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Cahier 10[3]
Nous en sommes à la dernière séance du séminaire, qui devait initialement en comporter une de plus, selon ce qu’indique Berman[4]. Le commentaire est plus condensé, car il doit couvrir les deux derniers paragraphes du prologue de Benjamin, qui sonde à nouveau le rapport de la pure langue et de la traduction, mais, écrit Berman, « à un niveau de plongée plus profond dans l’interrogation et l’exposition de ce rapport » (AT, p. 173).
La table est mise : la traduction doit faire le plus possible abstraction du sens et s’attacher à la lettre de l’original jusque dans la plus fine articulation, la plus intime anfractuosité de sa racine, comme dans les noeuds bouclant l’entrelacs syntaxique où s’instruit et se déploie la « teneur » de l’original, l’unicité de sa forme. Fidélité et liberté, qui structurent l’ethos du traducteur, sont renvoyés dos à dos. Un abîme se creuse : son vortex va nous entraîner dans une plongée vertigineuse dans l’élément originaire de la langue, jusqu’au point de rupture où se consomme le divorce avec la figure traditionnelle de la traduction. Car à ces deux concepts, fidélité et liberté, répondent « deux essences inconciliables de la traduction » (AT, pp. 173-174), pour l’un, la « restitution du sens », qu’on ne saurait répudier sans engendrer un profond déséquilibre dans la translation vers la langue-hôte, et, de l’autre, le profil inaliénable de la lettre qui fait de l’épreuve de l’étranger un vecteur de métamorphoses habilité à régénérer la langue qui ménage les avenues de l’original hors de son terreau natal. Ce dilemme se résout pour Benjamin au profit d’une croissance infinie des vernaculaires, bref une « régénération infinie des langues » (am unendlichen Aufleben der Sprachen) dont la fécondation mutuelle implique une relation d’asymétrie qui, à l’image des arêtes brisées d’un vase pulvérisé, laisse pressentir le frayage diasporique d’une « pure langue » qui libère et concerte leurs harmoniques en une furtive épiphanie tangentielle, à peine perceptible. Suit alors un long passage dont Berman nous dit qu’il est « d’une densité presque insoutenable » (AT, p. 175). Je vais me permettre ce à quoi je m’étais refusé jusqu’ici et proposer ma propre traduction, en découpant et segmentant minutieusement la progression très ramifiée du texte pour en ausculter les veines et en suivre pas à pas les méandres.
Sans doute avez-vous souvenance qu’à point donné, plus en amont, dans l’amorce de ce développement le plus dense et certes impénétrable à maints égards, qui forme le centre névralgique de son prologue, Benjamin affirme que ce qui s’annonce comme le « noyau de pure langue » ou « semence de la pure langue », filtré à travers le prisme des langues prises une à une, dans leur pluralité aussi bien que dans leur mutuelle fécondation, est quelque chose de « caché de façon intensive dans les traductions – sie ist intensiv in den Übersetzungen verborgen » (Benjamin, 1997, pp. 22-23; GS IV/1, p. 16)[5] et que ce qui est ainsi soustrait au regard objectivant d’une pensée dominée par le primat du sens et de la communication n’est autre que la vérité même de toute prestation langagière – die wahre Sprache. Ce noyau de « pure vérité » celé dans le foisonnement prolifique des langues, cette reine Sprache qui affleure subrepticement tel un souffle venu on ne sait d’où, qui fait vibrer les cordes tendues d’une lyre, à la façon d’une harpe éolienne[6], est cela même qui motive la motion du traducteur, l’impulsion du traduire, l’Übersetzungstrieb qui, dès l’abord du vocable étranger, s’élance à la rencontre de cet élément ultime, décisif, intangible, ce « reste », ce résidu insoluble qui fait que « dans toute langue et dans ses constructions, écrit Benjamin, il reste, hors du communicable, un non-communicable qui, selon le contexte où il se trouve, est symbolisant ou symbolisé – Es bleibt in aller Sprache und ihren Gebilden außer dem Mitteilbaren ein Nicht-Mitteilbares, ein, je nach dem Zusammenhang, in dem es angetroffen wird, Symbolisierendes oder Symbolisiertes » (Benjamin, 1997, p. 25; GS IV/1, p. 19). Or, ajoute Benjamin, ce non-communicable est « uniquement symbolisant dans les constructions finies de la langue, mais symbolisé dans le devenir des langues elles-mêmes – Symbolisierendes nur, in den endlichen Gebilden der Sprachen; Symbolisiertes aber im Werden der Sprachen selbst » (Benjamin, 1997, p. 25; GS IV/1, p. 19).
Il incombe précisément au traducteur d’aller quérir à sa source ce point de tangence furtive, ce « noyau de pure langue » (jener Kern der reinen Sprache) qui, quel que soit le crédit que l’on accorde à l’événement de sa communication, demeure, nous dit Benjamin, « dans son intime proximité et pourtant à une infinie distance, caché sous lui ou plus manifeste, brisé par lui ou plus puissant, au-delà de toute communication, un élément ultime, décisif – so bleibt ihm ganz nah und doch unendlich fern, unter ihm verborgen oder deutlicher, durch ihn gebrochen oder machtvoller über alle Mitteilung hinaus ein Letztes, Entscheidendes » (Benjamin, 1997, p. 25; GS IV/1, p. 19).
Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer en faveur de l’indicible ou de l’ineffable, mais d’énoncer un point certes quelque peu abstrus, à savoir que la communicabilité elle-même, le pouvoir de communiquer, demeure hors du communicable. C’est mon interprétation. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce point, sauf pour mentionner, comme je l’ai fait déjà plus haut, que cette vue peut être rapprochée d’une remarque que l’on retrouve sous la plume de Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus, selon laquelle, en l’occurrence, la seule chose que nous ne puissions pas exprimer est le fait que nous puissions nous exprimer.
Mais Benjamin va plus loin. Une fois rompue et déliée la rançon que font peser sur ce frayage intempestif de la pure signifiance la tutelle du sens et le paradigme de la communication, il appartient au traducteur de « faire du symbolisant le symbolisé même, regagner la pure langue configurée dans le mouvement langagier, telle est, écrit Benjamin, la faculté puissante et unique de la traduction – das Symbolisierende zum Symbolisierten selbst zu machen, die reine Sprache gestaltet der Sprachbewegung zurückzugewinnen, ist das gewaltige und einzige Vermögen der Übersetzung » (Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, p. 19).
J’ai reproduit ici la traduction que j’avais proposée en 1997 et qui avait alors été entérinée par Alexis Nouss. Berman, pour sa part, traduit le tout dernier segment : ist das gewaltige und einzige Vermögen der Übersetzung par « tel est le pouvoir unique et violent de la traduction » (AT, p. 176). J’estime que la leçon de Berman est nettement plus juste. L’emploi du qualificatif gewaltig dénote un mouvement violent, et le substantif Vermögen un pouvoir, mais la variante que nous avons proposée est aussi licite, mais trop faible je le crois maintenant, car la sémantique de ces termes évoque, pour l’un, la puissance, et pour l’autre, une faculté, une capacité. Notre choix en dit long sur les réticences qui nous habitent et parfois nous inhibent[7].
Il est clair pour moi maintenant que le geste intimé par Benjamin est un mouvement brusque, violent, comme une résistance ferme et intransigeante qui pousse à se libérer de ses entraves, geste qui, porté à son ultime conséquence, nous accule en fin de compte à une vision contre-intuitive de la visée inscrite en tout acte de langage, du moins tel que le conçoit le commun des mortels, soit l’exténuation, voire l’extinction de toute intention, de tout sens comme de toute communication, rien de moins. Comme il se doit, Benjamin franchit le pas : « Dans cette pure langue qui ne vise plus rien et n’exprime plus rien, mais qui, en tant que parole inexpressive et créatrice, recèle ce qui dans toutes les langues est visé, toute communication, tout sens et toute intention atteignent finalement une strate où ils sont destinés à s’éteindre – In dieser reinen Sprache, die nichts mehr meint und nichts mehr ausdrückt, sondern als ausdrucksloses und schöpferisches Wort das in allen Sprachen Gemeinte ist, trifft endlich alle Mitteilung, aller Sinn und alle Intention auf eine Schicht, in der sie zu erlöschen bestimmt sind » (Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, p. 19).
Mais Benjamin ne fait pas qu’ouvrir les écluses pour libérer les eaux, il invite à les faire éclater, tant et si bien que le traducteur en est quitte pour « pulvériser les bornes en décomposition de sa propre langue – Um ihretwillen bricht er morsche Schranken der eigenen Sprache » (Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, p. 19). Désolidarisé et dédouané de la ponction rectrice d’un mandat de communication associé à la translation d’un contenu d’un point A vers un point B, qui est la vision schématique standard de la traduction, nous avons donc ici un impératif de transformation créatrice – schöpferisch, comme l’écrit Benjamin –, qui fait écho à l’idée que j’avais avancée plus haut en affirmant que la traduction est un vecteur de métamorphoses, bref un opérateur extraterritorial et transfrontalier appelé à affranchir la pure signifiance des contraintes sémiotiques l’inféodant à la seule communication d’un sens. Comme l’écrit Benjamin, c’est en s’arrachant au spectre de la communication et au joug que fait peser la prestation d’un sens qui vient en quelque sorte syncoper, harnacher l’effusion originelle du verbe qui est à la fois pure immanence en son germe et pure transcendance dans son élan primesautier, que « la liberté du traducteur se voit confirmée dans son droit, un droit inédit et supérieur – eben aus ihr bestätigt sich die Freiheit der Übersetzung zu einem neuen und höhern Rechte » (Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, p. 19).
Voilà pour l’état de la question, qui est loin d’être élucidée. Je renoue donc avec le commentaire de Berman. Premier distinguo essentiel : la « pure langue » est symbolisée dans le devenir des langues, tandis qu’elle devient symbolisante dans les oeuvres. En évoquant le « devenir des langues » (Werden der Sprachen), Benjamin n’est pas immédiatement concerné par une investigation longitudinale, diachronique, de l’évolution historique des langues naturelles, qui est la prérogative de la philologie et de la linguistique. Mais cette donnée forme néanmoins la « matière première », la matière vivante d’une symbolisation de la pure langue, dont la manifestation, du reste, est essentiellement proléptique et fragmentaire. Comme j’aurai l’occasion de le préciser plus loin, le propos de Benjamin, trempé d’un tempérament saturnien ordonné à une vision messianique de l’histoire, est pure anticipation et il oeuvre sur un matériau pulvérisé. Le mot le dit : le symbolon, dans son acception grecque originelle, est de la nature du fragment, de l’éclat, du débris : un jeton brisé en deux et partagé entre deux pairs désormais unis par ce lien : une fracture unificatrice.
La différence est marquée avec son mode de manifestation dans les oeuvres : la langue se rassemble et se concentre, s’épure et se condense, bref, la « pure langue » n’y est pas symbolisée (passif) mais symbolisante (actif). Voici ce que j’en perçois : l’oeuvre met en oeuvre des configurations langagières qu’elle réélabore et métabolise dans son creuset pour en tirer une facture unique où la lettre est soudée à la forme qui enveloppe sa « teneur » dont l’intraduisibilité détient la clef de son coefficient de traduisibilité. La rançon de cette teneur performative inhérente à l’éclosion de l’oeuvre est la greffe d’un sens qui pèse et infléchit la « donne ». Benjamin ne mâche pas ses mots : dans l’oeuvre, la « pure langue » est happée dans le champ gravitationnel du sens, en l’occurrence « elle est lestée dans les configurations par le sens lourd et étranger – ist sie in den Gebilden behaftet mit dem schweren und fremden Sinn » (AT, p. 175; trad. A. Berman). De cette force de gravité liée à la communication du sens, la traduction doit affranchir l’oeuvre et sa langue, comme si le sens était une excroissance adventice que la traduction est en droit d’élaguer pour libérer le « noyau de pure langue » enfoui dans les partitions sédimentées des vernaculaires. Le noeud gordien se noue précisément dans la facture de l’oeuvre où, simultanément, lettre et sens se trouvent « magnifiés au-delà des pouvoirs ordinaires de la langue. Dans les oeuvres, poursuit Berman, le sens pèse, pèse infiniment. Et la lettre règne. Mais justement, l’oeuvre est le centre d’un conflit entre le sens infinitisé et la lettre infinitisée. En assurant la communication d’une oeuvre d’une langue à l’autre – sans aucun doute – la traduction libère l’oeuvre (et donc la langue) du poids du sens. C’est là, certainement, son pouvoir le plus caché. Car lorsque la traduction vise la littéralité, elle libère, fût-ce fragmentairement, la pure langue » (AT, p. 176).
