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Centrée sur la traduction de deux ouvrages de Husserl en espagnol, cette étude fait partie d’une recherche sur l’histoire de la traduction de textes philosophiques au Mexique au XXe siècle. La traduction et la philosophie sont ici considérées comme des pratiques sociales et donc observées sous l’angle de la sociologie de la traduction et de la sociologie de la philosophie, deux perspectives que je combine sous l’étiquette de « socio-traductologie »[1]. Je vise, en particulier, à montrer la façon dont les philosophes prennent en charge l’importation des idées à l’aide d’une production discursive hétérogène, que j’organiserai dans un continuum textuel représentant des moments différents du rapport entre « traduire » et « philosopher ».

Je commencerai par détailler les perspectives sociologiques qui fournissent l’outillage conceptuel de cette étude. Je définirai ensuite les moments du continuum textuel au cours duquel les philosophes se servent de la traduction. Je tenterai finalement de tirer quelques conclusions qui pourraient s’avérer utiles pour poursuivre la discussion sur les rapports entre « traduire » et « philosopher ».

La traduction et la philosophie : des pratiques sociales

Pour contrer les représentations du traducteur et du philosophe comme des êtres isolés du monde, il est nécessaire de réinsérer ces derniers dans la dynamique des rapports sociaux. Ainsi, on traduit en général pour autrui, les écrits d’un philosophe sont souvent repris par d’autres philosophes pour donner parfois lieu à la constitution des écoles de pensée. Plus important encore, les résultats de ces deux activités sont souvent des textes qui circulent dans des contextes sociaux précis qui contribuent à déterminer leur sens et leur signification.

S’appuyant sur ces constats, certains théoriciens du tournant culturel en traductologie ont proposé d’analyser les traductions dans la perspective de leur contribution à la construction des identités nationales et des traditions littéraires (Bassnett et Lefevère, 1990). Le rôle des traducteurs dans l’importation ou l’exportation des idées, en tant qu’agents engagés dans ces processus, est désormais central pour l’étude des traductions.

L’intervention des regards sociologiques, tant en traduction qu’en philosophie, chercherait donc à souligner le caractère social de ces pratiques et à mettre en relief les agents et les groupes au sein desquels la production culturelle a lieu. Si, dans le domaine de la traductologie, les approches sociologiques semblent plutôt récentes – les années 90 –, la sociologie de la culture est le résultat, quant à elle, d’une perspective développée tout au long du XXe siècle, dont l’origine peut être située dans les Problèmes de sociologie de la connaissance de Max Scheler (1980 [1924]). Pour l’auteur, toute connaissance est produite à l’intérieur des communautés intellectuelles et a donc une nature sociale. Scheler opposait la notion de « communauté intellectuelle » (Gemeinschaft) à celle de société (Gesellschaft) du fait qu’à la différence d’un ensemble d’individus rassemblés à l’intérieur d’un espace national, les membres d’une communauté intellectuelle partagent certaines idées, telles que la justice, la vérité ou la beauté. La sociologie de la connaissance de Scheler trouve des résonnances importantes dans d’autres perspectives sociologiques sur la culture au XXe siècle, notamment celles de Pierre Bourdieu et de Randall Collins.

En opposition à la notion de « communauté intellectuelle » basée sur le partage des idées et des projets et qui peut sembler idyllique, Bourdieu proposera un panorama agonistique des rapports intellectuels. La communauté schelerienne devient chez Bourdieu un « champ » occupé par des agents partageant un « habitus » et s’opposant les uns aux autres dans la poursuite du capital culturel. Tout en affirmant que « mettre en lumière la logique agonistique du fonctionnement du champ scientifique n’exclut pas la complémentarité ou la coopération » (Bourdieu, 1994, p. 94), l’explication bourdieusienne reste centrée sur les rapports de pouvoir observés à l’intérieur d’un champ.

