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Le concept de « subversion » a déjà été passé au crible de nombreuses disciplines telles que la littérature, les sciences politiques et la sociologie. Il convient alors de s’interroger sur les modalités d’une perspective traductologique en la matière. Les contributions réunies dans ce numéro réfléchissent précisément aux problématiques propres à la subversion, ainsi qu’aux enjeux théoriques et méthodologiques soulevés par l’intégration de ce concept au champ d’études de la traduction.

Rappelons que la notion de subversion a été longuement développée par Suzanne Jill Levine dans sa monographie The Subversive Scribe: Translating Latin American Fiction (2009 [1991]). Selon elle, la traduction peut être un acte subversif, surtout lorsque le texte de départ est lui-même subversif. Ses traductions subversives non seulement révèlent les « sub » versions, ou les versions sous-jacentes qui les ont inspirées, mais en ont aussi assuré la survie, en tant que nouvelles créations. Dans le cas d’étude abordé par Levine, traduction n’est pas trahison. Par contre, les articles réunis dans Translation, Power, Subversion (1996), dirigé par Román Álvarez et M. Carmen África Vidal, étudient le pouvoir éventuellement subversif des traducteurices. Leur capacité d’agir impliquant la prise de décisions, les traducteurices, dont l’identification aux valeurs de la culture d’accueil est variable, ne sont pas toujours neutres, voire ne veulent tout simplement pas le rester. De son côté, la langue n’est pas neutre, elle non plus. Les traducteurices sont ainsi capables d’agir sur le monde de par leurs écrits, et d’influer ainsi sur la culture d’arrivée et de la transformer. En cela, la traduction peut avoir des incidences politiques.

En sciences politiques, la subversion est souvent connotée négativement, car elle impliquerait une forme de destruction. Du latin subversio, « renversement », « destruction », la subversion est en effet l’« action de bouleverser, de détruire les institutions, les principes, de renverser l’ordre établi » (CNRTL, 2012, n.p.) au moyen d’une action sur l’opinion des citoyens, par laquelle les valeurs d’un ordre établi sont remises en question, contredites ou combattues. La fiche de Termium consacrée au terme classe celui-ci dans les domaines de la « guerre psychologique » et des « théories et doctrines politiques », et la définition qui y figure fait écho à celle du CNRTL, en la précisant : « Action ou ensemble coordonné d’actions de toutes natures ayant pour but d’affaiblir la force militaire, la puissance économique ou la volonté politique d’une autorité établie en minant le moral et la loyauté de ses membres ou la confiance qu’on peut leur accorder […] » (OTAN, citée dans TPSGC, 2015, n.p.) afin de faire s’effondrer l’ordre établi. Ces définitions comportent des mots ou locutions tels que « bouleverser », « détruire », « renverser », « remettre en question », « affaiblir » ou « miner », qui évoquent une certaine violence. Malgré la violence implicite du concept, l’effondrement de l’ordre établi s’installe, en règle générale, de façon progressive plutôt que subite. Au final, la subversion négativement connotée vise généralement à saper insidieusement les institutions et à démoraliser le peuple afin de détruire une autorité établie.

Cependant, la subversion peut aussi servir à modifier positivement les valeurs d’un système socio-politique ou religieux en les remettant sainement en cause, dans une dynamique de construction plutôt que de destruction. Par exemple, les poèmes en traduction subversive produits lors de la période décabriste au début du XIXe siècle étaient destinés à renouveler le système tsariste en place. Certains poèmes illustraient les injustices du système et d’autres faisaient la promotion d’une constitution libérale (Baer, 2010). Les traducteurs russes n’étaient pas neutres; ils étaient engagés dans une lutte servie par leur ingéniosité et leur créativité. Leurs traductions subversives jouaient le rôle de contrepoids au système dominant et d’amorce à une révolution du mode de pensée.