Faut-il liquider le sens, s’en dispenser? Là n’est évidemment pas la question. On en conviendra : Benjamin ne joue pas au pédagogue ici – en quel cas il se révélerait désespérément médiocre, il n’est pas à statuer sur les normes d’un futur programme de formation des traducteurs. Une remarque subsidiaire, mais cruciale, de Berman doit être entendue et bien comprise : en aucune manière et sous quelque angle qu’on l’envisage, la position de Benjamin ne peut et ne doit être interprétée comme un choix entre deux possibles de la traduction : ou le sens ou la lettre. Car, nous dit Berman, Benjamin ne pense pas de cette façon, plus précisément
[…] il pense spéculativement le rapport du sens et de la lettre dans la traduction. Ce rapport est tel que le sens n’y disparaît pas, mais y est, pour la première fois, ré-ordonné par rapport à la lettre, comme élément inéluctable. Plus : la traduction est l’unique lieu où le sens apparaît avec ce qui, dans l’habitation-de-la-langue par l’homme, est à la fois secondaire et réel. Que la traduction ait été considérée comme « libération » et « expansion » du sens, cela est une détermination historique qui occulte son essence. La traduction fait scandale parce que, tout en transmettant le sens, elle le relègue à un rang subalterne, comme ce qui, dans l’être de la langue, est tout au plus une conséquence d’un être non-communicatif, non expressif, mais « créateur ».
AT, p. 177
Nous allons entrer ici dans une zone franche de discussion, pour faire le partage de ce qui m’apparaît tout à fait valide et concluant dans l’interprétation d’Antoine Berman et de ce qui, de mon point de vue évidemment, me semble relever d’une réticence certes de bon aloi, mais que j’interprète comme une manière d’esquiver la question. « Zone franche de discussion » est une expression ambiguë que j’ai forgée à dessein, car cela pourrait vouloir dire qu’il n’y aura pas de discussion : c’est toujours gênant de discuter (se disputer) avec un homme qui n’est plus parmi nous pour s’expliquer et défendre des positions qui, à n’en pas douter, ont été mûries avec le tact et la circonspection qu’on lui connaît.
En effet, Berman reprend le tout dernier mot du passage plus haut cité, « créateur », schöpferisch, dont il nous dit qu’il est un terme usé et vague. Et que Benjamin n’y insiste pas davantage, bref qu’il « ne pense pas l’essence de la pure langue (il la rêve plus qu’il ne la pense) » (AT, p. 177). Est-il vraiment besoin pour lui de penser l’essence de la pure langue? Un homme de culture juive est tout entier langage. Ce n’est un secret pour personne : l’âme de la literacy en Occident, outre son enracinement dans le giron grec, est une excroissance diffuse de l’exil vécu par le peuple juif qui s’est réfugié dans l’abstraction de la lettre, dans ses plus fins replis noués de fils tendus sur les rouleaux de la Torah, que n’eut de cesse d’étoffer la pratique intensive du midrash (v. Fishbane, 1989 et Handelman, 1982), la crue exponentielle des commentaires drainant les veines du texte révélé, ciselant chacun des versets et y réinsufflant le feu qui sommeille sous la braise, pour enfin générer ce palimpseste d’une densité infinie recueilli dans la littérature talmudique. D’où ce dilemme constant, incessamment répercuté dans la pratique de la traduction, qui tantôt freine tantôt exalte son élan : l’esprit et/ou la lettre. Or Berman nous dit que cette essence, dont Benjamin se serait dispensé de fournir la clef, est la langue même, ce dont je ne saurais disconvenir, mais il ajoute que cette essence de la langue se découvre à nous telle que l’aurait pensée ou commencé à la penser son « grand et unique rival » (?), Heidegger. Qui plus est, stipule-t-il, il nous faudrait désormais relire le prologue de Benjamin à la lumière de l’ouvrage de Heidegger, Acheminement vers la parole (1976). Et ce, sous prétexte que Heidegger et Benjamin auraient en commun l’interrogation des pensées de Humboldt et de Hamann. C’est un peu court et je me vois dans l’obligation de signifier mon désaccord.
On peut certes mettre en parallèle les visées respectives de Benjamin et de Heidegger en matière de langage[8], mais il est évident, du moins ce l’est pour moi, qu’ils n’opèrent pas sur le même terrain, ni sur le même registre. Heidegger est un zélateur du mot « directeur », par exemple le Dictamen poétique qu’il chérit chez Hölderlin et Rilke, et, à cet égard, il fétichise la lettre au profit d’un retrait souverain de l’être dans la parole où se « garde » (wahren, d’où la « vérité » : Wahrheit) la parousie imminente qui lèverait le voile sur sa vérité (en grec vérité se dit Alètheia, qui signifie littéralement : absence de voile) et, du même coup, la rançon que fait peser l’oubli de sa question qui se résout chez l’homme, le mortel, qu’il désigne comme le Dasein, comme élan à l’encontre du pur néant : das Nicht. Much ado about nothing : nous échoit ainsi un lacis de ruminations spécieuses qui abondent dans le sens de ce que Theodor Adorno désignait comme le « jargon de l’authenticité » (Jargon der Eigentlichkeit), la langue de l’idéologie allemande (1989). De plus, comme on sait, le propos de Heidegger s’est cantonné dans une solennité plutôt grinçante en regard des hécatombes récentes de l’histoire. Mais laissons cela et allons droit vers le vif du sujet : les pensées respectives de Heidegger et de Benjamin ont certes en commun d’être d’expression gnomique, et même oraculaire parfois dans le ton, mais c’est là aussi où elles bifurquent et s’éloignent considérablement l’une de l’autre, car chez Heidegger nous obtenons des formules ressassées ad nauseam qui, c’est ce que j’en perçois, m’apparaissent comme de pâles imitations de la facture lapidaire et de la matière âpre, rugueuse, des λόγοι attribués aux présocratiques, alors que le propos de Benjamin est servi par une prosodie éclatante dont la vaste érudition, nourrie par une curiosité tous azimuts – avec un souvenir d’enfance il vous crée une métaphysique –, nous entraîne aux confins d’une pensée ancrée profondément dans ce que j’ai appelé « l’amour de la lettre comme suprême ornement de la vie ». D’inspiration messianique, certes, est sa pensée, eschatologique aussi, mais elle émane d’un athée rompu au matérialisme historique et qui, à toute fin pratique, oeuvra toujours en désespoir de cause, car habité comme nul autre du lourd pressentiment de la catastrophe où allait s’engouffrer l’Europe.
Par ailleurs, et là nous touchons à un point sensible, particulièrement délicat, de l’interprétation, je considère tout à fait symptomatique que Berman croie légitime de faire l’impasse sur la teneur messianique du symbolisme mis à profit par Benjamin. Ce n’est pas simplement une réticence, mais comme une dénégation à peine voilée. Et une erreur de jugement, à mon sens. À la suite d’un passage plus haut cité où Berman affirmait que « la traduction libère l’oeuvre (donc la langue) du poids du sens » et que c’est là son pouvoir le plus caché, il écrit : « Ce qui signifie pour nous, en nous détachant des connotations messianiques historiquement propres à Benjamin : la langue même, dans son être-de-lettre » (AT, p. 176). Des connotations? Cette façon tout ingénue de mettre sous le boisseau ce qui d’évidence lui est motif de gêne, je ne sais trop pourquoi, va s’accentuer tout de suite après lorsqu’il souligne que ce souci apporté à la « pure lettre de l’oeuvre » (AT, p. 176) constitue pour la traduction « son pouvoir le plus intime, encore à elle-même celé » et, qui plus est, que d’avoir énoncé ce pouvoir, « telle est la grandeur historique de Benjamin » – affirmation un peu trop claironnante qui ne consonne guère avec la sobriété saturnienne de Benjamin. Berman poursuit : « Nous nous préoccupons peu du cadre messianique de cette réflexion. Car en vérité, c’est en réfléchissant sur les traductions historiques de Hölderlin que Benjamin a pu dégager cette seconde essence, non culturelle, spéculative, de la traduction. Et chez Hölderlin, ce qui compte, c’est bien le rapport de l’homme à la lettre, à la lecture fondatrice. Non les contingentes constructions messianiques qui, autour de ce rapport, s’édifient » (AT, p. 177).
Est-ce à dire qu’il faut s’en fier à la posture de Hölderlin pour calibrer l’attachement de Benjamin à ce qu’il perçoit comme la dimension messianique de la traduction? Du reste, par quel canal ou truchement discrétionnaire Berman s’est-il avisé de ce que les opérations audacieuses de traduction de Hölderlin, qui certes y comptent pour beaucoup, soient la source première, voire exclusive, du tour spéculatif qu’emprunte la méditation de Benjamin sur l’essence de la traduction? Ce n’est guère convaincant mais tout de même éloquent, car il semble que Berman veuille réduire à une peau de chagrin cette dimension de la pensée de Benjamin, pour faire valoir la postérité de la tradition romantique allemande. Tout comme l’ont fait, à l’endroit de la poétique de Paul Celan, les mandarins de l’Université allemande, à l’exception du remarquable et très regretté Peter Szondi (1981), qui s’empressèrent de « gommer » les éléments très profondément enracinés de sa judéité, qui forme un code implicite de sa poésie, la matrice et le tenseur de son imaginaire, pour la rétrécir et la formater aux proportions des canons der deutschen Literatur.
