,不當名砲,乃成一莫可名狀之怪獸:騰擲如豹,嚴重如象,輕捷又如鼠。波之流動,斧之堅利,閃電之迅疾,[…] 犬可馴也,蟒可誘也,獅虎可懾而致也,唯此無知覺之銅妖,殺之不可,捕之不能。

p. 28

[Parmi les choses redoutables du monde, il n’y a rien qui ne le soit plus qu’un navire de guerre dans les vagues gigantesques d’une mer agitée, quand un canon se détache de son amarre. Ce canon ne peut plus être appelé canon, il devient une bête étrange que l’on ne sait pas qualifier : il saute comme une panthère, il est lourd comme un éléphant, léger comme une souris. Fluide comme la houle, tranchant comme la hache, rapide comme l’éclair […]. On peut apprivoiser un dogue, fasciner un boa, effrayer puis approcher un tigre ou un lion, mais devant ce monstre insensible de bronze, on ne peut ni le tuer, ni le prendre.]

notre trad.

Ces lignes constituent le résumé d’un paragraphe assez long du texte français : les principales comparaisons hugoliennes (panthère, éléphant, souris, éclair, etc.) sont là, mais d’autres sont supprimées (« cet esclave éternel se venge » ou « la surdité du sépulcre »). Le portrait du canon destructeur saute aux yeux : à la fois animal féroce, matière inerte et force surnaturelle, mais l’image de la colère irrationnelle (de l’esclave) est gommée. Comme ailleurs, les commentaires philosophiques de Hugo ne sont pas traduits (p. ex. « Vous ne pouvez pas le tuer, il est mort; en même temps, il vit. Il vit d’une vie sinistre qui lui vient de l’infini. »); ses questionnements n’y sont plus (p. ex. « Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher. Comment combattre un plan incliné qui a des caprices? »).

En effet, nulle connaissance de la France ou de la technique ne sont nécessaires pour apprécier les figures symboliques et en construire les sens. Mais si les commentaires de Hugo poussent le lecteur à réfléchir, il n’en reste pas moins que ce discours s’inscrit dans un temps postérieur et extérieur à celui de la fiction, qu’il prend une hauteur philosophique. Selon Campion, la narration de Hugo est « une sorte de schème de pensée, dynamique [qui] met en jeu conjointement l’histoire et la fiction » (2004, p. 106). Or, dans la mesure où Zeng se concentre sur la fiction et renonce à l’histoire de France, la pensée du narrateur et sa hauteur à l’égard de la fiction pourraient sembler moins justifiées. Le traducteur choisit alors une narration neutre et discrète, n’avance aucune interprétation de sa part, laissant les allégories parler d’elles-mêmes.

Convaincu du pouvoir de l’oeuvre, Zeng prononce ces deux phrases allusives à la fin de sa préface :

Quatrevingt-treize, c’est un coup de bâton sur la tête, les grands hommes d’aujourd’hui doivent absolument le lire. Quatrevingt-treize, c’est aussi l’étincelle qui mettra le feu aux poudres, les héros de demain ne doivent surtout pas y manquer.

1931 [1913] p. 1; notre trad.

Souhaitant donner un « coup de bâton sur la tête » des « grands hommes d’aujourd’hui », Zeng invite ceux-ci à réfléchir sur la révolution républicaine qui vient d’avoir lieu en Chine; il invite également ceux qui s’engagent pour l’avenir, « les héros de demain », à s’inspirer du roman français. Le moment présent et la préoccupation historique du traducteur guident en effet sa traduction. Dans cette optique, la rationalité de Zeng n’est pas celle de Hugo : éclipser celle-ci, pour le traducteur chinois, c’est jeter la pleine lumière sur la fiction et en faire briller la valeur symbolique. Pour Zeng, le rôle de ce livre est subversif car il peut changer le cours de l’Histoire lorsque l’humanité est au centre des intentions.