Ainsi, la question de la subversion a déjà été abordée dans les études sur les relations entre traduction et pouvoir (p. ex. Tymoczko et Gentzler, 2002), mais aussi dans celles qui s’intéressent aux liens entre traduction et résistance (p. ex. Tymoczko, 2010). Or, les courants de recherche traductologiques abordant la subversion ne se limitent pas à la politique et à la littérature, mais englobent plus généralement tout champ qui implique la culture (Álvarez et Vidal, 1996) et qui exige de la créativité (Loffredo et Perteghella, 2007; Bassnett et Bush, 2006; Holman et Boase-Beier, 1999). Ils partagent l’idée qu’on ne peut comprendre la traduction sans tenir compte de la subjectivité ou de l’agentivité (p. ex. Milton et Bandia, 2009) des traducteurices et de leurs traductions, et que les traductions peuvent être manipulées dans un but subversif (p. ex. Lefevere, 1992; Üstünsöz, 2015). Toutefois, à notre connaissance, le thème de la subversion n’a à ce jour pas encore fait l’objet d’une réflexion approfondie et focalisée.

Contrairement au mythe des traducteurices neutres et dociles, les sujets traduisants, comme tout être humain d’ailleurs, sont empreints d’une subjectivité inscrite dans la culture et dans l’Histoire (Fournier-Guillemette, 2011). À titre d’exemple, certains chercheurs ont constaté les actes subversifs pratiqués par les traducteurices dont la subjectivité contestataire – et l’agentivité – servait à miner le pouvoir des dirigeants des pays européens de l’ancien bloc de l’Est (Baer, 2006, 2010, 2011; Rǎdulescu, 2010; Špirk, 2008; Tomaszkiewicz, 2002) ou ceux des pays fascistes (Delisle, 2003; Rundle et Sturge, 2010). Des études ont également été consacrées à la subjectivité et à l’agentivité des traducteurices qui ont produit des traductions subversives à l’époque victorienne au Royaume-Uni (Merkle, 2003, 2009, 2010; O’Sullivan, 2009, 2010), en Amérique latine (Bastin et al., 2010) et en France à l’Âge classique (Ballard et D’hulst, 1996), pour n’en identifier que quelques exemples. D’autres chercheurs se sont par ailleurs penchés sur le lien entre pédagogie et subversion (v. Baer et Koby, 2003) et le rapport que les traducteurices et interprètes entretiennent avec les pratiques subversives de leur profession. En traductologie, cet intérêt pour la subversion se manifeste ainsi depuis le début des années 1990, mais surtout depuis l’an 2000, et, comme nous venons de le voir, selon des perspectives variées.

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Les contributions réunies dans ce numéro participent au développement d’une réflexion actualisée et élargie à des domaines et thématiques tels que le droit autochtone, les traducteurs fictifs, les paratextes ou encore le journal intime électronique sur la place de la subversion dans l’étude de la traduction et de la traductologie. Elles explorent plusieurs questions fondamentales : Quels sont les paramètres de la subversion en traduction? Peut-on en circonscrire les conceptualisations esthétiques, culturelles et historiques? Quels défis critiques, éthiques, politiques de telles conceptualisations soulèvent-elles? Plus spécifiquement, le numéro met en relation des recherches mettant en lien traduction et subversion d’horizons culturels divers – la Chine, le Canada (Premières Nations et colonisateurs), l’Espagne franquiste, les États-Unis, la France, l’Italie, entre autres –, ainsi que d’horizons disciplinaires et supports divers – bandes dessinées, beaux-arts, droit et jurisprudence, journal intime électronique, littérature. Ces études donnent une plus grande visibilité à ce qui influe sur la neutralité et la manipulation en traduction, ainsi qu’à leurs incidences non seulement sur la transformation culturelle et sociopolitique, mais aussi sur la résistance à la transformation culturelle et sociopolitique.

