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L’ouvrage collectif Littéraire, non littéraire : Enjeux traductologiques d’une problématique transdisciplinaire, dirigé par Isabelle Collombat, est le plus récent titre de la collection « Regards sur la traduction » aux Presses de l’Université d’Ottawa. Il explore la distinction qui oppose la traduction littéraire à la traduction pragmatique, et s’inscrit dans une volonté de repenser la traductologie « dans une perspective décloisonnée et selon une vision holistique inspirée par la (ré)conciliation des traditionnelles dichotomies trop souvent réductrices » (Collombat, p. xix). Découlant partiellement d’une journée d’étude s’étant tenue à l’Université Laval en août 2015, cet ouvrage réunit en son sein des traductologues établis et des spécialistes d’autres disciplines (droit, lexicographie, narratologie, culture médiatique, philosophie).
Le volume est divisé en deux parties : la première présente les contributions extérieures à la traductologie, et la deuxième, les contributions traductologiques à proprement parler – division qui vient quelque peu contrecarrer le dialogue interdisciplinaire revendiqué dans l’avant-propos du volume. En effet, l’ouvrage tire avant tout son caractère interdisciplinaire de la juxtaposition de chapitres provenant de disciplines différentes; l’interdisciplinarité sera donc moins évidente aux yeux des lecteurices qui ne lisent qu’un ou deux chapitres individuels. Or, si l’on considère l’ouvrage dans son ensemble, le résultat de cette juxtaposition est très éclairant et convaincant; collectivement, les chapitres brossent un portrait nuancé, pluriel et exhaustif des fondements de la distinction entre le littéraire et le pragmatique, et des conséquences qu’a cette distinction sur la pratique, l’enseignement et la théorie de la traduction. Les contributions de la première partie (« hors traductologie ») sont originales et rafraîchissantes, et on ne peut qu’applaudir l’éditrice du volume pour l’inclusion de perspectives habituellement peu représentées au sein de la discipline.
Sur le plan de la nature et de l’étendue des chapitres, l’ouvrage présente une certaine hétérogénéité, ne serait-ce que dans la longueur des contributions – à titre de comparaison, la plus courte compte 10 pages et la plus longue, 37 pages. En effet, certains articles semblent découler de projets de recherche déjà bien avancés, voire aboutis, tandis que d’autres chapitres fournissent plus humblement des pistes de réflexion provisoires. Cette hétérogénéité donne à l’ouvrage une multiplicité agréable et productive, où tant le propos que la forme varient d’une contribution à l’autre.
L’ouvrage s’ouvre sur une courte et invitante préface de Christiane Nord, qui sans grande surprise aborde la question d’un point de vue fonctionnaliste, nous rappelant que « ce n’est pas le texte lui-même qui exige un mode de traduction spécifique, mais les normes qui découlent des attentes des lecteurs » (p. xv). Autrement dit, tout texte, qu’il soit littéraire ou non, spécialisé ou non, est d’abord et avant tout déterminé par ceux qui le produisent et le reçoivent.
La première partie contient cinq chapitres qui, bien qu’en provenance de disciplines diverses, sont bien contextualisés, de sorte qu’ils ne requièrent pas de spécialisation préalable dans les disciplines en question. La partie s’ouvre sur le chapitre de Valérie Bouchard, intitulé « L’auteur de droit et l’auteur en droit (d’auteur) », qui s’intéresse à la définition du terme « auteur » d’un point de vue juridique. Considérant que la Loi sur le droit d’auteur ne comporte aucune définition du concept d’auteur, Bouchard compare les utilisations multiples du mot « auteur » en droit et montre que la législation sur le droit d’auteur repose sur une définition moderne et individualiste de l’auteur. Observant que l’auteur s’est désindividualisé d’un point de vue social ces dernières décennies – en raison, notamment, du postmodernisme et des nouvelles technologies –, l’auteure avance qu’il reste à faire un « travail d’adéquation et d’analyse des relations entre le savoir juridique et le sens nécessaire [changeant] de l’auteur dans la société ».
Le deuxième chapitre, signé Bruno Courbon et ayant pour titre « Du réel linguistique à la réalité lexicographique : entre langue vécue et récit dictionnairique », est l’une des contributions les plus abouties et fascinantes de l’ouvrage, mais sans doute la moins directement reliée à la thématique du volume. Le dictionnaire y est présenté comme une mise en récit fictive de la langue, par opposition aux phénomènes linguistiques empiriques (et donc réels) qu’il prétend répertorier de façon neutre. L’auteur montre habilement comment le dictionnaire est le fruit d’un mode de représentation linguistique idéologique précis, et qu’il a notamment comme conséquence « l’appauvrissement sémantique » d’une langue et de ses possibilités expressives. Au début du chapitre, Courbon dit souhaiter que sa contribution « puisse enrichir la réflexion des langagiers – traducteurs et rédacteurs compris – sur un de leurs principaux outils » (p. 30), et le pari est réussi. Quiconque enseigne la traduction, la rédaction ou la documentation bénéficiera par ailleurs grandement de ce regard critique sur les dictionnaires unilingues et sur les idéologies qui les sous-tendent.