C’est là que le bât blesse. N’en déplaise à Berman, le texte de l’Aufgabe est traversé et imprégné de bout en bout par un souffle messianique. L’essence du langage, l’épreuve de la « pure langue » n’est autre qu’une forme de « réparation », de rédemption inscrite en germe dans les fragments d’une unité brisée, fracturée et disséminée à l’état de semence dans les constellations langagières et qu’il incombe au traducteur d’aller fouir et féconder jusque dans les interstices du vocable aussi bien que dans la portance assurée par la tessiture vibratoire des syntaxes mobilisées dans cette mise en oeuvre des langues que sont les oeuvres. Or on peut difficilement saisir l’enjeu et la portée de cette inflorescence métaphorique si on fait abstraction de son enracinement dans les mythologuèmes de la tradition juive, où la culture de la « lettre carrée » et du verset est proéminente. Il ne s’agit pas seulement d’une ritualisation de la pratique scripturaire et exégétique, mais un « performatif » de la rédemption (v. Handelman, 1991), où la justesse de l’action et la justice des oeuvres s’accordent pour procéder à la « réparation » du monde en vue d’accéder au seuil du Royaume. Dans le mythe kabbalistique élaboré par Isaac Luria, à la « contraction » (Tsimtsum ou Zimzum) pré-originelle de la déité insondable, l’Ein-Sof, l’Infini qui est pur néant, à l’instar de l’Absconditum des gnostiques, pour libérer l’espace primordial (reshimu) et y ménager un médium d’irradiation (maqom) pour la lumière contenue dans les vases qui vont éclater (shevirat ha-kèlim) sous la pression de la puissance de l’énergie divine, pure semence lumineuse qui sera ensuite happée par les Qelipoth, les « coquilles » ou sombres écorces matérielles, correspond l’oeuvre de « réparation » (tikkun) impartie à l’homme, à qui il incombe de « restaurer » l’équilibre dans la sphère de « révolution des âmes », le Gilgul[9]. Aux cercles concentriques de l’émanation se superpose la tangente qui est dirigée vers l’homme et qui forme une intersection dynamique constante : comme je vous le ferai observer plus loin, cette métaphore kabbalistique d’un contact punctiforme entre la figure du cercle et la projection de la ligne est directement mobilisée par Benjamin pour illustrer le travail purement tangentiel de la traduction. Ce genre de chose semble échapper complètement à l’interprétation de Berman, qui affiche une certaine mendicité à cet égard. En fait, la poétique de Benjamin, notamment la guirlande de métaphores qui orne la trame de son prologue sur « La tâche du traducteur », est littéralement moulée dans cet élément, qui forme la matrice de sa pensée. Sinon on ne saurait comprendre ce genre de proposition : « Rédimer dans sa propre langue cette pure langue, exilée dans la langue étrangère, la libérer grâce à la réécriture de sa captivité dans l’oeuvre, telle est la tâche du traducteur – Jene reine Sprache, die in fremde gebannt ist, in der eigenen zu erlösen, die im Werk gefangene in der Umdichtung zu befreien, ist die Aufgabe des Übersetzers » (Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, p. 19).
Tel qu’il appert clairement dans ce libellé sans doute déroutant pour d’aucuns, la mouvance dans laquelle Benjamin inscrit la motion traductrice est celle d’un exode, une sortie hors de la sphère de la communication à laquelle est inféodée la prestation du langage et qui consiste à s’affranchir des ligatures du sens qui s’attache à la transmission d’un contenu. À l’évidence, pour les fins d’un concept de la traduction assorti pour l’essentiel à la translation d’un contenu d’un point A vers un point B, où l’on escompte minimiser les pertes en densité sémantique encourues dans ce transfert qui se voudrait un sous-produit de l’impératif de communication, il s’agit là d’une visée contre-intuitive. Mais là n’est pas la question. Je crois que cette poussée exodique en vue de « rédimer » (erlösen) une langue plus aérienne, translucide (durchscheinend), obéit essentiellement à une dynamique de la virtualité, à une aspiration vectorielle virtualisée par les ressorts de l’Übersetzbarkeit, la traduisibilité inhérente au tropisme endogène de la langue cristallisée dans l’oeuvre et qui trouve dans la traduction un point de contact furtif qui s’avère en fin de compte un point de fuite coïncidant avec l’épiphanie d’une langue déliée de la force de gravité du sens.
Entendons-nous : le sens n’est pas rien. L’obligation de faire sens n’est pas anodine ni adventice. Ce qui « tombe » sous le sens importe. Si, comme l’écrit Antoine Berman, à juste raison à mon sens, Benjamin « rêve » davantage l’essence de cette reine Sprache qu’il ne la pense comme telle, c’est que sa résistance opiniâtre à ce qui apparaît chez lui comme la forclusion de cette essence au profit d’un régime de la signification qui satellise, voire oblitère son épiphanie immédiate pour épouser la ligne de faille d’une déclivité inscrite dans l’instrumentalisation du savoir découle d’une entropie généralisée de l’ordre symbolique qui a vidé la langue de sa substance et l’a objectivée au point de la réduire au seul contenu qu’elle a la capacité de véhiculer. Paradoxalement, même en présence de cet essai baroque et passablement abstrait par bouts, nous nous situons au niveau de l’expérience vécue, d’une déperdition vivement ressentie.
C’est un point crucial et je vais tenter d’être moins abstrait, car il n’y a qu’un pas de l’abstrait à l’abstrus. Bien que je ne puisse guère élaborer là-dessus, car cela grèverait trop le cadre restreint de mon commentaire, j’estime que cette tangente messianique de la spéculation benjaminienne n’est pas qu’une manière de faire droit à sa judéité, qu’il a cultivée dans le compagnonnage de son ami Gershom Scholem, mais ressortit à une équation vitale de l’homme européen qu’il était d’abord, à une résistance critique confrontant le plus haut péril, un mécanisme de défense in extremis affiché par divers auteurs et penseurs de l’entre-deux-guerres qui ont assez tôt pressenti la déchéance massive de la culture européenne en train de se désagréger, de s’étioler dans le babil insignifiant, une langue tournant à vide. Cette volte désespérée aux abords du précipice s’est manifestée tant chez Benjamin que chez les autrichiens Karl Kraus et Robert Musil, analystes hyperlucides de l’état de décomposition avancée à laquelle se destinait inexorablement une modernité affamée de progrès, mais dont la fuite en avant était rançonnée d’un ressentiment larvé, la turpitude chauviniste des masses happées par les appeaux du diktat qui trouva spontanément sa niche dans un espace public vidé de sa substance par le raz-de-marée nihiliste auquel succédera le déferlement des hordes barbares martelant le sol de l’Europe au pas de l’oie. Cette résistance s’est perpétuée après les hécatombes de 1939-1945 chez Ingeborg Bachmann, Thomas Bernhard et Paul Celan et, récemment encore, chez Elfriede Jelinek. Bref, la barbarie nazie n’a pas germé dans un terrain vierge, mais dans un bouillon d’inculture volatil et creux vidant le langage de sa substance vitale au profit du diktat claironné par des pantins sinistres, tel que l’a fort bien démontré Victor Klemperer dans son remarquable ouvrage LTI : la langue du Troisième Reich (1996).
Aussi cette poussée exodique à laquelle en appelle Benjamin, qui nous rappelait comme je l’ai cité plus haut qu’une « faible force messianique » nous a été instillée par les générations qui ont jalonné notre humaine trajectoire, n’est-elle pas qu’une vague réminiscence mystique, voire une pétition élitiste ou idyllique en faveur d’une langue éthérée, la lointaine aïeule des rejetons proliférants de la postérité babélienne, mais un acte de résistance face au laminage et au nivellement de l’expérience construite dans notre usage de la langue, qu’il savait floué par la dilution endémique du discours qui culminera dans la rhétorique haineuse des ténors nazis. Évidemment, il n’est pas question ici pour moi de postuler une relation de cause à effet entre les augures de cette gigantomachie qui fit de l’Europe une plaie béante – l’effondrement d’un pan entier de la civilisation – et l’écheveau de thèses péremptoires qui nous sont littéralement assénées dans « La tâche du traducteur », qui à coup sûr procèdent d’une tout autre source. Je dirais plus volontiers que la tourmente dans laquelle l’Europe était plongée et qui entraînait la déperdition accélérée des valeurs civilisatrices était plus vivement ressentie par un homme éduqué dans une tradition de pensée qui est très sensible aux signes émanant de l’usage de la langue et qui implique une vigilance accrue à cet égard, notamment quant aux conséquences ultimes de son instrumentalisation. Dans le même ordre d’idée mais sur un autre plan, le messianisme de Benjamin peut sans doute susciter la perplexité eu égard à son maillage inopiné avec certains tenants du matérialisme historique, dont il extruda une variante de son cru qui, en raison de son enchevêtrement, ne laisse de relancer des pistes sollicitant des prouesses dans l’art de l’interprétation. Mais il trouva aussi dans le symbolisme kabbalistique une riche minière métaphorique dont il réactiva le filon pour percer au coeur des plus fines articulations du microcosme langagier. Loin de la clameur publique qui était en train de lessiver la conscience critique de nombre de ses contemporains dans une amnésie massive, l’évocation d’une « faible force messianique » se voulut aussi un mode d’assaut singulier, minoritaire, désespéré, mais souverain, face à la spirale du vide qui régurgita cette sourde rumeur dont émana le silence implacable, monstrueusement étanche, qui planait sur ces abattoirs de l’âme que furent les camps de la mort.
L’Auflösung, la quête de solution, qui définit la tâche du traducteur, son Aufgabe, est Erlösung : rédemption. Ce ne sont pas là de « contingentes constructions messianiques » comme le supputait Berman, mais l’élément sans doute le plus structurant de la poétique de Benjamin, qui soude très intimement les articulations parfois un peu byzantines de sa conception du langage, selon laquelle il n’est de vie qui ne soit déjà histoire et que cette histoire doit être lue à travers les oeuvres qui déroulent la trame d’une rédemption à tout jamais inachevée où la traduction intervient par touches chirurgicales, punctiformes, tangentielles, pour libérer un fragment de l’essence enfouie de la langue originellement dévolue à l’homme. Il ne fait aucun doute que la spéculation kabbalistique sur l’origine du langage, selon laquelle notamment cette faculté dévolue à l’homme est susceptible d’être pleinement épanouie en lui à la faveur d’une reconfiguration des harmoniques sécrétées par la pluralité des idiomes ornant l’habitat terrestre, est une composante essentielle de la conception du langage de Benjamin. Selon Scholem, un des postulats de cette spéculation est la conviction qu’il existe un élément proprement incommunicable, un aspect interne du langage qui n’atteint pas le stade de l’expression dans le rapport entre les êtres. Je précise : cet élément est pleinement actif, mais totalement immédiat, bref il ne peut faire l’objet d’une représentation, d’une saisie médiate, être fixé dans un contenu exprimé. Autrement dit, la couche sémiotique de l’expression, sa valeur de communication et son intégration dans un ordre de la signification ne suffisent pas à épuiser les ressorts de la vie langagière. Qui plus est, cette dimension inexprimée, cette part insaisissable que l’on peut situer au niveau vibratoire de la manifestation, est à la fois totalement immanente et absolument transcendante à l’exercice de la compréhension qui lie entre eux les êtres doués de cette capacité d’expression. Comme le précise Scholem, c’est « le caractère symbolique du langage qui détermine cette dimension ». Rapprochant cette dimension de celle qui est explorée dans les travaux de Benjamin, entre autres dans « La tâche du traducteur », il nous rappelle que « dans le langage les mystiques découvrent une dignité, une dimension immanente, ou, comme on dirait aujourd’hui, une structure qui n’est pas vouée à communiquer ce qui peut l’être, mais bien au contraire, et c’est là le paradoxe de tout symbolisme, qui porte sur la communication d’un incommunicable dépourvu d’expression et qui, même s’il en trouvait une, n’aurait en tout état de cause ni signification ni “sens” communicable » (Scholem, 1983, pp. 55-56).
Il s’agit, bien entendu, d’une spéculation mystique, mais elle recèle, je crois, une intuition d’une grande portée heuristique. D’abord, cet incommunicable n’est autre que la communicabilité même, c’est là ma thèse, que Berman module de façon plus précise en y pressentant l’empreinte indélébile, non médiatisable, mais très profondément structurée, de l’oralité. Selon lui, la « pure langue », c’est la langue conçue dans son oralité originaire. Voyons ce qu’il en est.