Si les articles examinent explicitement la subversion, dans la majorité des cas ils étudient en outre, quoiqu’implicitement, la transgression en tant que « franchissement d’une limite » (v. Plassard dans ce numéro) par un produit culturel étranger considéré comme destructif et répréhensible par la culture d’accueil. Cette manifestation négative de la transgression est considérée comme relevant de la subversion à cause de l’affrontement entre un « système de valeurs personnelles [celles de l’auteur du texte de départ et parfois celles des traducteurs] [et] un système de valeurs dominant [celui de la culture d’accueil] fondé sur des conventions et des normes » (ibid.).

Tous les contributeurs et contributrices explorent la notion de subversion en lien avec les études de cas ou sur corpus littéraire (au sens large), exception faite de René Lemieux, qui se penche sur le droit autochtone. Dans « “English is an Anishinaabe language too.” Évaluer le rôle de la traduction dans la résurgence des ordres juridiques autochtones au Canada », il étudie la notion de subversion par rapport à la traduction interculturelle du droit autochtone et au rôle de ce dernier dans la subversion du droit canadien actuel, en passant par l’étude de la réappropriation de la langue coloniale. Il présente deux sens du terme subversion, ainsi qu’un néologisme qui remonte à 1998, à savoir « subversification », qui est le « passage à l’acte subversif du sous-texte ». Pour Lemieux, la subversion se manifeste d’abord dans l’acte « de retourner, de détourner le texte ». Il présente ensuite le deuxième sens, « plus banal » : « la version qui se trouve en dessous ». Le deuxième sens rappelle celui que Levine (2009 [1991]) attribue à subversion (v. supra). Il avance que « [l]es normativités autochtones seraient […] des sous-textes qui se laisseraient voir – et entendre – dans les percées diaphanes de la texture de l’ensemble ».

Lemieux s’est servi d’un exemple récent du droit canadien pour illustrer « comment le droit autochtone pourrait imprégner le droit canadien grâce à ces mots en langues autochtones », autrement dit, grâce aux emprunts lexicaux aux langues autochtones qui subvertiraient le droit canadien. Il explique que la (ré)appropriation de la langue coloniale, c’est-à-dire l’hybridation par les Autochtones peut « devenir un acte de résistance, voire de subversion, une “arme de déconstruction massive” et de “reconstruction massive” contre le colonialisme ». Lemieux identifie des exemples de termes empruntés aux langues autochtones qui pénètrent la langue coloniale et « qui sont particulièrement signifiants pour leurs traditions juridiques », dont « Wetiko, terme des droits cri et anishnaabe, qui peut servir de nouvelle catégorie juridique ».

Ensuite, dans « Figures de la subversion et de la transgression dans la fiction à substrat traductif », Freddie Plassard fait très clairement la part entre subversion et transgression. Après avoir présenté le sens étymologique du terme « subversion » (« le préfixe sub- indique un mouvement qui vient du dessous »), elle précise qu’il « s’agit de retourner ou de renverser ce qui par définition se trouve au-dessus, dans une position établie, assise, pour y substituer autre chose ». En se référant aux recherches sur les cyberconflits de Lennart Maschmeyer (2022, s.p.), elle ajoute que la subversion « s’attache à renverser ce qui est institué et vise à déstabiliser un ordre, un adversaire ou une forme de pouvoir, dans une action discrète destinée à créer un déséquilibre ». S’ensuit l’application de la notion de subversion à la traduction par une référence explicite à Levine et à la « version sous-jacente au texte réputé original ».

Dans son étude, Plassard analyse deux romans et leurs personnages principaux, des traducteurs, Aaron Janvier, « [mis] en scène par Claude Bleton dans Les Nègres du traducteur (2004) » et « David Grey mis en scène par Brice Matthieussent dans Vengeance du traducteur (2009) », deux « figures déviantes de deux traducteurs de fiction » qui détournent et transgressent les rôles traditionnellement attribués aux traducteurs. Les deux personnages franchissent une limite, acte considéré comme destructif et répréhensible, du fait qu’ils confrontent leurs « système[s] de valeurs personnelles » au « système de valeurs dominant ». Ils n’acceptent pas le statut de subalterne traditionnellement réservé aux traducteurs et se considèrent comme les auteurs à part entière.