Le champ philosophique est, quant à lui, décrit comme un champ riche en capital symbolique, détenteur d’un discours prestigieux et occupant de ce fait une position dominante dans l’espace social. Il n’est guère étonnant de constater, considérant cette description, que les recherches en sociologie de la traduction qui s’en réclament montrent que les flux de traductions entre les langues et les traditions littéraires prestigieuses et celles qui sont considérées comme « périphériques » sont régis par des rapports de pouvoir inégalitaires (Heilbron et Sapiro, 2007). L’importation et l’exportation des idées font également l’objet de luttes de pouvoir à l’intérieur des champs philosophiques nationaux. L’étude de Louis Pinto (2007) sur la vocation philosophique en France au XXe siècle est un bon exemple de l’application du cadre conceptuel bourdieusien à l’étude du champ philosophique. L’auteur définit la « compétence philosophique » dans les termes suivants :

Produit d’un apprentissage spécifique, la compétence philosophique consiste moins dans un ensemble de savoirs que dans la maîtrise pratique de schèmes discursifs et cognitifs qui assurent la conformité et l’homogénéité des agents, sous la forme d’évaluations, de goûts, de répulsions, de cécités, d’indifférences et de choix intellectuels qui orientent les pratiques. […] la valeur proprement « philosophique » doit quelque chose à l’histoire singulière déterminée par des traits nationaux.

Pinto, 2007, p. 24

De même, Isabelle Kalinowski signale que, dans le contexte philosophique français, la traduction n’a pas été une pratique de « servitude volontaire », comme on l’a souvent soutenu (v. Simeoni, 1998), mais plutôt une activité prestigieuse du fait qu’elle relève d’une « familiarité avec le patrimoine le plus prestigieux, le patrimoine philosophique allemand » (2002, p. 52). Jean Marc Gouanvic, pour sa part, a appliqué la sociologie bourdieusienne à l’étude de l’importation de la science-fiction en France en concluant que « dotés d’une forte légitimité culturelle » (Gouanvic, 1999, p. 21), les traducteurs ont joué un rôle prédominant dans la réception de ce genre, auparavant inexistant en France.

Les recherches sociologiques en traduction ont privilégié l’étude du rôle des agents dans les processus d’importation et d’exportation des idées. Ainsi, si les travaux de certains théoriciens du tournant culturel avaient souligné le besoin d’élargir le concept de traduction, les recherches d’orientation sociologique ont, à leur tour, repensé la figure du traducteur pour le considérer comme l’un des « agents » dans la construction et la transformation des traditions culturelles (Bandia et Milton, 2009).

Tout en présentant des similarités évidentes avec le programme sociologique bourdieusien, la sociologie des philosophies de Randall Collins (1998) s’en démarque et propose une autre perspective des rapports intellectuels. Si, pour Scheler, la vie intellectuelle s’organise autour des « communautés », tandis que chez Bourdieu elle s’organise à l’intérieur des « champs », pour Collins, elle fait l’objet de « réseaux intellectuels »[2].

Les réseaux intellectuels dont il est question sont constitués de chaînes intergénérationnelles dont les maillons sont souvent des textes, des idées héritées, mais aussi des rapports entre un mentor et son disciple. En tant que produits intellectuels, ces textes deviennent à leur tour des « objets sacrés » produisant de la cohésion sociale. Par conséquent, Collins accorde à l’écriture et à la circulation des textes une grande importance : c’est en partie autour des objets textuels qu’une communauté intellectuelle prend conscience d’elle-même. Selon lui,

Texts do not merely transcend the immediate particulars of the here-and-now and push toward abstraction and generality. To be oriented toward the writings of intellectuals is to be conscious of the community itself, stretching both backwards and forwards in time.

Collins, 1998, p. 27

L’interaction à l’intérieur des réseaux est fortement ritualisée. En se réclamant de la sociologie gofmanienne, l’auteur considère que les membres d’un réseau intellectuel participent à des rituels d’interaction desquels ils obtiennent du capital culturel. L’emprunt de cette notion à la sociologie bourdieusienne est expliqué dans les termes suivants :

There are some similarities between my approach and Bourdieu’s. Both of our works derive from empirical studies of education’s effect on stratification and of the inflationary market for educational credentials. In early work (Collins, 1971) I used the term status group culture for what I now call cultural capital. I disagree with Bourdieu’s principle that the intellectual field is homologous to the social space of non-intellectuals, however; the dynamics of struggle over the intellectual space is shaped in a distinctive way by the law of small numbers; and the cultural capital specific to the forefront of intellectual competition is not the cultural capital of educated persons generally, and it is not directly transposable with economic capital, in either direction.