Ici je vais aérer le débat et nous donner de la perspective en ouvrant une lucarne sur une vue à plus grande échelle : le mammifère humain est un être évolué dont la propriété émergente s’est cristallisée et concentrée de façon optimale dans cette « forme de vie » qu’est le langage et que l’on peut caractériser plus généralement comme la gestation d’une économie symbolique embrassant toutes les sphères d’activité liées à la gouvernance de l’oekoumène terrestre, sans compter la large variété des situations et attitudes propositionnelles (désir, croyance, souhait, intention, entre autres) graduant le spectre performatif des actes de langage, l’expression de la gamme des affects et la générativité tributaire du tropisme de la langue, en l’occurrence sa capacité à générer des métaphores et autres cas de figure métamorphiques. Le modus essendi de l’homme est ancré dans cette économie symbolique, et d’aucuns n’ont pas tout à fait tort d’y loger aussi sa ratio essendi. Personnellement, je serais plus enclin à dire que l’homme est un être de raison parce qu’il parle, que l’inverse. L’être humain est voué à l’ordre de la signification, à tel point que sa survie comme espèce en dépend. Or Scholem nous dit qu’une part d’incommunicable échappe à ce vaste réseau d’échange symbolique. Davantage encore, que la symbolicité même du langage cautionne et détient la clef de ce surcroît insondable qui nourrit la sollicitude des mystiques. Et cet incommunicable, selon Benjamin, fait l’enjeu de la quête du traducteur. Rien d’occulte ou d’ésotérique ici, je vais le formuler très simplement : la créativité des locuteurs de toutes les langues, dont Berman va nous dire ci-après qu’elles sont toutes en fin de compte des dialectes, que la matrice de cette créativité est dialectale, est si riche et si dense, idiosyncrasique et diversifiée, que ce qui parvient au niveau de l’expression, bref ce qui se résout au profit d’un sens communicable, d’un contenu appréhendé, n’épuise pas les ressorts de cette faculté et même tend à en recouvrir le ressourcement et la prodigalité, à en saturer l’impulsion originaire en les lestant d’un « sens lourd et étranger » (mit dem schweren und fremden Sinn).
Si la traduction est un vecteur de métamorphoses, comme je l’ai affirmé plus haut, elle est d’abord révélatrice de quelque chose dans la force même de la langue, dans son impulsion originaire, qui excède la seule vertu communicative et qui se résoudrait à la transmission d’un sens. Je ne crois pas qu’on puisse en saisir l’essence, comme le voudrait Berman, mais, en revanche, j’estime que ce dernier a mis le doigt exactement sur le lieu de sa manifestation, à savoir l’oralité : « Pour nous, la pure langue est, dans toute sa plénitude, la langue naturelle. Et cette langue naturelle est celle de l’oralité » (AT, p. 177). Reprenant le qualificatif utilisé une seule fois par Benjamin, « créateur » (schöpferisch), il nous livre ensuite ce très beau passage : « “Créatrice”, ce terme indéterminé chez Benjamin, signifie : créatrice-de-monde. La pure langue qui, antérieurement à toute expression et communication, établit un monde. La traduction, de par la possibilité qu’elle a de rendre le sens plus ténu qu’il n’est dans les oeuvres et les communications du monde, est l’un des plus puissants (et violents) moyens de présenter – de donner présence – à la pure langue, c’est-à-dire à la langue tout court » (AT, p. 178).
L’oralité est la pierre de touche de la traduction, mais aussi le lieu de son épreuve décisive. Il y a épreuve certes en considération de l’asymétrie immédiate entre les lexiques thésaurisés par les langues traduite et traduisante, encore qu’on ne traduise pas des langues, mais dans des langues dont le noyau est incessamment métabolisé, bref en proie à des influx centripètes qui génèrent en retour des projections centrifuges, sous la pression des percolations dialectales de la périphérie. Mais ça c’est la vue courte. Donnons-nous un horizon plus large : il y a épreuve en raison de ce que j’estime être une donnée ontologique, une donnée dont le critère d’engagement ontologique est tissé de contingence et n’en est pas moins assorti à ce qui fait de l’homme, suivant la définition d’Aristote, un zoōn logòn échon, un « vivant doué de parole », à savoir la pluralité originaire des langues. Il n’y a jamais eu autre chose que des langues : la notion même de langage est une pure abstraction, un épiphénomène fictif sécrété par le discours qui aspire au métalangage. Aussi ne puis-je qu’entériner cette proposition de Berman : « Car toutes langues sont la langue dans la mesure où elles sont des dialectes. Il n’y a pas : le langage – les langues (de genre à espèces), mais la langue – les dialectes. L’espace où se joue la traduction comme visée de l’être-lettre de la langue est le dialecte » (AT, p. 179).
La substance vivante de la langue est dialectale et son incidence dans le champ de l’expérience est précellente à toute considération d’une grammaire universelle, qui demeure un artéfact abstrait composant a posteriori avec les aléas de l’usage. Mais ce ne sont pas que des aléas, plutôt une félicité de la mouvance post-babélienne, une matrice ouverte à l’infini générant des formes qui puisent dans la profondeur où se noue la pulsion du vivant, la « prose du monde » tissée dans des vocables dont la racine s’égare dans la nuit des temps. Cette intuition a connu des précédents. Pour apporter de l’eau au moulin de Berman, j’aimerais citer un passage de Dante Alighieri que j’ai toujours l’occasion d’examiner avec mes étudiants lors de mon séminaire d’épistémologie. Je compte Dante parmi ceux qui, à l’instar de Rabelais et de Montaigne plus tard, ont amorcé le mouvement de rupture qui allait culminer avec l’éclosion de la « grande prose », l’ère du roman. Il est aussi de ceux qui ont oeuvré pour casser le joug de la grammaire logique cultivée par les doctes médiévaux, qui était moulée dans une langue latine artificieuse et factice, pour paver la voie aux expériences plus libérales d’un Leonardo Bruni ou d’un Lorenzo Valla, partisans de l’oratio et de l’« art topique » hérité de Cicéron (v. Mariani Zini, 2001), creusant cette ligne de faille qui nous mène tout droit à la Scienza nuova de Giambattista Vico. Dans son bref essai intitulé De vulgari eloquentia, qui devait former le prologue au traité de rhétorique italienne qu’il avait entrepris et dont il a dû abandonner la rédaction vers la fin de 1304, Dante affirme :
Mais comme toute science a pour tâche non de démontrer son sujet mais de le montrer à découvert afin que l’on sache sur quoi elle roule, je dirai, me hâtant d’entrer en matière, que j’appelle langue vulgaire celle à quoi les petits enfants sont coutumés par ceux qui les entourent, quand premier ils commencent à former divers sons; ou pour le dire plus brièvement, j’entends par langue vulgaire celle que nous parlons sans aucune règle, imitant notre nourrice. Venant de ce parler en second lieu, nous avons aussi une autre langue, que les Romains ont appelée grammaire. Cette langue secondaire, les Grecs de fait la possèdent, et d’autres encore, mais non tous; ainsi [sic] peu de gens parviennent à son usage habituel, car on ne se peut régler ni doctriner en icelle sans longueur de temps et acharnement d’étude.
De ces deux langues, la vulgaire est la plus noble : aussi bien parce qu’elle fut la première dont usât le genre humain, et parce que le monde entier jouit de semblable fruit, bien qu’elle soit partagée entre maintes façons de choisir les mots et de les prononcer; et encore parce que qu’elle nous est naturelle, alors que l’autre est faite plutôt par art. Et c’est de celle-ci, la plus noble, que j’entends traiter tout au long.
Dante, 1965, pp. 552-553
Toute opportunité de deviser sur quelque élément de notre intrication à la langue comme « forme de vie » confortée aussi bien par la prégnance de ses usages que par leur volatilité, se résout dans notre commun partage de l’oralité. Il ne s’agit évidemment pas de célébrer l’oralité, la diversité très faste de ses formes indigènes, à l’encontre ou au détriment de la linéarité analytique du discours, qui est une excroissance tardive des techniques de l’écriture et qui devait tôt ou tard caresser l’utopie d’une langue-modèle, d’une grammaire universelle ou de la gouvernance assumée par un métalangage. J’ai à maintes reprises suggéré que la traduction, outre les fonctions qui lui sont reconnues d’emblée, était une instance révélatrice de multiples facettes qui caractérisent notre rapport au langage. Si l’oralité constitue son épreuve décisive, c’est que précisément elle induit dans le circuit de la communication un facteur de résistance qui se traduit dans l’amplitude du hiatus entre l’existence assez probante d’universaux de forme, qui sont passablement diffus et très amènes en matière de procédure, et celle, plus problématique, d’universaux de substance, qui se laissent plus difficilement isoler et sur lesquels on ne peut guère capitaliser, enrayant à toute fin pratique toute tentative pour élaborer une procédure rationnelle de traduction de portée universelle. C’est ce dont a dû se convaincre Noam Chomsky lui-même, qui n’est pas le dernier venu en matière de langage (v. Chomsky, 1971)[10].
L’oralité est la substance même de la langue. Il n’est pas dit pour autant que l’oralité s’oppose à l’écrit. Bien au contraire, elle forme sa qualité intrinsèque. C’est elle qui assure sa « portance » et qui irrigue ses veines, lui conférant ce souffle qui consacre l’unicité de sa forme, l’amplitude de sa tessiture et la force de son rythme. Sinon, l’écriture demeurerait « lettre morte ». C’est ce que démontre à l’envi ne serait-ce que la plus brève incursion dans l’extraterritorialité de la « grande prose », laboratoire de métissage saturé d’extractions idio- et sociolectales, où les formes transfuges fusionnent et liquéfient les frontières, les rendant perméables à des greffes inopinées : la « pure langue » n’est autre que la splendeur métisse et la saveur diffuse des rythmes qui pulvérisent les codes et les attentes nourries par le cloisonnement des poétiques.
C’est pourquoi, dans un passage plus haut cité, la quête de solution, Auflösung, qui définit l’Aufgabe du traducteur comme oeuvre de rédemption, Erlösung, se résolvait dans une Umdichtung, que j’ai traduite par « réécriture », mais qu’on pourrait aussi entendre comme dans le sens d’une « repoétisation ». C’est ce à quoi en appelle l’oralité, tantôt inscrite en creux, tantôt diluvienne, comme lancée à l’assaut de la rectitude corsetée des koinai, sévissant dans la prolifération rhizomatique des veines de la « grande prose ». C’est ce à quoi Berman et son épouse Isabelle ont dû se résoudre en palpant les ramures de la prose noueuse de l’argentin Roberto Arlt, qui est émaillée d’échos diffractés du lunfardo, l’argot des bas-fonds de Buenos Aires. La même gageure échut à l’équipe du GRETI dans sa tentative de recalibrer une langue de traduction en français qui puisse faire écho à la polyphonie faulknérienne, où les strates intra- et extradiégétiques sont sciemment enchâssées de façon à favoriser la commutation des registres narratifs : l’oralité y devient alors le ciment d’un microcosme doté de sa propre aura, qui nous confronte à ce qui existe en soi, sans autre forme de procès, rien moins que « monumental »[11]. Bifurquant vers le vieux continent, on parvient difficilement à s’imaginer à quelles tractations ont dû se livrer les traductrices françaises Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize pour percer au coeur de cette « frozen music » dansant sur un tapis de braises ardentes. Je parle ici de la prose absolument décapante d’Elfriede Jelinek, romancière inestimable, qui déjà dans sa langue natale, langue clinique, aseptisée, qu’ont aussi triturée Ingeborg Bachmann et Thomas Bernhard, a su plonger dans l’hébétude ses compatriotes complices d’un sourd mutisme, d’une amnésie crasse sur leur passé récent. Je ne nommerai pas James Joyce, ni l’étanchéité prolixe de son Ulysses, ni l’inénarrable Finnegans Wake qui n’est autre qu’une partition musicale hantée par le spectre de la Scienza nuova de Giambattista Vico[12] et truffée d’éléments glanés dans le florilège du symbolisme alchimique. Comment la traduction pourrait-elle, à ce titre, n’être que recherche d’équivalents ou pondération de solutions de rechange? Si j’étais la Muse Traduction, soudainement arrachée à sa condition de chrysalide, qui la rendait servile, comme une estafette ancillaire, je dirais, à l’instar du scribe Bartleby : I would prefer not to.