Le troisième chapitre, « La vraisemblance et l’adhésion à la fiction : quelques éléments de réflexion sur le texte persuasif » d’Andrée Mercier, rejoint davantage la thématique générale et propose d’analyser les textes – autant littéraires que non littéraires – sous le prisme de la notion narratologique de vraisemblance. Si la fiction implique une forme particulière de croyance et d’adhésion fondée sur le « paraître-vrai » plutôt que sur le « dire vrai » (p. 73), l’auteure montre que le texte pragmatique a lui aussi recours à la vraisemblance dans ses procédés textuels. Avançant que la vraisemblance est à l’oeuvre dans une grande variété de textes pragmatiques où l’objectif est d’influencer l’adhésion d’un auditoire à certaines thèses, Mercier dévoile un lieu de convergence entre le littéraire et le pragmatique. Cette extension du domaine de la vraisemblance, loin de dissoudre complètement les frontières entre la fiction et les discours référentiels, permet « de rappeler que le rapport entre le vrai et la vraisemblance s’y joue différemment » (p. 83).
L’avant-dernier chapitre de la première section est celui d’Adrien Rannaud, et s’intitule « Le magazine, objet de communication(s) : une perspective littéraire ». Ce texte, rigoureux et accrocheur, se penche sur les interactions entre les discours référentiels (à savoir les publicités et les textes d’information) et les discours fictionnels (les récits fictifs) qui composent le magazine canadien-français La Revue moderne (1919-1960). Le concept de littérature médiatique et l’inclusion de la presse et des périodiques dans l’arène de l’analyse littéraire y amènent à la fois des précisions et des nuances quant à la délimitation du concept de littérature. L’analyse de Rannaud montre qu’au sein du magazine, les textes fictifs contiennent des éléments référentiels, et qu’à l’inverse, les textes référentiels contiennent des éléments fictifs. Elle illustre habilement que les différents espaces discursifs de la revue se font écho, et que l’économie textuelle du magazine repose non pas sur une division entre le réel et le fictif, mais sur la circularité des images et des représentations tant fictives que référentielles.
La première partie se clôt sur l’article de Marie-Andrée Ricard, « Le littéraire et le non-littéraire : une lecture philosophique », qui s’intéresse directement à la question « qu’est-ce que la littérature ? » par opposition aux autres formes de discours. Le chapitre passe en revue diverses réponses – analytiques, structuralistes, poétiques, rhétoriques et philosophiques – formulées au cours de l’histoire des idées, d’Aristote à Bonnefoy, en passant par Barthes, Adorno, Nietzsche, Platon, Socrate et quelques autres. Dans cette exploration non linéaire et qui ratisse très (trop?) large des différents points de vue quant à ce qui distingue le littéraire du non-littéraire, Ricard relie la dichotomie littéraire/pragmatique à d’autres couples célèbres qui ont fait l’objet de nombre de débats en philosophie : réalité et fiction, mensonge et vérité, émotion et raison. À savoir si la relation du discours artistique et du discours scientifique est essentiellement conflictuelle, l’auteure répond que « leur opposition prévaut toujours » (p. 139).
La deuxième partie présente six chapitres qui répondent tous directement à la thématique de l’ouvrage, à savoir la dichotomie littéraire/non littéraire dans le milieu de la traduction, sous différents angles (textuel, sociologique, historique, didactique). Comme elle contient exclusivement des contributions de traductologues, cette deuxième partie est empreinte d’une grande cohérence et fait référence à un bassin commun de travaux et d’approches théoriques familières. Dans cette section, l’enjeu de la catégorisation des textes (littéraire versus pragmatique, surtout) semble représenter une corde particulièrement sensible, ce qui témoigne du poids considérable de la fameuse dichotomie au sein de notre discipline.
Le chapitre d’Isabelle Collombat, intitulé « La traduction littéraire est-elle une traduction spécialisée comme les autres ? », fait d’abord état de la ténacité de la dichotomie littéraire/non littéraire, en particulier en ce qui concerne l’enseignement de la traduction. L’auteure prend pour exemple un paragraphe de l’introduction du manuel La traduction raisonnée de Jean Delisle qui contient plusieurs axiomes sur la traduction littéraire (les textes littéraires ne transmettent pas d’information, les traducteurices littéraires professionnels sont très peu nombreux, et ainsi de suite). Le chapitre de Collombat nuance ensuite chacun de ces axiomes en en fournissant des contre-exemples et propose, dans la même veine que Nord dans la préface, d’envisager la traduction littéraire non pas comme opposée au domaine pragmatique, mais comme un type de traduction spécialisée comme les autres.