Collins, 1998, p. 948

Le caractère agonistique de l’explication bourdieusienne n’est donc pas complètement rejeté, mais plutôt adapté pour être placé sous la loi du petit nombre, en vertu de laquelle un réseau intellectuel peut accueillir un nombre limité des positions concurrentes au-delà duquel les limites entre les positions deviennent moins définies et celles-ci sont forcées à se regrouper (ibid., p. 42). La lutte constatée à l’intérieur des réseaux proposés par Collins n’a pas forcément lieu entre des individus, mais entre des groupes de penseurs ou entre des écoles de pensée.

Il me semble que l’une des différences importantes entre les projets explicatifs de Collins et de Bourdieu consiste en ce que, pour le premier, la participation dans un réseau intellectuel n’a pas uniquement pour but l’acquisition de capital culturel, mais aussi l’obtention de ce qu’il appelle « énergie émotionnelle », qu’il associe à la créativité, à la solidarité et au sentiment d’appartenance à un groupe. Cette énergie peut être obtenue lors des rencontres personnelles avec d’autres membres du réseau (dans des colloques ou des séminaires, par exemple), ainsi que par le travail de lecture et d’écriture. En d’autres termes, il s’agirait de :

[…] the surge of creative impulse that comes upon intellectuals and artists when they are doing their best work. It enables them to achieve intense periods of concentration, and charges them with the physical strength to work long periods of time. It is this feeling of creative ideas seeming to flow spontaneously that Greeks attributed mythologically to visitations of the Muses or daimone.

ibid., p. 34

En conséquence, Collins tiendra également compte des motivations des agents pour participer à un réseau ne se limitant pas à l’obtention de capital culturel. Il chercherait donc à expliquer la vie intellectuelle sans la réduire aux facteurs impliquant des intérêts déterminés et sans la dégager des contraintes sociales. D’après lui, « […] there is a social construction of eminence which does justice to the inner processes of intellectual life » (ibid., p. xviii).

Une autre distinction à faire concerne l’espace dans lequel les réseaux sont situés. Le champ bourdieusien reste intimement lié à l’espace national français. Les traducteurs de la phénoménologie allemande en France sont présentés par Pinto (2002) comme des médiateurs entre des espaces nationaux. Malgré les repères géographiques fournis par Collins pour situer les réseaux intellectuels qu’il étudie, ceux-ci ne sont pas présentés comme étant intimement liés à des espaces nationaux. Cette perspective serait très problématique lorsque l’on considère que la création des états nationaux est plus récente que celle des réseaux intellectuels analysés. Certes, si de nos jours on se réfère souvent à la philosophie allemande sans se poser plus de questions, force est de reconnaître que cette désignation ne va pas de soi pour d’autres nationalités et que l’établissement des liens entre philosophie et nation pose des difficultés supplémentaires que je ne pourrai pas résoudre ici.

La notion de « réseaux intellectuels » s’avère ainsi utile du fait qu’elle permet de se référer aux importations et aux exportations d’idées qui ne sont pas définies comme telles à partir des frontières nationales, mais à partir des rapports entre les acteurs appartenant à différents réseaux intellectuels. Or, il faut admettre que ces réseaux donnent lieu à des traditions construites à l’aide de formes linguistiques particulières et que, parfois, ce sont ces dernières qui fonctionnent en tant que frontières servant à définir ce qui est considéré comme « importation » ou « exportation ». Ainsi, la désignation « réseau intellectuel hispanophone » ne renverrait pas à un espace national, mais bien à des groupes d’intellectuels hispanophones, en l’occurrence les philosophes mexicains et espagnols ayant contribué au travail d’importation de la phénoménologie husserlienne.

L’importation des textes philosophiques est, dans la perspective de Collins, une arme à double tranchant. D’une part, les traductions philosophiques peuvent inhiber la production « locale », le capital culturel importé remplaçant le capital culturel « local ». En outre, les importateurs sont souvent des philosophes « éclectiques » qui introduisent des philosophies « incompatibles », ce qui démontre, d’après Collins, qu’ils ne prennent pas le contenu des philosophies importées au sérieux et qu’ils ne le font que pour le prestige d’importer (Collins, 1998, p. 448). Lorsque les importations remplacent la production locale, on assiste à une période peu créative qui ne peut être dépassée que lorsque les générations suivantes, après un travail d’assimilation, arrivent à synthétiser les importations et à les incorporer au panorama des productions locales[3]. D’autre part, les importations contribuent à renforcer les oppositions existant dans un réseau : « […] imports are typically motivated by their relevance for indigenous rivalries, and the process of responding to imports is creative in its own right » (Collins, 2000, p. 179).