Dans le finale de son séminaire, écartant à nouveau, c’est son droit, la tangente messianique qui innerve la vision sous-jacente à la spéculation de Benjamin, Berman propose une triangulation co-impliquant oralité, dialecte et tradition. La traduction y a partie liée, parce que cette « trinité » forme son épine dorsale. La traduction est mandatée précisément comme plan d’effraction de l’oralité, puisant à la matrice dialectale qui forme le creuset, le milieu d’incubation des formes verbales dont la constante régénération, à travers la traduction notamment, constitue la tradition comme expérience réfléchie, et en cela, précisément, comme l’écrit Berman, « la traduction peut agir comme agent dialectisant, par où la langue revient à ses origines orales » (AT, p. 180).
Or l’oral et le dialectal, c’est l’intraduisible qui appelle la traduction. La tradition n’est pas le ressassement d’un statu quo ante, d’un passé révolu qui, à ce titre, ferait autorité. Plutôt un indice de futurition. C’est pourquoi je considère quelque peu malencontreuse la formulation de Berman : « par où la langue revient à ses origines orales ». Ça n’existe pas : on ne revient jamais à rien. L’origine est un « futurible » et non un terminus a quo : par exemple, on active des éléments d’oralité qui n’ont jamais été vécus (« performés ») comme tels, dont le potentiel était dormant ou non encore aperçu. Autre exemple : dans les lignes que je suis en train d’écrire ici, même si elles affichent une forte composante théorique (abstraite), il y a une part indéniable d’oralité. Je ne puis en être directement conscient, étant immergé dans mon style, qui s’exerce le plus souvent de façon irrépressible. Seul tel ou tel autre lecteur parmi vous saura, après-coup, soupeser la teneur de cette oralité et le degré de félicité qui est assorti au coefficient de sa force rhétorique. Il en va de même pour la notion d’origine, qui ne peut qu’être « lue », non vécue. L’origine n’existe pas comme telle, elle ne peut qu’être reconnue. Tout comme l’instant, qui n’a nulle extension dans l’espace et dans le temps, ou la vie, qui est toujours contemporaine de sa manifestation. Ce sont des notions-limites, qui n’ont pas de référent réel, mais nous permettent d’approcher cet événement constant, proprement insaisissable, qui consiste à être. L’origine est une construction et elle se décline, se conjugue à l’indicatif futur. C’est une structure ouverte : opera aperta.
C’est là que ma pensée diverge de celle de Berman, notamment à l’article de sa compréhension de l’index messianique chez Benjamin. Berman écrit : « Le concept de pure langue de Benjamin ne gagne pas à être saisi seulement dans sa détermination messianique, parce que nous ne pouvons rien en faire (à moins d’habiter la même problématique que Benjamin, ce qui ne peut être) » (AT, p. 181). Va pour l’adverbe « seulement », puisqu’il n’est évidemment pas question d’envisager un angle de lecture exclusif, ce qui serait une erreur topique pour qui entend se négocier un accès viable à ce genre de texte. Mais c’est une étrange formule : c’est comme si la constellation messianique des symboles mis à contribution par Benjamin était de nature autobiographique. Quant à l’idée d’habiter une problématique, c’est une erreur de catégorie, la configuration messianique à laquelle nous réfère Benjamin ne constitue pas une problématique, mais une structure ontologique, qu’il inscrit de plain-pied dans l’ordre de la nature. Nous entrons à nouveau dans une zone critique. Pour clore cet exercice, je vais liquider la question.
Soyons clairs : ni Benjamin, ni moi-même du reste, ne croyons qu’un quelconque royaume messianique soit à nos portes, for whatever it may be. Surtout après Auschwitz. La notion de « messianisme » qui est mobilisée par Benjamin concerne essentiellement la libération d’un potentiel, par exemple celui de l’oralité que Berman célèbre avec raison, en l’occurrence une force originelle tenue sous le boisseau et inscrite en germe dans les oeuvres qui déploient, en ampleur et en intensité, la dynamique non-linéaire du rythme et de la prosodie enfouis dans les constructions finies des langues. À la traduction est dévolue une part importante dans la libération de cette charge révolutionnaire. Ceci dit, nous reportant à la IIe Thèse sur le concept d’histoire que j’ai préalablement évoquée, rappelons-nous que Benjamin parle essentiellement d’une « faible force messianique » (l’italique est de B.), de sorte que la libération de ce potentiel ne touche qu’un élément ténu, fugitif, tangentiel de la réalité. Ce principe vaut aussi, au tout premier chef, pour la traduction. Cette dernière ne peut réactiver les harmoniques secrètes qui lient les langues sous le frayage intempestif de la reine Sprache qu’à la faveur d’un contact infinitésimal, qu’en activant leurs « affinités électives » disséminées dans les arêtes brisées du symbole fracturé qui hante leurs multiples cas de figure et qui impose initialement une dissymétrie que le geste traducteur doit épouser pour approcher l’intégrale des différentielles jalonnant le devenir des langues. L’image mathématique que j’introduis ici n’est pas fortuite. En amorçant le finale de son prologue, Benjamin hausse les enchères et nous livre en quelque sorte l’essence même de sa vision, le nerf sensible de sa perception du phénomène dans son entier, sous une forme hyperbolique qui, derechef, emprunte son imagerie au symbolisme kabbalistique, notamment sa « tangente » néo-pythagoricienne :
Wie die Tangente den Kreis flüchtig und nur in einem Punkte berührt und wie ihr wohl diese Berührung, nicht aber der Punkt, das Gesetz vorschreibt, nach dem sie weiter ins Unendliche ihre gerade Bahn zieht, so berührt die Übersetzung flüchtig und nur in dem unendlich kleinen Punkte des Sinnes das Original, um nach dem Gesetze der Treue in der Freiheit der Sprachbewegung ihre eigenste Bahn zu verfolgen.
Benjamin, 1997, p. 26; GS IV/1, pp. 19-20
Tout comme la tangente ne touche le cercle que de façon fugitive et en un seul point, et que c’est juste ce contact, non le point, qui lui assigne sa loi selon laquelle elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, de même la traduction touche-t-elle le sens de l’original de façon fugitive, et seulement en un point infiniment petit, pour de là suivre son propre cours selon la loi de fidélité dans la liberté du mouvement langagier.
Il s’agit, en effet, d’une image d’extraction kabbalistique. J’expose brièvement quelques données élémentaires de cette vaste spéculation. Suivant le mythe cosmogonique élaboré par Isaac Luria, lors du processus d’émanation de la lumière incréée irradiant de l’Ein-Sof, l’Infini, suite à sa contraction (zimzum) en un point extra-dimensionnel, ce déploiement a emprunté deux modes d’irradiation, le cercle et la ligne (iggul ve-yosher). Le versant cosmologique, qui décrit le processus d’irradiation de l’espace primordial (reshimu), qui est l’équivalent de la chōra platonicienne, le réceptacle cosmique, et l’organisation des puissances de Din (Jugement ou Rigueur), se déploie sous forme de cercles concentriques, conformément à l’espace sphérique dégagé par le zimzum. Un second aspect, la structure « linéaire » (yosher) est la structure proprement « voulue », car elle procède directement de l’Ein-Sof, elle transcende les lois de la nature et est délibérément dirigée vers la forme humaine (Adam Kadmon : l’homme primordial). Le souffle ou l’esprit, le ruah, procède de cette seconde orientation dans la dramaturgie cosmogonique, alors que l’âme cosmique, la nefesh, obéit à la gouvernance des lois immanentes de la physique, qui favorise un déploiement circulaire, concentrique et sphérique[13].
Il semblerait qu’il faille laisser tomber ce qui « tombe sous le sens ». Benjamin condense en une seule phrase, qu’il a inoculée d’une forte dose d’ironie, les lignes de force qui à la fois convergent et divergent au coeur de l’acte de traduction et qui tiennent en suspens liberté et fidélité, empreinte du sens et mouvement langagier. Ironie majeure il y a, certes, à vouloir que le sens de l’original, dont Benjamin nous disait qu’il leste ses configurations (Gebilden) d’un sens « lourd et étranger » (schweren und fremden), ne soit honoré que d’une touche furtive, punctiforme, alors que la fidélité (der Treue), qui fait loi, ne le peut faire qu’en étant avalisée par la liberté du mouvement langagier (in der Freiheit der Sprachbewegung) qui poursuit sa marche à l’infini. Guère étonnant, à ce titre, que cette forte dose d’ironie puisse être accueillie par d’aucuns avec une forte dose de scepticisme, car elle présente une image contre-intuitive de la relation de la lettre au sens, du moins celle qui prévaut pour le « sens commun ». On a véritablement l’impression de deux trajectoires parallèles avec, d’une part, la ponction d’un sens massif, « lourd et étranger », force de gravité adventice qui pèse sur la forme qui idéalement est censée le véhiculer, et, de l’autre, cet impératif catégorique qui en appelle à une liberté assumée au seul profit d’une croissance illimitée des langues où court en filigrane la trace d’une « pure langue » qui n’admet qu’un contact furtif avec le sens, à la façon d’un vent qui caresse les cordes tendues d’une harpe éolienne.
Mais il y a un arrière-plan à tout cela, que je vais brièvement mettre en évidence pour conclure. Ce paradoxe apparent que Benjamin entretient dans sa caractérisation du rapport de la lettre au sens recoupe celui qui régit sa conception du rapport entre la sphère profane et la sphère sacrée. Cette considération déborde donc largement ce qui serait de l’ordre d’une conjoncture, ou d’une problématique contingente, ce qui est un peu l’alibi que Berman nous a servi pour disqualifier la tangente messianique. Qui plus est, le rapport du profane au sacré, loin d’être antagonique, se présente plutôt ici comme une gémellité vectorielle, simultanément d’extrême distance comme d’intime proximité – d’où le paradoxe : ces deux lignes d’univers, le profane et le sacré, qui jamais ne se toucheront et n’entreront en intersection tendent néanmoins imperceptiblement l’une vers l’autre. Cette configuration, qui joue à plein aussi, je le crois, dans le rapport entre texte profane et texte sacré, peut nous tendre une clef qui nous permette de mieux saisir l’enjeu et la portée de cette pure structure d’anticipation, cette Vor-struktur qui est implicite à l’idée d’une « faible force messianique » évoquée par Benjamin dans sa IIe Thèse sur le concept d’histoire et dont la traduction serait entre autres partie prenante.
