Résumés
Résumé
L’article présente quelques éléments de réception de Jacques Derrida en Amérique à partir de la traduction de ses « mots » indécidables, et particulièrement de celle d’entame. Y est mise à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle la réception d’un auteur produira, avec le temps, une homogénéité toujours plus grande des traductions et un nombre toujours plus restreint des traducteurs et des maisons d’édition. Il s’agit d’adapter le principe d’Antoine Berman selon lequel « toute première traduction en appelle à des retraductions » (1995, p. 84) parce qu’elle serait imparfaite, trop idéologique et trop soumise aux normes. Dans le cas de la traduction des sciences humaines et sociales, je pose comme hypothèse qu’on traduit toujours une oeuvre une première fois pour ce qui y est énoncé dans le texte ; c’est la popularité croissante d’un auteur qui augmentera, dans les retraductions, l’intérêt qu’on y porte pour son style, sa langue, etc. Si la plupart des traductions successives de Derrida me permettent d’affirmer cette hypothèse, un exemple la contredit, à savoir la retraduction de La voix et le phénomène par Leonard Lawlor. Quoiqu’elle puisse sembler anodine, la non-conformité de la traduction d’entame par rapport aux traductions habituelles (par broach ou breach, telles que proposées en 1976 par Gayatri Spivak dans Of Grammatology), met au jour un courant mineur de la réception de Derrida aux États-Unis, celui de la phénoménologie, qui ne semble pas catégoriser Derrida comme le fait la réception habituelle. Une étude de ces termes dans la traduction vient donc montrer la force que peut encore avoir un courant de pensée comme la phénoménologie, qui traduit, pourrait-on dire, encore Derrida pour ce qu’il apporte (son objet) plutôt que pour qui il est (son sujet).
Mots-clés :
- déconstruction,
- Jacques Derrida,
- études de la réception,
- histoire des idées,
- traduction des sciences humaines et sociales
Abstract
The article presents some elements of Jacques Derrida’s reception in the United States, based on the translation of his undecidable “words”, especially on the translation of the French term entame. It tests the hypothesis that the reception of an author will produce, over time, an ever-greater uniformity of translations and an ever-smaller number of translators and publishers. The purpose of the article is to adapt Antoine Berman’s principle according to which any first translation calls for retranslations (1995, p. 84), because it is imperfect, too ideological and overly subjected to norms. Regarding the field of translation in humanities and social sciences, I make the assumption that the first time a work is translated, it is always for its content; it is the growing popularity of the author that will increase, in retranslations, the interest in his style, his way of playing with the language, etc. Most successive translations of Derrida allow me to confirm this assumption, but one example stands apart: Leonard Lawlor’s retranslation of La voix et le phénomène. However trivial it may seem, this exception among the usual renderings of entame (by broach and/or breach as proposed in 1976 by Gayatri Spivak in Of Grammatology), reveals a minor stream in Derrida’s reception in the United States—namely phenomenological theory—which does not seem to categorize him the way the major part of the reception community does. Therefore, a study of these terms in translation shows the influence still held by a school of thought like phenomenological theory that, arguably, still translates Derrida for what he offers (the object of the text), rather than who he is (the subject of the text).
Keywords:
- deconstruction,
- Jacques Derrida,
- reception studies,
- history of ideas,
- translation in humanities and social sciences
Parties annexes
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