C’est la capacité de réponse aux importations qui détermine si celles-ci étoufferont la production locale ou si elles entreront en concurrence avec les positions existant déjà dans le réseau. Si, sans les remplacer, les idées importées sont incorporées dans les discussions des réseaux intellectuels importateurs, elles contribuent à la production créative de ces derniers.

Qui plus est, même s’il met en garde contre un effet inhibitoire de la créativité « locale » produit par l’importation des idées, Collins reconnaît que « […] the social process of importing ideas constructs the meaning of what is conveyed […] » (1998, p. 49). Dès lors, il semblerait admettre que la construction du sens produite par les traductions est partie intégrante des activités discursives d’une communauté intellectuelle donnée et donc des processus créatifs.

Pour ce qui est de la traduction, il convient de tenir compte du fait que cette construction sociale du sens ne se limite pas au texte traduit, mais suscite des productions discursives, qui deviennent à leur tour les « objets sacrés » du réseau. La traduction philosophique se trouve donc au centre du processus de canonisation des textes importés. En d’autres termes, la traduction est une des pratiques sociales de construction du sens par lequel un objet discursif devient « patrimoine » d’une communauté intellectuelle.

L’importance accordée aux textes et à l’importation des idées rend l’approche de Collins particulièrement pertinente pour une étude des traductions philosophiques. En ce qui concerne le réseau intellectuel hispanophone importateur de la phénoménologie, la tendance à l’écriture – attribuée d’une manière générale par Collins aux réseaux intellectuels – se vérifie par une forte tendance à la traduction. La production discursive à laquelle les philosophes du réseau mentionné se livrent est, en effet, inséparable de l’activité traductrice. Un corpus de textes appartenant à un continuum textuel, qui va de la lecture faite en langue étrangère à la publication d’un texte en espagnol est construit progressivement. C’est à l’aide de ce continuum textuel que je propose d’observer la manière dont les intellectuels participant au réseau philosophique hispanophone s’engagent dans la tâche de la traduction de la phénoménologie husserlienne.

Cette conception de la textualité générée par les activités traductives se situe dans le sillage du tournant culturel en traductologie (Bassnett et Lefevere, 1990; Gentzler et Tymoczko, 2002; Tymoczko, 2005), pour lequel traduire serait aussi écrire, transformer, restructurer, remanier, voire manipuler un texte étranger pour produire un nouveau texte. On pourrait songer à ce continuum comme le « concept faisceau »[4] proposé par Tymoczko (2005) pour élargir le concept de traduction et y englober d’autres formes de productions textuelles.

Une analyse généalogique portant sur les textes de la phénoménologie husserlienne et ses traductions en espagnol démontre que leurs rapports sont beaucoup plus complexes que ceux qui sont présupposés entre un texte source et un texte cible. Une telle généalogie contribue également à mettre au jour les agents producteurs de cette intertextualité et le réseau intellectuel au sein duquel ils interagissent.

Généalogie de deux textes phénoménologiques dans le réseau hispanophone

Avant d’esquisser la généalogie des textes dont on s’occupera, il convient de donner quelques précisions sur les milieux culturels dans lesquels ils ont été importés. En Espagne et au Mexique, cette importation relève des mouvements de rénovation culturelle. En Espagne, ce sont les Novecentistas, un groupe d’intellectuels, dont le principal acteur est Ortega y Gasset (1883-1955), qui s’opposaient à la tradition scolastique visant à resituer la pensée espagnole dans le paysage philosophique européen. Au Mexique, ce sont la Révolution de 1910 et la réouverture de l’Universidad Nacional (1910) qui marquent le début du XXe siècle et le retour à l’université des études philosophiques, autrefois exclues. Les premières lectures phénoménologiques cherchaient à remplacer le modèle positiviste, remis en question tant sur le plan politique que sur le plan intellectuel. La phénoménologie s’avérait alors pertinente puisqu’elle permettait de proposer une réflexion « combinant l’intuition et la raison » (Spiegelberg, 1978, p. 620, ma traduction). L’arrivée des républicains espagnols exilés au Mexique à partir de 1938 renforce l’influence du courant phénoménologique déjà présent dans le réseau intellectuel mexicain grâce aux voyages en Europe de certains intellectuels qui ramenèrent avec eux « les derniers progrès de la philosophie »[5].