Le chapitre suivant, signé Marie-Alice Belle, a pour titre « À rebours de l’opposition pragmatique/littéraire : enjeux linguistiques, idéologiques et culturels de la traduction dans la première modernité anglaise ». Cette contribution originale, qui emprunte une démarche généalogique, vise à « confronter les catégories usuelles de la pensée contemporaine à la réalité historique complexe de la traduction dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles » (p. 170). Belle montre que les catégorisations textuelles et discursives n’ont pas toujours suivi la ligne de partage entre littéraire et non-littéraire, et rappelle que ces catégorisations doivent être situées dans leur contexte historique et politique. Enfin, ce chapitre illustre que la distinction contemporaine entre littéraire et non littéraire en traductologie, notamment chez Berman, a moins à avoir avec la nature ou l’essence des textes qu’avec un positionnement intellectuel, idéologique et politique.
Dans le troisième chapitre de cette section, « Adaptation et traduction multimodale : au croisement des domaines littéraire et pragmatique », Hélène Buzelin fait écho à l’argument de Belle lorsqu’elle avance que la distinction entre les domaines de traduction soi-disant opposés est une construction sociologique récente, attribuable à la professionnalisation de la traduction depuis la deuxième moitié du XXe siècle. L’auteure fait appel à des exemples de pratiques se situant aux limites de la traduction et empruntant autant au domaine pragmatique qu’au domaine littéraire – à savoir l’adaptation, la traduction sous contrainte et la traduction multimodale – pour rappeler que la traduction n’est pas une « affaire de choix entre deux extrêmes, mais plutôt d’équilibre et de négociation entre de nombreux paramètres » (p. 220).
Le chapitre suivant porte sur un autre cas liminal, celui de la traduction des sciences humaines et sociales, qu’on hésite d’ordinaire à placer de l’un ou l’autre côté de la division littéraire/pragmatique. Dans « La traduction des sciences humaines et sociales : entre mots et concepts », Patricia Godbout survole quelques textes ayant abordé les humanités du point de vue de la traduction, notamment les écrits d’Immanuel Wallerstein, de Joshua Price, de Barbara Cassin et d’Emily Apter. À la lumière de ces textes, l’auteure suggère qu’il y a en traduction des sciences sociales une sensibilité poétique similaire à celle qui occupe les traducteurices littéraires, et qu’on aurait intérêt à considérer davantage les convergences entre ces deux pratiques.
La contribution de Fayza El Qasem, intitulée « Du littéraire au pragmatique : analyse des traits stylistiques d’un texte économique en traduction vers l’arabe », prend quant à elle la forme d’une étude de cas, et se penche sur la traduction d’un article d’économie vers l’arabe auprès d’un groupe d’étudiant·es. L’auteure montre qu’il n’y a aucune raison d’exclure les textes spécialisés de l’analyse stylistique ou rhétorique, prenant comme exemple un texte qui est à la fois très technique et doté d’une grande créativité stylistique (métaphores, polyphonie, allusions, etc.). À ce titre, elle mentionne que ses étudiants ont eu recours à des procédés généralement reconnus comme appartenant à la sphère de la traduction littéraire, comme la transposition et l’adaptation des images, pour traduire ce texte soi-disant non littéraire.
L’ouvrage collectif se termine sur « Oui, mais… : des apories théoriques et pratiques du couple traduction littéraire-traduction pragmatique », contribution de Nicolas Froeliger qui fonctionne de facto comme conclusion au volume. Reprenant le format de la contribution de Collombat et faisant écho aux propos des chapitres de Belle et de Buzelin, l’auteur énonce d’une part une série d’axiomes généralement tenus pour vrais en traduction pour ensuite les nuancer, et illustre d’autre part que l’aporie qui oppose les catégories littéraire et pragmatique, avant d’être empirique, est avant tout idéologique et attribuable à des facteurs sociologiques. Froeliger clôt sa contribution en appelant à davantage de souplesse par rapport à notre objet d’étude, la traduction, pour éviter d’enfermer celle-ci dans « le carcan théorique d’une école en lutte contre d’autres écoles pour une forme de suprématie symbolique » (p. 276), une phrase qui résume assez bien la nature des débats opposant le littéraire et le non littéraire dans l’histoire, y compris celle de notre discipline.
En définitive, cet ouvrage collectif est une contribution rafraîchissante, originale et interdisciplinaire qui pose un regard pluriel, nuancé et toujours critique sur l’une des dichotomies les plus pernicieuses de la traduction. L’ouvrage, de facture généraliste, sera particulièrement utile et intéressant pour quiconque enseigne la traduction, et stimulera la réflexion pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à la traduction.