Dans un texte bref, très condensé, qui a été recueilli dans son Nachlass et titré « Fragment théologico-politique » (Benjamin, 2000a), texte qui, suivant les indications fournies par Scholem, daterait de la même période (1920-1921) que la rédaction du prologue sur la traduction, Benjamin reprend à son compte les idées énoncées par Ernst Bloch dans son superbe Geist der Utopie (v. 1977). Benjamin note d’abord que l’ordre du profane doit s’édifier sur l’idée de bonheur et que « la relation de cet ordre avec l’élément messianique est l’un des enseignements essentiels de la philosophie de l’histoire » (Oeuvres I, p. 264). Il condense ensuite sa vision à l’aide d’une image qui emprunte à nouveau sa teneur à la dynamique des forces, à un schématisme vectoriel : « Si l’on représente par une flèche le but vers lequel s’exerce la dunamis du profane, par une autre flèche la direction de l’intensité messianique, assurément la quête du bonheur de la libre humanité tend à s’écarter de cette orientation messianique; mais de même qu’une force peut, par sa trajectoire, favoriser l’action d’une autre force sur une trajectoire opposée, ainsi l’ordre du profane peut favoriser l’avènement du royaume messianique » (Oeuvres I, p. 264). Le profane, acquis à l’idée de bonheur, à une félicité de caractère purement transitoire, s’écarte volontiers du paroxysme visionnaire de l’intensité messianique, mais il s’en approche aussi imperceptiblement. Je dirais : comme le texte profane habite le vestibule du texte sacré. L’ordre du profane est voué à l’anéantissement, dans sa forme éternellement évanescente. Mais il anticipe, pure prolepsis, l’intensité messianique, comme la traduction, je dirais, pour garder le contact avec notre problématique, tend résolument mais imperceptiblement vers l’affinité irrésolue des langues dispersées à la grandeur de l’oekoumène. Les deux ordres, profane et sacré, poursuivent des trajectoires parallèles, mais le profane, tout en épousant inexorablement l’arc de sa courbe scellée dans l’éternité d’un déclin – tout ce qui naît meurt –, nourrit une aspiration intangible, purement fugitive, qui est enracinée dans son évanescence même, comme un soupir de la nature qui le déporte au seuil du royaume messianique, sans jamais y toucher : « Au mouvement spirituel de la restitutio in integrum qui conduit à l’immortalité, correspond une restitutio séculière qui conduit à l’éternité d’un anéantissement, et le rythme de cette réalité séculière éternellement évanescente, évanescente dans sa totalité, évanescente dans sa totalité spatiale, mais aussi temporelle, le rythme de cette nature messianique est le bonheur. Car messianique est la nature de par son éternelle et totale évanescence » (Oeuvres I, pp. 264-265).
Benjamin va soutenir ce genre de paradoxe tout au long de son oeuvre. Pour jeter un autre éclairage et accroître encore de quelques degrés notre compréhension de l’arrière-plan qui sous-tend les thèses contradictoires dont est truffé le prologue sur la traduction, j’aimerais nous reporter à la Préface du Trauerspielbuch, que Benjamin publia en 1928, après que l’Université de Francfort a refusé de l’accepter comme thèse d’habilitation, soit sa « Préface épistémo-critique » (Erkenntniskritische Vorrede), sans conteste l’une des pièces philosophiques les plus complexes et les plus puissantes qu’il m’ait été donné de lire. Benjamin y va en effet d’une mise au point qui vient corroborer la vision qui se dégage du « Fragment théologico-politique ». En l’occurrence, il fait valoir un concept d’origine qui procède de la même logique, où devenir et déclin, restitution et ouverture sur l’avenir cessent d’être perçus contradictoirement, obéissant alors à une rythmique bivalente nourrie par une dynamique des extrêmes :
L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert.
Benjamin, 1985, pp. 43-44
Ainsi donc, lorsque Benjamin nous parle de l’intensité concentrée dans cette « faible force messianique » qui vise l’affinité entre les harmoniques sécrétées par les langues, nous avons essentiellement affaire à une structure ouverte, qui est pure anticipation. En épigramme à sa XIVe Thèse sur le concept d’histoire, Benjamin cite ce mot de Karl Kraus : « L’origine est le but – Ursprung ist das Ziel » (Oeuvres III, p. 439). Il ne s’agit évidemment pas de postuler qu’un présumé terminus a quo, un point d’origine qu’on ne peut que supputer, serait enveloppé, comme chez Hegel, dans un terminus ad quem censé déployer toutes ses virtualités : comme la fin est à tout jamais ouverte, l’origine se verrait aussitôt repoussée dans les limbes d’une spéculation qui ne pourra jamais finir d’en découdre avec ses prémisses. L’origine n’est pas simplement la genèse des choses et, par voie converse, la possibilité d’en établir la généalogie, comme si nous pouvions tout récapituler. C’est le ressort de la vie, ce tourbillon incessant qui plonge ses racines dans le « fleuve du devenir ». L’Ursprung est un « bond » vers le futur.
La traduction est toujours à venir, son mandat « pendant », comme en suspens dans l’interrègne entre la gestation de l’oeuvre et l’ouverture d’horizons susceptibles de la déporter hors des frontières où s’est inventée son oralité. L’oralité est maître de céans, car ce que Benjamin appelle de ses voeux, cette « idée de la prose » qui préfigure le royaume messianique, bref « le monde de l’actualité totale et intégrale », est l’origine du sens qui ne peut la contenir, l’endiguer, la fixer, la thésauriser sans plus, pour éventuellement la refouler in the attic. Le sens « lourd et étranger », que Benjamin veut écarter du viatique du traducteur, c’est aussi l’arbitraire du signe, par quoi, à une époque donnée, une communauté de locuteurs convient d’une signification qui sera éventuellement balayée par l’éternelle évanescence qui est la loi du devenir, où le bonheur éphémère ne touche à l’intensité messianique qu’en un point de contact infinitésimal, une vibration à peine. Cette intensité messianique est « symbolisée » au sens propre chez Benjamin par la quête d’une affinité secrète entre les langues. Or cette tentative, cette percée en direction de l’affinité (Verwandtschaft) secrète que les langues nourrissent dans leur disparité originaire, est essentiellement de nature proléptique. La traduction est pure prolepsis, pure virtualité, c’est-à-dire, comme l’écrit Jacques Derrida dans « Les tours de Babel », qu’elle « rend présente sur un mode seulement anticipateur, annonciateur, quasiment prophétique, une affinité qui n’est jamais présente dans cette présentation » (1987, p. 220). L’épiphanie d’une pareille affinité ne sera jamais intégrale : nulle parousie, nul dévoilement ne viendra clore cette fécondation mutuelle entre original et traduction, ce qui revient à creuser un passif dont on ne saurait s’acquitter définitivement. C’est pourquoi une oeuvre digne de ce nom ne peut qu’être retraduite.
Nul doute que l’optique traductionnelle mise de l’avant par Benjamin peut sembler démesurée et nous plonger dans une perplexité difficile à dénouer : cette éthique rédemptrice qui commande l’acte de traduction et l’oblige à faire son deuil d’un régime d’équivalence caressant l’idéal toujours déçu d’une translation univoque entre langue-source et langue-cible, celle-ci étant chevillée par la contrainte de la préservation du sens (Enthaltung des Sinnes), n’a pour tout point d’incidence ou pierre de touche qu’un contact fugitif (flüchtig), la tangence infinitésimale où le sens et la forme communiquent et s’absolvent du même coup de toute détermination extérieure à cette intime et éphémère cohésion. Mais c’est là le sens originel du terme grec symbolon, que Benjamin évoque en recourant au motif kabbalistique du « vase brisé » (shevirat ha-kelim), où le détail le plus infime dans le bris qui fait l’unicité du débris épouse son complément qui lui-même doit s’ajointer à un autre fragment, et celui-ci à tel autre encore, pour ainsi figurer de proche en proche une unité d’ensemble qui ne doit son existence qu’à ce rapport intensif, cette logique discrète qui permet l’ajointement du dissemblable, à l’instar de l’errance qui commande l’approche de ce royaume « à la fois promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront ». L’interdit du royaume tient à cet intouchable qui sollicite la traduction, l’assigne à sa maîtrise d’oeuvre et lui signifie la distance même qui lui permettra d’accoucher d’une version qui, par un contraste décisif avec la matière de l’original, ne se laissera pas elle-même traduire[14].
Ce « noyau de pure langue » (jener Kern der reinen Sprache) qui affleure dans les noeuds que dénoue et renoue l’ingenium traducteur à l’interface de la trame polyphonique où se tisse le devenir des langues, n’a rien d’angélique, n’est pas davantage un vestige de quelque langue adamique disséminée à tous vents, mais désigne l’unicité de chacune de ses épiphanies dans le corps du signifiant qui à chaque fois marque l’événement de la signifiance. Notre rapport au langage, notre incarnation dans une langue à chaque fois unique, qui est aussi la marque de notre finitude, est fulguration du symbolisant comme symbolisé unique. La traduction est sollicitée précisément pour faire advenir le symbolisant comme le symbolisé : la prestation d’un sens ou la communication d’un contenu sont adventices, puisqu’ils n’existent pas en dehors de l’événement même de la signifiance qui se situe hors du communicable car elle est la communicabilité même.
Je peux fournir la clef de cette assertion qui, tel un leit-motiv, court en filigrane de mon commentaire et que j’ai présentée dans l’une de mes thèses. Cette idée me vient en fait de l’essai que Benjamin a rédigé en 1916 sous forme de lettre adressée à son ami Gershom Scholem, intitulé par la suite « Über Sprache überhaupt und über die Sprache des Menschen ». Cet essai précoce, que j’ai déjà évoqué et cité plus en amont, est néanmoins d’une étonnante maturité et pose les jalons d’un pan entier, certes plus ésotérique, de la pensée de Benjamin, laquelle sera appelée à évoluer à un rythme vertigineux avec l’apprentissage de plus en plus intense, au fil d’une prospection polycentrique, du capital d’illumination révolutionnaire que recèle la sédimentation hétéroclite des artéfacts de la « culture matérielle », ce qu’il désigne comme l’« illumination profane ». Ma relecture de cet essai m’a permis de réévaluer et de retracer à sa source ce que Berman annonçait dès l’ouverture de son commentaire, formant la matière du Cahier 1, où il suggérait que le hiatus pressenti à la lecture du prologue de Benjamin, bref que « le renoncement à un quelconque discours méthodologique indique en creux que “La tâche du traducteur” va questionner la théorie platonicienne de la traduction. Et en vérité, elle va le faire au nom d’un hyper-platonisme » (AT, p. 39). Berman n’aborde pas cette question par la suite et il est plus que plausible à mon sens que la séance supplémentaire qui devait clore le séminaire et qui n’a pas été tenue en aurait touché mot.
Or justement le texte où cet hyper-platonisme est le plus clairement énoncé est l’essai de 1916 où Benjamin pose l’essence spirituelle, la pure idéalité de l’essence, comme étant identique à l’essence linguistique, non pas comme communication d’un contenu, mais comme pure « communicabilité ». Autrement dit, c’est le médium lui-même qui se communique et non les contenus qu’il serait d’aventure appelé à communiquer. C’est ce que je désigne comme de l’hyper-platonisme nominaliste. Dans un premier temps, Benjamin pose cette prémisse : « Si l’essence spirituelle est identique à l’essence linguistique, alors, de par son essence spirituelle, la chose est médium de la communication, et ce qui en elle se communique est justement – en fonction de ce statut qui est le sien – ce médium (langage) lui-même. Dès lors, le langage est l’essence spirituelle des choses » (Benjamin, 2000b, pp. 149-150). Il en tire cette première conséquence, qui jumelle en quelque sorte la forme intelligible platonicienne à la conception adamique de la dénomination, une espèce de « cratylisme »[15] exacerbé selon lequel les noms émanent des choses elles-mêmes : « Ainsi, dès l’abord, l’essence spirituelle est posée comme communicable, ou plutôt elle est posée justement dans la communicabilité, et la thèse selon laquelle l’essence linguistique des choses est identique à leur essence spirituelle, pour autant que cette dernière est communicable, n’est plus, dans son “pour autant”, qu’une tautologie » (Oeuvres I, p. 150). Il y a tautologie dans le sens où la « communicabilité » n’est autre que l’essence spirituelle des choses. Ce qu’il m’importe de démontrer ici c’est que la reine Sprache, la notion énigmatique d’une « pure langue » qui est au centre de l’essai de 1921 sur la traduction, n’est autre que cette « communicabilité ». Le concept de Mitteilbarkeit, de « communicabilité », est le pivot autour duquel s’organise l’argument transcendantal développé tout au long de l’essai de 1916, à l’instar du concept d’Übersetzbarkeit qui gouverne les spéculations du prologue sur la traduction. Son énoncé central, qui est souligné par Benjamin lui-même, se lit comme suit : « Il n’existe rien de tel qu’un contenu du langage; en tant que communication, la langue communique une essence spirituelle, c’est-à-dire purement et simplement une communicabilité » (ibid., trad. légèrement modifiée par moi-même).