Dans « Subversion in Visual and Verbal Paratexts. A Case Study of the Translation of a Contemporary Chinese Artist’s Biography », Yandi Wang étudie le travail d’un traducteur et éditeur subversif, Bruce Doar, qui a traduit la biographie de l’artiste chinois clandestin, Zhang Xiaogang, écrite par Lü Peng. Le traducteur, qui a opté pour une approche occidentaliste dépaysante (la « paratranslation » au sens de Valerie Pellatt, 2013) plutôt que naturalisante, a mobilisé des outils rhétoriques et narratifs afin de transmettre son double positionnement sociopolitique. Fondé sur une analyse comparée des paratextes visuels et écrits, cet article examine la reconstruction de la traduction anglaise de la biographie en se penchant sur la présentation du titre original et de la première de couverture, entre autres paratextes. Il apparaît ainsi que les paratextes peuvent véhiculer et promouvoir le pouvoir de convaincre (soft power); en d’autres mots, la traduction est susceptible d’être un outil de diplomatie culturelle. Les paratextes peuvent en outre contribuer à atténuer la domination anglo-américaine en traduction. Les textes étudiés, qui fonctionnent à plusieurs niveaux – linguistique, politique, national et individuel –, font la lumière sur les relations complexes entre artistes, écrivains, éditeurs et traducteurs, dans le double cadre du système éditorial centralisé de l’état chinois et des politiques de l’État en matière de diplomatie culturelle. L’étude a également montré jusqu’à quel point le traducteur pouvait se servir des espaces paratextuels, comme la préface du traducteur, pour manifester sa résistance à l’idéologie de la culture source et mettre en valeur sa voix. En ce sens, il peut avoir recours aux références, à des ressources linguistiques subtiles et à un discours historique aptes à promouvoir son positionnement idéologique.

S’ensuivent trois articles portant sur un texte de départ subversif dont la stratégie de traduction a recours à la réécriture et à la manipulation. Les traductions française, italiennes et franquistes (espagnoles) examinées atténuent le caractère subversif du texte de départ. Les lecteurs français, italiens et espagnols (certaines de ces traductions caviardées de l’ère franquiste circulent toujours en Espagne, v. Meseguer Cutillas dans ce numéro) ne lisent pas l’altérité subversive des textes de départ, mais des « versions » « subalterne[s], secondaire[s] » (v. Plassard supra) qui ne cherchent pas à renverser ou à bouleverser la culture d’accueil.

Commençons par « Les enjeux du traduire : penser “l’entre” dans la distance à l’autre » de Fayza El Qasem, qui étudie le roman, Ǧumhūriyya kaʾanna (2018), de l’écrivain égyptien Alaa El Aswany. Le caractère subversif du roman réside, entre autres, dans sa « remise en question d’un modèle ou une posture qui en questionne la pertinence » quand il dénonce le régime répressif et corrompu post-Moubarak et rapporte sans intermédiaire des témoignages sur les pratiques des forces de l’ordre pendant cette période postrévolutionnaire. Il n’est ainsi guère étonnant que le roman d’El Aswany ait été « cloué au pilori par les gardiens de l’ordre traditionnel » en Égypte et que sa diffusion ait été interdite dans le monde arabe, y compris en Égypte. Seule une maison d’édition libanaise, Dâr al âdâb, a accepté de le publier. L’article étudie les stratégies adoptées par le traducteur français, Gilles Gauthier, examinant dans quelle mesure elles contribuent à préserver le caractère subversif du roman source. Il y est observé que certains choix ont pour effet d’édulcorer la violence du texte de départ, comme dans la séquence des témoignages livrés par les victimes de la répression. Parallèlement, les notes du traducteur viennent révéler sa posture et son rapport à l’altérité. « On peut y voir une forme de subversion du texte, voire de transgression, quand le traducteur sélectionne lui-même les caractéristiques qu’il veut mettre en valeur » au lieu de donner à lire l’Autre dans sa singularité et son universalité. Sa représentation du public cible pourrait-elle sous-estimer le désir du lecteur de s’ouvrir à l’altérité dépaysante, voire violente, du texte de départ?