Pour étudier l’importation de la phénoménologie, cette étude se concentrera sur trois moments du continuum textuel mentionné précédemment : 1) les recensions des traductions publiées et celles des livres publiés en langue étrangère, 2) les ouvrages à vocation vulgarisatrice qui reprennent une ou plusieurs sources en langue étrangère et 3) les paratextes (préfaces, prologues, notes du traducteur, glossaires, par exemple) accompagnant la publication des textes traduits.

Les ouvrages dont on suivra les traces, Meditaciones Cartesianas et Ideas de Husserl, sont des textes très instables qui génèrent une multiplication des versions en espagnol visant à refléter les changements apportés aux textes « sources » et constituent par là même une gamme textuelle particulièrement intéressante[6].

Les Meditaciones Cartesianas : entre l’Espagne et le Mexique

Les Meditaciones Cartesianas (v. tableau 1) sont issues de conférences que Husserl a données à la Sorbonne en 1929. Le texte allemand n’a été publié qu’en 1950, mais une première publication, en français, avait été préparée par Levinas et par Pfeiffer en 1931. La publication française des conférences de Husserl est importante pour le réseau hispanophone, surtout si l’on se souvient qu’Antonio Caso (1883-1946) s’en servira pour traduire des fragments qu’il publiera dans les annexes de sa Filosofía de Husserl (1934).

Si la traduction française a fait l’objet des critiques, le fait que la version de Caso l’ait reprise comme texte source, ne manquera pas de susciter des réserves importantes. Souvenons-nous que Spiegelberg décrit la version de Levinas et Pfeiffer comme « influential but not faultless » (1978, p. 157) et que pour Thévénaz, cette « traduction reste imprécise, obscure, voire inexacte sur bien des points » (1952, pp. 12-13)[7]. Dans le contexte mexicain, Zirión (2004) affirmera à son tour que, en prenant comme point de départ le texte de Levinas plutôt que celui de Husserl, Caso n’aurait pas pu contourner certaines difficultés de traduction. Zirión se réfère, en particulier, à la distinction entre Ratio et Vernunft, traduits en espagnol d’après le français par un seul mot : « razón » [raison]. Or, d’après l’auteur, la distinction que Husserl établit entre les deux termes est importante. Par Ratio, on doit entendre la rationalité soumise à des principes ou à des lois logiques et par Vernunft, les formes de la rationalité pouvant être soumises à la vérification et à l’intuition (ibid., pp. 69-70).

Les conséquences de la confusion entre ces deux concepts ne peuvent pas être développées ici, mais, pour ce qui nous préoccupe, il est important de considérer que la discussion des problèmes de traduction dans le réseau philosophique hispanophone fait l’objet d’échanges donnant lieu à des remaniements et à des transformations textuelles qui renforcent le réseau par la créativité qu’elles génèrent et par les prises de position conflictuelles qu’elles suscitent.

Ainsi, tout en reconnaissant que la conception de la phénoménologie husserlienne de Caso est inséparable de son projet philosophique, un projet qui privilégiait les réalités idéales supprimées par le positivisme, les générations héritières de sa lecture de Husserl auront de grandes réserves par rapport à cette dernière. En effet, pour Villoro (1975) d’abord, puis pour Zirión, le rapport de Caso aux textes husserliens reste insuffisant, car il fonde son interprétation sur deux textes seulement (les seuls alors disponibles); de surcroît, il ne rend pas justice aux textes du philosophe allemand puisqu’il ne s’en sert que pour construire son propre « système ». Ainsi, d’après Villoro, les textes dans lesquels il entend rendre compte de la phénoménologie en diraient plus sur Caso que sur Husserl. De même, pour Zirión, il serait aujourd’hui « […] insensé de vouloir s’instruire sur Husserl en lisant Caso […] » (Zirión, 2004, p. 54).