Dans la Préface de sa dissertation sur le Trauerspiel, qui nous situe en 1928, Benjamin va renchérir sur cette assertion préliminaire dont découle la chaîne réflexive formée par la série de –barkeiten jalonnant l’élaboration de sa théorie critique. Ces diverses déclinaisons, qui évoluent sous le signe de la virtualité conjuguant la postérité de l’oeuvre à la postériorité des métamorphoses centripètes et centrifuges au gré desquelles sa ligne d’univers croise le devenir des langues, leur croissance exponentielle, en ampleur et en intensité, convergent, foyer d’une « perception originelle » qui affleure dans la pure « communicabilité » du nom. Benjamin met d’abord l’accent sur la gémellité extratemporelle qui lie l’ascèse théorétique préconisée par l’épistémè platonicienne, en l’occurrence l’anamnèse qui baille accès à la perception des formes intelligibles en activant la theōria ou la vis contemplativa et, par ailleurs, l’espèce de thaumaturgie onomastique à laquelle était assigné le prototype adamique, attribut insigne de sa dignité de créature conçue « à l’image » du Tout-Puissant. Mais il s’empresse aussitôt de stipuler qu’il faut se garder de considérer l’ascendant d’une « langue originelle », archétypale, d’autant plus que chez lui l’origine, tout comme la dotation de la faculté de langage, se décline sur le mode de la pluralité, du devenir et de l’ouverture. Le problème ici, l’obstacle qu’il faut lever, bien que Benjamin ne le formule pas comme tel car son propos conserve un tour un peu ésotérique, mais je le perçois clairement, c’est la réification du nom, de la pure énergie de la dénomination générant une perception immédiate de l’essence spirituelle vers laquelle justement la traduction fait brèche en s’arrachant au champ gravitationnel d’une conception véhiculaire du langage, instrumentalisé à des seules fins communicationnelles. Il s’agit en gros de réactiver une perception originelle affranchie de toute intentionnalité comme de tout tribut versé à la prérogative de la communication : « La dénomination adamique est si loin d’être un jeu ou un arbitraire que c’est elle, précisément, qui définit comme tel l’état paradisiaque, où il n’était pas besoin de se battre avec la valeur de communication des mots. De même qu’elles se donnent sans intention dans la dénomination, les idées doivent aussi se renouveler dans la contemplation philosophique. Dans ce renouvellement, c’est la perception originelle des mots qui se rétablit » (Benjamin, 1985, p. 34).
Si l’on suit bien ce fil, en prenant en vue tout ce qu’on sait de la direction dans laquelle il s’est engagé dans « La tâche du traducteur », il nous est permis d’en déduire que pour Benjamin la traduction a partie liée avec cette « restauration » de la perception originelle immanente à la force d’évocation du nom qui communique une « pure essence spirituelle ». Pour peu on en conclurait à une forme d’angélisme baroque. Mais, nous rappelant le mythe kabbalistique du « vase brisé », l’oeuvre de « restauration » impartie à l’homme, la tikkun ou « réparation », consiste à parcourir les bris et débris d’une configuration potentielle dont l’unité est à jamais dispersée, comme la pluralité des langues qui ornent le microcosme humain. Notre saisie de cet hyper-platonisme nominaliste dont Benjamin fait clairement profession doit être amendée d’une nuance cruciale : cette « pure essence » n’est pas quelque chose de statique, reposant dans quelque « ciel des idées » ou arrière-monde idyllique, elle n’existe pour Benjamin qu’à l’état de vestige latent, comme une « racine errante » dont le germe ne demande qu’à éclore, mais sur un mode proléptique, pure anticipation qui affleure dans l’interrègne où s’active la traduction. C’est là, du reste, sa connexion avec le règne de l’allégorie, catégorie centrale de sa dissertation sur le Trauerspiel, qui imprègne les amalgames hybrides d’images et de formes crépusculaires, lugubres, hantant la dramaturgie baroque. Rappelons-nous à cet égard le développement de ce même ouvrage que j’ai cité juste un peu plus haut, où Benjamin stipule que l’origine ne désigne pas « le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin », de sorte qu’elle ne peut qu’être « reconnue » et non assertée, à la fois « comme une restauration, une restitution » et « comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert » (ibid., p. 44). Un symbole brisé. Benjamin le dit bien : la reine Sprache est un élément nomade, évanescent, fugitif (flüchtig) qui court en filigrane dans le « devenir des langues » (im Werden der Sprachen) et qui est le levier de leur « croissance » (Wachstum). Qu’est d’autre l’oralité au sens où nous le donne à entendre Antoine Berman, sinon cette pure « communicabilité », ce tenseur vectoriel et virtuel de la Mitteilbarkeit concentrée dans ce point de tangence furtive, infinitésimale, où la sollicitude du traduire tente de quérir et d’éveiller en son germe l’Übersetzbarkeit inhérente à l’oeuvre et qui de proche en proche configure « ce noyau de la pure langue – jeder Kern der reinen Sprache selbst »?
Si j’ai insisté sur ces propriétés virtuelles que sont les –barkeiten (entre autres communicabilité, traduisibilité, citabilité, criticabilité), qui dénotent diverses modalités susceptibles d’affecter la postérité d’une oeuvre, c’est que j’estime sincèrement que l’objet réel de l’essai sur la traduction est le destin des oeuvres en rapport avec le devenir des langues, où se noue le partage de l’esprit et de la lettre et qui détermine comme tel l’essence même de notre condition, laquelle est trempée d’une literacy qui est intimement liée à la manifestation de la vie comme histoire. Je vais conclure là-dessus, car c’est un élément crucial pour qui veut « entendre » le prologue de Benjamin. Reportons-nous à un énoncé liminaire de cet essai où Benjamin affirme avec force que dans la traduction il y va de la « survie » (Überleben) de l’oeuvre, laquelle se voit projetée dans une dimension tissée de virtualité où s’accuse en différé le futur d’une vie qui lui est octroyée de surcroît, une Fortleben. Benjamin prend soin de préciser avec une farouche insistance que pareille conception n’est intelligible qu’en assumant en son principe que la vie n’est autre que « tout ce dont il y a histoire » (wovon es Geschichte gibt). Ensuite, il répudie avec vigueur toute conception organiciste de la vie qui s’en remettrait sans plus à l’ingénierie de la nature, se révélant encore plus allergique à sa réduction au régime de la sensation ou à une conception animiste qui « place son règne sous le sceptre chétif de l’âme » ([die] unter dem schwachen Szepter der Seele dessen Herrschaft [auszudehnt]). Sa position est radicale, car c’est à ce point précis qu’il nous livre la clef de voûte de son prologue, bref l’ontologie sous-jacente à son argumentaire pour le moins enchevêtré, qui n’est pas sans rappeler le procédé de la mise en abyme. Suit alors ce passage auquel Berman ne s’est pas arrêté, où Benjamin affirme sans ambages : « Bien plus, c’est uniquement à partir du moment où la vie est reconnue comme l’apanage de tout ce dont il y a histoire et qui ne se résume pas à en être le théâtre que son concept est investi dans son droit. Car c’est à partir de l’histoire, non point de la nature, et, à plus forte raison, pas de notions aussi fluctuantes que l’âme et la sensation, que la sphère de la vie reçoit finalement sa pleine et entière détermination – Vielmehr nur wenn allem demjenigen, wovon es Geschichte gibt und was nicht allein ihr Schauplatz ist, Leben zuerkannt wird, kommt dessen Begriff zu seinem Recht. Denn von der Geschichte, nicht von der Natur aus, geschweige von so schwankender wie Empfindung und Seele, ist zuletzt der Umkreis des Lebens zu bestimmen » (Benjamin, 1997, p. 16; GS IV/1, p. 11).
Benjamin est sans doute l’un des penseurs du XXe siècle qui, sous les augures d’une catastrophe anticipée, a vécu avec le plus d’intensité le clivage entre l’esprit et la lettre, cette fêlure abyssale dont la faille a couru tel un fil rouge au gré des époques où s’est esquissé, décomposé et recomposé le profil de l’intellectualité occidentale. Je parle ici de l’amplitude absolue, irréconciliable mais qui n’eut de cesse d’être renégociée, entre cette aspiration, quasi congénitale à l’esprit dans sa prime ingénuité, au royaume de l’idéalité et des formes intelligibles, et, par ailleurs, le ressac irrépressible des pulsions, leur vague océanique qui jamais ne manqua de nous rappeler à notre enracinement dans la condition corporelle, à une finitude sans concession, qui nous saisit dans l’épaisseur vibratoire de la chair pétrie d’un souffle qui n’eut pour toute mémoire que le flux rhapsodique des signes dont la guirlande interminable forme la constellation naufragée de notre literacy, sa thésaurisation à fonds perdu, un palimpseste en lambeaux dans les ellipses et les sutures duquel transpirent l’arôme funeste des bûchers, l’engeance des inquisitions, la flambée des hérésies sous un ciel désastré. Le prologue sur la traduction de Benjamin n’échappe pas à cette conjoncture multiséculaire, car s’il est une expérience symptomatique de notre condition et du clivage qui a poursuivi telle une ombre portée la toise à laquelle l’homme s’est mesuré et qui lui a conféré sa mesure, c’est celle du langage qui, dans sa déclinaison en une multiplicité insaturable de langues sécrétées au gré des métissages et des percolations de la denrée dialectale, ne laisse de confirmer, même dans sa prodigalité, que l’inconnue qui tient en son suspens l’équation insoluble à laquelle se résout le passage de l’homme en ce monde, n’est pas près d’être levée.
C’est pourquoi, en fin de compte, la reine Sprache, loin de se vouloir nostalgie d’une langue ancestrale idyllique, adamique ou autre, est plutôt le fantasme d’un futur à jamais « différé » – un futur antérieur modalisé au plus-que-parfait : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême ». Précieuse denrée que ce Mallarmé, plutôt cérébral. Personnellement, j’écrirais plus volontiers : les langues imparfaites, en cela que plusieurs, sont suprêmes. Bénédiction de Babel. Les grammairiens sont les fossoyeurs de Babel. Nous, les poètes, allons sous le voile de la nuit criblée d’yeux, lueurs d’astres fossiles, fouir dans ce terreau parfois laissé à l’abandon par la mémoire des peuples, pour en extraire ne serait-ce que la pierre la plus vile, un caillou décompté que nous portons au creuset pour en mûrir la semence, la transmuter et en tirer une inflorescence polysémique dont les facettes se diffractent et se démultiplient à l’infini, portant à déhiscence une myriade de lignes d’univers, la matière vive du poème.
La pluralité des langues est une donnée irréductible, en fait, une donnée ontologique. Elles sont la marque de notre finitude. Nul n’en était mieux avisé que Benjamin. Son prologue est tout à fait singulier. Berman l’estime indépassable. Je me permets de hausser la mise. C’est un texte qui, dans sa texture même, est à toute fin pratique impraticable. Belle symétrie, tissée à même la dissymétrie des vocables. Point de césure. Le prologue de Benjamin est essentiel : comme je l’ai déjà signifié, il dessine la frontière intérieure de l’acte de traduction. Non moins essentiel est le commentaire de Berman. Je lui ai tissé un voile aux amples plis. C’est ma façon, perspective cavalière certes, de chérir sa mémoire. C’est la finitude originaire de notre condition qui se découvre sous ce voile aux amples plis. Peut-être l’empereur n’est-il plus nu sous son « royal manteau aux larges plis ». Peut-être n’y a-t-il plus d’empereur sous ce manteau, mais la voix souveraine des peuples, à tout jamais nue dans sa vibrante clameur. En tout cas, l’écoute d’Antoine Berman lui était acquise, car il était homme à prêter écoute, à s’y prodiguer corps et âme.