Ensuite, dans « Subversive Sixties in Ink: Underground Comix, Censorship, and Translation Between the United States and Italy », Chiara Polli traite de la traduction en italien, à partir de la fin des années 1960, de textes subversifs, ici la « satire mordante » des comix clandestins (bandes dessinées underground) du célèbre dessinateur américain Robert Crumb. Polli évoque le concept de « narcotisation » emprunté à Umberto Eco comme stratégie retenue par les traducteurices et les éditeurs afin que le texte d’arrivée soit conforme à l’horizon d’attente de la culture réceptrice « avec des résultats comparables à ceux de la censure explicite ». Certaines traductions italiennes sont ainsi des réécritures qui banalisent des « contenus potentiellement subversifs » et « neutralisent » les « thématiques taboues telles que le sexe, la drogue et la contestation politique » des comix de Crumb, et ce, afin d’éviter une saisie ou une autre forme de censure, surtout chez les éditeurs plus commerciaux. Polli compare « plusieurs traductions des mêmes histoires, publiées entre les années 1970 et 2018 ». Son analyse « montre l’incidence de la présélection des contenus [et] des pratiques de censure délibérée des matériaux originaux […], sous l’influence du genre cinématographique commedia sexy all’italiana ». Elle « confirme que […] les oeuvres sexuellement explicites de Crumb ne sont pas jugées controversées tant que leur militantisme social est évacué et réinterprété dans un cadre comique par la traduction ». Par conséquent, le lecteur italien n’a pas accès à la complexité de la critique sociale des textes américains. Polli revendique ainsi l’importance de sensibiliser le public italien à la réalité de la réécriture des comix, à cause non pas des politiques institutionnelles, mais plutôt des décisions éditoriales.

Enfin, dans « La religion, véritable credo du discours franquiste : traduction, censure et adaptation idéologique de La Terre, d’Émile Zola », Purificación Meseguer Cutillas analyse la réception du réalisme et de l’anticléricalisme subversifs d’Émile Zola en Espagne franquiste, la pensée anticléricale française étant incompatible avec le pouvoir dont jouissait l’église catholique sous Franco en tant que l’un des trois piliers du régime. Il fallait ainsi renforcer la parole de Dieu dans les traductions franquistes. La littérature étrangère représentant une menace, les traductions devaient être « systématiquement soumises à un examen destiné à détecter tout contenu subversif ». Les deux traductions de La Terre de Zola en Espagne ont subi le même sort que les traductions des comix de Crumb en Italie : « les idées dissidentes ou contraires à l’ordre établi pouvaient […] être neutralisées, ou tout bonnement transformées en discours bienveillants envers le pouvoir en place ». Détourner le discours subversif pour « renforcer les valeurs dominantes » dans ce cas d’étude mène à une censure « transformatrice, créatrice d’éléments de conditionnement idéologique; une censure qui met en oeuvre un traitement d’appropriation », qui a parfois contribué à la création d’un « nouveau discours favorable au régime ». Pour Meseguer Cutillas, cette réécriture constitue une « métacensure », laquelle est un « type de censure, qui se présente comme indissociable de la propagande, et qui va au-delà des techniques censoriales classiques ». Par ailleurs, son étude confirme ce qu’avance Pierre Bourdieu, à savoir qu’« à mesure que les mécanismes d’intériorisation se mettent en place, la nécessité d’interdictions explicites émanant de l’autorité en charge de la censure diminue ».