Conclusion

Avec son Quatrevingt-treize, Hugo écrit une histoire de la Révolution française où s’entremêlent les destinées d’une nation, d’un peuple et des individus, et où les paysans occupent souvent le devant de la scène. À la fin du roman, si la fiction s’arrête au suicide de Cimourdain, c’est le poète philosophe qui prononce la dernière phrase : « Et ces deux âmes, soeurs tragiques, s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à la lumière de l’autre ». Comme le dit Campion, « c’est une exigence morale et métaphysique qui se fait jour, celle de la résolution de l’antagonisme entre le Bien et le Mal » (2004, p. 112). Par cette fusion de la lumière et de l’ombre, la réconciliation des « âmes soeurs » qui viendront hanter les vivants, Hugo réfléchit à « la répétition révolutionnaire » (Derrida, 1993, p. 175) et en appelle à l’avenir. Or, selon Claude Millet, cela ne fait pas de Hugo un révolutionnaire : « [à] la révolution politique, Hugo substitue la révolution poético-mythique – gageant sur la puissance (théologico-politique) du légendaire » (1997, p. 192, n. 7). En effet, lorsque Zeng réduit la part du philosophe Hugo, sa traduction raconte un fait pour le moins « légendaire » :

此两靈魂攜手飛升,一張光明之羽,一伸恐怖之爪,永永翱翔於浩蕩之天空中,不復返矣。

p. 347

[Ces deux âmes se tiennent la main et s’envolent, l’une déploie ses ailes de lumière, l’autre tend ses pattes de terreur. Elles planent pour toujours dans le ciel immense, ne reviennent plus.]

notre trad.

Cette image nettement plus concrète que celle de l’original constitue un « dénouement » imaginaire surprenant. Alors que Hugo laisse entrevoir une réconciliation des deux idéaux, nous ressentons la perplexité du traducteur de ne pas voir une issue claire à la révolution, ce qui explique peut-être l’ajout de la phrase « 不复返矣 [ne reviennent plus] », laquelle renforce l’aspect fictionnel du roman et sépare définitivement les idéaux (les deux âmes) du monde des hommes (les enfants qui rejoignent la mère).

Au fond, la nouvelle histoire de la Révolution que veut écrire Hugo est, pour Zeng, d’abord et surtout une histoire d’hommes et de femmes. Au fur et à mesure qu’il se débarrasse dans sa traduction des réflexions historiques de l’auteur, Zeng recentre sans cesse son objectif sur l’humanité des uns et des autres, dépouillée de tout déterminisme. Si l’écriture de Hugo échappe à l’idéologie, comme l’affirme Meschonnic (1977, p. 213), Zeng y voit une liberté qu’il nomme « coeur d’enfant ». C’est sans doute cette liberté qui le guide dans les choix de traduction présentés plus haut, mais sa manière de traduire semble ne pas le distinguer foncièrement de son contemporain Lin Shu, qui traduit vers le chinois classique et procède souvent à d’importantes modifications des oeuvres étrangères pour ne retenir que l’intrigue[24]. De ce point de vue, il n’est pas étonnant que Zeng soit considéré comme un homme de lettres de la fin des Qing, malgré ses nombreux écrits qui datent de la période républicaine. Or, si le conservatisme de Lin Shu est le reflet d’un certain « occidentalisme » qui accentue la différence irréductible entre Orient et Occident (Cheung, 1998, p. 143), l’approche de Zeng est résolument universalisante car l’homme « au coeur d’enfant » n’est pas enfermé par une quelconque frontière, qu’elle soit spatiale, temporelle ou culturelle. Dans ce sens, la traduction de Zeng représente une tentative subversive non négligeable.

Cependant, cette traduction ne rencontrera pas le moindre écho malgré la notoriété de l’auteur et du traducteur, le lecteur auquel s’adresse Zeng étant sans doute préoccupé par une autre réalité[25]. Mais à partir de 1927, ce dernier se met à réviser son propre roman historique Fleur sur l’océan des péchés publié entre 1905 et 1907 et à écrire de nouveaux épisodes dans lesquels le clin d’oeil à Quatrevingt-treize est perceptible : aux révolutionnaires radicaux de sa première version, il ajoute des personnages aux idées politiques plus nuancées et complexifie les situations de conflits internes. Et lorsqu’il fonde sa maison d’éditions Librairie Zhen Mei Shan, il en appelle à l’audace de jeunes auteurs pour s’inspirer des oeuvres étrangères et créer une nouvelle littérature de progrès et d’avenir. Là, nous retrouvons le rêve de Gauvain d’« une république d’esprits », de l’homme « fait par Homère »[26] – et c’est bien là que se niche le « coeur d’enfant » de Zeng.