Parties annexes
Notes
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[2]
Cité désormais AT.
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[3]
Ceci est la troisième de trois parties de ce compte rendu. Pour la première partie, v. TTR, 23, 1, pp. 210-258. Pour la deuxième partie, v. TTR, 23, 2, pp. 227-290. L’auteur tient à remercier Madame Dorette Fasoletti, collègue et amie, germanisante chevronnée oeuvrant à l’Université de Lausanne, qui a généreusement veillé à la révision des lexies en allemand pour les trois livraisons de ce copieux compte rendu.
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[4]
Je dois aussi signaler un hiatus dans la facture éditoriale du texte imprimé. La dernière page (171) du Cahier 9 se termine sur une phrase tronquée : « C’est un style, comme il le disait lui- ». La copie imprimée que j’ai entre les mains continue tout normalement avec sa pagination. À moins d’un défaut d’impression sur la page blanche qui sépare les deux cahiers, il s’agirait d’un problème éditorial. Je ne sais trop. Si ce commentaire est réédité, car nous sommes ici en présence d’une oeuvre majeure de traductologie, les éditeurs verront sans doute à remédier à cet impair.
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[5]
GS IV/1 réfère tout au long du texte à « Die Aufgabe des Übersetzers », dans Gesammelte Schriften (Benjamin, 1972b).
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[6]
C’est précisément l’image qu’emploie Benjamin pour qualifier les traductions de Sophocle par Hölderlin : « L’harmonie entre les langues y est si profonde que le sens n’est touché par les vents du langage qu’à la manière d’une harpe éolienne – In ihnen ist die Harmonie der Sprachen so tief, daß der Sinn nur noch wie eine Äolsharfe vom Winde von der Sprache berührt wird » (Benjamin, 1997, p. 27; GS IV/1, p. 21).
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[7]
J’en profite pour mentionner qu’après mûre réflexion, certaines solutions de traduction fournies par Berman m’apparaissent désormais plus justes que celles qu’Alexis Nouss et moi avions adoptées en 1997. Une, et non des moindres, je l’ai d’ailleurs déjà mentionnée, est notre décision de traduire reine Sprache par « pur langage », alors que « pure langue » me semble une solution nettement plus appropriée. Alexis saurait vous dire qui de nous deux a insisté en ce sens, encore que nous portions tous deux la responsabilité de cette option. Évidemment, dans les citations de notre traduction où l’expression intervient ci-haut, j’ai vu à corriger le tir.
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[8]
J’ai déjà esquissé un pas dans cette direction dans mon article « La déshérence du clandestin : les rites de l’interprétation autour de l’essai sur la traduction de Walter Benjamin » (Lamy, 1997), notamment les pp. 125-149, où je prends appel sur la très belle étude d’Éliane Escoubas, « De la traduction comme “origine” des langues : Heidegger et Benjamin » (1989).
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[9]
Cette doctrine d’un abord un peu difficile est exposée en détail dans un traité du disciple immédiat d’Isaac Luria, à qui ce dernier avait confié le soin de traduire sa pensée, Hayyim Vital (1543-1620), le Sepher Ha-Gilgulim, ou Traité de la Révolution des Âmes. Cet ouvrage pénétra en Occident via l’extraordinaire encyclopédie kabbalistique compilée par Christian Knorr von Rosenroth (1636-1689), en l’occurrence à la fin du second tome de sa Kabbala denudata (Sulzbach, 1677-1684), où il le traduisit en latin sous le titre Tractatus secundus pneumaticus, De Revolutionibus animarum. Dans la réédition française la plus récente qu’en a donnée François Secret (Vital, 1987), on peut lire dans son introduction (pp. viii-ix) : « Les théories de Luria marquent un changement dans le développement de la kabbale par l’insertion, après l’Expulsion des Juifs d’Espagne, des thèmes de l’exil et de la libération. Ses trois articulations principales sont le Tsimtsum, concentration, contraction ou retrait, la Shevirat hakelim, brisure des vases, et le Tikkun, réparation ou effacement des fautes. La brisure des vases était illustrée par les rois d’Edom (Gen. XXXVI), symbole du Din, le jugement rigoureux, non adouci par la Compassion, qui permet l’harmonie ou balance. C’est le domaine des Kelipoth, coquilles. Le Gilgul est une partie du processus de la restauration ».
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Chomsky écrit : « L’existence d’universaux de forme profonds […] implique que toutes les langues soient bâties sur le même modèle, mais non pas qu’il y ait entre les langues particulières une correspondance point par point. Elle n’implique pas, par exemple, qu’il existe nécessairement pour les langues une procédure raisonnable de traduction » (1971, p. 46). Il précise sa pensée dans une note à ce passage : « La possibilité qu’une procédure raisonnable existe pour traduire deux langues arbitrairement choisies dépend de l’existence en nombre suffisant d’universaux de substance. En fait, bien que l’on ait de fortes raisons de penser que les langues sont dans une grande mesure construites sur le même modèle, il n’y a guère de raison de supposer que des procédures raisonnables de traduction soient possibles de façon générale » (ibid.).
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Monumental : ce qualificatif peut sans doute aussi être appliqué au prologue de Benjamin. En fait, le texte de Benjamin, qui en déconcerte plus d’un, ne peut être approché qu’à la faveur d’une série de « lectures tangentes » déployant des angles de vue où les questions demeurent ouvertes, béantes, et ne se résolvent donc pas dans une interprétation définitive. Il en va ainsi précisément parce qu’il est « monumental », dans le sens qui suit. Dans sa très belle contribution à l’ouvrage qui a résulté du projet Faulkner du GRETI, qu’elle a co-dirigé, « Traduire l’incantation de l’oeuvre : le Hamlet de William Faulkner. Critique – commentaire – traduction », Annick Chapdelaine nous reporte à une remarque judicieuse de Stephen M. Ross, un éminent spécialiste de la « voix » faulknérienne, dans son ouvrage Fiction’s Inexhaustible Voice. Speech and Writing in Faulkner (1989), où il écrit : « Faulkner constructs (and the reader “performs”) an ordered fictional text. I would call this quality of the oratorical voice [...] the “sense of the monumental”: a pressure within the discourse itself to coalesce into a temporal and spatial form that confronts the reader as a monument to be contemplated, accepted, and appreciated rather than as a document to be interpreted » (op. cit., p. 208). Un peu plus loin, il précise encore : « Oratory is monumental in that it does not initiate an interpretive process. Oratory answers no questions, for all its questions are rhetorical ones; it reveals no secrets, but rather invokes and confirms ideals, opinions, emotions. Orations are verbal constructs that are not, for the most part, meant to be understood so much as experienced » (op. cit., pp. 208-209). Mutatis mutandis, j’oserais pareillement affirmer que le prologue de Benjamin est plutôt quelque chose dont on fait l’expérience, mais qui ne gagne guère à être compris, ce qui ne m’a pas empêché tout au long d’essayer de le comprendre. La chouette de Minerve m’y a contraint.
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Joyce, en effet, a conçu son oeuvre outrageusement polyphonique, parangon de l’intraduisible, Finnegans Wake, à partir du canevas de la Scienza nuova de Vico. L’opus magnum du napolitain est construit de bout en bout sur une structure cyclique qui enchâsse les trois âges qui ont ponctué selon lui l’histoire du monde connu, lesquels correspondent respectivement à l’expression poétique, épique et narrative, soit celui des dieux, des héros et des hommes, et ce au gré d’une progression récursive chevillée par un âge transitoire, un ricorso, qui redistribue la donne et initie un nouveau cycle. Or Finnegans Wake est aussi structuré comme une espèce de poupée gigogne déroulant un vaste palimpseste polyphonique où la fin est le début du commencement qui n’a jamais débuté alors qu’à son ultime extrémité le texte s’interrompt, sans plus, sur l’article défini “the”, le mot même qui ne pouvait être le dernier mot et qui vient au terme d’une séquence qui ne finit pas, en fin de compte, car on peut la reconnecter, tel un ombilic qui s’enroule sur lui-même, au tout début du cycle comme ce qui précède ce qui n’a jamais commencé. Cette configuration nous rappelle la figure emblématique du Grand’oeuvre des alchimistes, l’Ouroboros, le « serpent qui dévore sa queue » (serpens caudam devoravit), qui symbolise la circulation universelle des flux d’énergie à travers le métabolisme constant qui affecte toutes les formes de vie. Sur les rapports entre la Scienza nuova et Finnegans Wake, voir l’excellent ouvrage de Donald Philip Verene, Knowledge of Things Human and Divine : Vico’s New Science and Finnegans Wake (2003); voir aussi le recueil d’études dont D. P. Verene a assumé la direction, Vico and Joyce (1987).
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Gershom Scholem résume fort bien ce que je viens d’exposer un peu maladroitement (2003, pp. 230-231) : « Toutes les versions lurianiques admettent que le rayon de lumière émanant de Ein-Sof pour organiser le reshimu et les puissances de Din qui ont rempli l’espace primordial opère selon deux manières opposées qui informent sur tout le développement dans cet espace du début à la fin. Ce sont les deux aspects de “cercle et ligne” (iggul ve-yosher). Pratiquement, un point peut se développer également d’une ou de deux façons, circulairement ou linéairement, et en cela s’exprime une dualité fondamentale qui court à travers tout le processus de création. La plus harmonieuse des deux formes, qui participe de la perfection de Ein-Sof, est le cercle; ce dernier se conforme naturellement à l’espace sphérique du zimzum, alors que le rayon de lumière va dans tous les sens à la recherche de sa structure finale sous la forme d’un homme, qui représente l’aspect idéal de yosher (structure “linéaire”). Ainsi, alors que le cercle est la forme naturelle, la ligne est une forme voulue qui est orientée vers l’image de l’homme. De plus, parce que la ligne de lumière vient directement de Ein-Sof, elle est d’une valeur supérieure à celle du cercle, dont la forme n’est qu’un reflet du zimzum. Le premier, selon Isaac Luria, comprend le principe du ruah, la seconde le principe de la nefesh ou perfection naturelle. Pour l’essentiel, cette théorie est une reprise du symbolisme géométrique des pythagoriciens qui domina la philosophie de la nature jusqu’au XVIIe siècle ».
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J’ai repris ici, tels quels, certains éléments d’analyse de mon étude « La déshérence du clandestin » (1997), que j’estime décisifs et définitifs.
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Cette expression réfère à un dialogue de Platon, le Cratyle, où Socrate et ses interlocuteurs s’interrogent sur l’essence de la dénomination, plus précisément à savoir si cette dernière procède de la dotation originaire d’une essence (ousia) ou d’une forme intelligible (eidos) inhérente à la chose, ou, à l’opposé, d’un décret arbitraire, d’une convention. Ce dialogue, dont le sous-titre est fort éloquent : « De la justesse des noms » (peri onomatōn orthotētos), oppose donc, d’un côté, Hermogène, partisan de la thèse conventionnaliste selon laquelle les noms résultent d’un accord et d’une convention (synthēkē kaì homologia) entre les locuteurs d’une communauté linguistique, et, de l’autre, Cratyle, zélateur de la thèse dite « naturaliste » (physeì) qui soutient que chaque objet, phénomène ou entité, s’est vu octroyer une « dénomination juste » qui lui est dévolue selon une convenance « naturelle », en conformité avec l’essence même de la chose. Ce débat s’est maintenu et a persisté, suivant diverses nuances et modalités, jusqu’à nos jours. Voir à ce sujet l’excellente étude de Gérard Genette, Mimologiques. Voyages en Cratylie (1976), notamment le chapitre intitulé « L’éponymie du nom » (pp. 11-37).
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