La contribution suivante, « Une tentative subversive par le “coeur d’enfant” – Traduire l’humanité de Quatrevingt-treize en Chine par Zeng Pu (1872-1935) » de Florence Zhang, porte sur le dernier roman de Victor Hugo, qui vivait alors en exil sur l’île de Guernesey à cause de ses écrits subversifs et de son engagement sociopolitique, « redouté[s] par la police de Napoléon III ». Sa traduction du roman, qui paraît sous le titre de 九十三年 [L’an quatre-vingt-treize], est publiée sous la forme d’un feuilleton à partir de février 1912. Or, « [l] a date de cette première parution correspond à celle de la révolution républicaine en Chine, qui a renversé le régime impérial millénaire ». Zhang explique que si l’éditeur du journal « met en avant le lien du roman avec la situation du pays », le traducteur, par contre, affirme dans sa préface à la monographie publiée l’année suivante que « le thème principal du roman est l’“humanité”, et non pas la révolution ». Il n’empêche que Zeng Pu réécrit le roman en privilégiant l’un des thèmes, à savoir l’humanité, au détriment d’autres thèmes, dont la philosophie politique, développés par Hugo. Zhang affirme que « [p]our Zeng, le rôle de ce livre est subversif car il peut changer le cours de l’Histoire lorsque l’humanité est au centre des intentions ». Zhang conclut que l’approche du traducteur « est résolument universalisante car l’homme “au coeur d’enfant” n’est pas enfermé par une quelconque frontière, qu’elle soit spatiale, temporelle ou culturelle. Dans ce sens, la traduction de Zeng représente une tentative subversive non négligeable. »

Le dernier article est celui de Ye Tian. « When Deciding to Translate Means Risking Your Reputation: How an American Translator Became a “Spy,” and a Chinese Author, an “Enemy from America” » explore la transformation de la réputation de Wang Fang, l’auteure d’un journal « intime » électronique, le Wahun Diary, à la suite de sa décision de le faire traduire par un Américain, Michael Berry, « dans le contexte d’un conflit idéologique et politique » autour de la Covid-19 entre la Chine et les États-Unis. Dans cette étude de cas, la décision de faire traduire et d’accepter de traduire a des incidences subversives. Tian explique qu’en traductologie, la théorisation de la traduction comme résistance (Tymoczko, 2010) et subversion (Álvarez et África Vidal, 1996; Tymoczko, 2010; Spivak, 1992) a émergé dans le courant postcolonial, car la littérature traduite pouvait posséder un pouvoir subversif. A contrario, dans cet article, le pouvoir subversif de la traduction est considéré à un micro-niveau, car il s’applique à la subversion de l’identité de l’auteure et de celle du traducteur une fois la décision de traduire prise, et ce, même si les mécanismes de subversion des deux identités ne sont pas les mêmes : l’auteur décide de se faire traduire et le traducteur décide d’accepter le projet de traduction, mais la prise de décision est compliquée par la perception de leurs identités respectives par les lecteurs du texte de départ et les lecteurs du texte d’arrivée. Cette contribution montre ainsi que la perception qu’a le public des agents impliqués – en l’occurrence, ici, une auteure et son traducteur – peut être modifiée par le seul fait que le texte est traduit, quel qu’en soit le contenu.

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Ce numéro atteste de la fécondité de la notion de subversion en traductologie. Étudiée ici à l’aune d’horizons culturels variés, elle entraîne des processus de réécriture différents en fonction du public et du skopos visés, et interroge, entre autres, les représentations idéologiques et culturelles véhiculées à travers la traduction, ainsi que la transformation, la manipulation (consciente ou inconsciente) du texte original, son euphémisation ou son détournement. La manière dont est gérée l’altérité exprimée dans le texte de départ et les différences culturelles et idéologiques entre le contexte de production du texte source et celui du texte cible débouchent in fine sur des questions de rapports de pouvoir, de construction et de renforcement – ou de sapement – des discours dominants, ainsi que celle, bien entendu, de la responsabilité des traducteurices, qui devront dorénavant remettre en cause leur neutralité et envisager leur agentivité comme susceptible de constituer un puissant outil de médiation culturelle, mais aussi politique.

Puisse ce numéro inspirer de futures recherches sur le thème de la subversion qui en élargiront la portée et viendront ainsi enrichir la rhétorique de la métamorphose et des modes d’altération des idées et discours.