José Gaos (1900-1969) traduira les Cartesianische Meditationen avant de quitter l’Espagne, mais elles ne seront publiées qu’au Mexique en 1942. Le parcours du texte est intéressant : lors d’un séjour d’Ortega à Fribourg-en-Brisgau en 1934, il reçoit le manuscrit des mains de Husserl lui-même. À son retour, Ortega confie le manuscrit à Gaos en vue de sa traduction et de sa publication dans la Revista de Occidente[8]. Gaos quitte Madrid en raison de la Guerre civile, laissant la traduction et le manuscrit original dans sa maison, bombardée par la suite. Tous les documents sont récupérés plus tard, sauf la traduction de la cinquième méditation. C’est pourquoi, lors de la publication de 1942, il recommandera qu’on la complète avec celle de Caso. Plus de 40 ans après (1986), une traduction intégrale est proposée par le Fondo de Cultura Económica[9]. Le manuscrit de Husserl aura donc donné lieu à trois traductions, mais aussi à des paratextes où les éditeurs et les traducteurs prennent position par rapport aux idées importées et aux traducteurs qui les ont précédés.

Gaos s’était intéressé à la phénoménologie bien avant sa traduction des Meditaciones. Sa thèse doctorale, « La crítica del psicologismo en Husserl » (1928) rend compte en partie de cet intérêt, mais il y a également la publication des traductions de Brentano, de Scheler, de Heidegger et d’autres membres du courant phénoménologique dans la Revista de Occidente[10]. Les traductions de la phénoménologie correspondent bien à une stratégie d’appropriation à laquelle participera aussi Manuel García Morente (1886-1942) avec qui Gaos traduira les Investigaciones Lógicas (1929). Pourtant, les liens qui unissent Gaos à la phénoménologie husserlienne n’en sont pas moins conflictuels. Sa traduction de 1942 apparaît publiée avec une introduction dont le titre est « Historia y Significado », un texte polyphonique qui situe d’une manière très critique la phénoménologie husserlienne dans l’histoire de la philosophie. D’après Gaos, Husserl aurait proposé l’une des très nombreuses métaphysiques déjà présentes dans le paysage de la philosophie occidentale. Cette affirmation donne l’occasion à Gaos de prendre position vis-à-vis de la phénoménologie, mais aussi de situer la contribution d’Ortega y Gasset. Ce qui ressort également de cette introduction est la revendication d’une certaine originalité, tant par rapport à la traduction française que par rapport au travail de traduction accompli précédemment avec García Morente. Le projet d’Ortega y Gasset de construire une philosophie de langue espagnole dont la mission serait de « […] donner l’interprétation espagnole du monde […] » (Marías, 1972, p. 12, ma traduction) résonne dans le propos de Gaos :

No creí deber inspirarme en la francesa [la traduction] para hacer la mía. Hay ya una verdadera escuela y hasta tradición de los traductores españoles contemporáneos de filosofía alemana. Como en muchas otras, los españoles nos habíamos adelantado a los franceses en la traducción de las Investigaciones. No obstante haber sido hecha esta traducción por D. Manuel G. Morente y por mí, tampoco creí forzoso seguirla en algún punto.

Gaos, 1942 [1986], p. 33

Je n’ai pas cru nécessaire de m’inspirer de la [traduction] française pour faire la mienne. Il y a déjà une véritable école et même une tradition de traducteurs espagnols de philosophie allemande. Comme c’est souvent le cas, nous, les Espagnols, avions devancé les Français pour traduire les Recherches. Bien que cette traduction soit une collaboration entre D. Manuel G. Morente et moi-même, je n’ai pas cru nécessaire, pour traduire, de la suivre d’aucune manière.

ma traduction

Les affirmations de Gaos sont révélatrices de la position où il se situe dans le réseau et des rapports qu’on y voit se dessiner. Il existe tout d’abord une « tradition espagnole de traduction philosophique » qui ne doit rien à son homologue française. On trouve ensuite une différence, donc un écart entre les deux, par rapport à la traduction qu’il a faite avec García Morente. Il est par ailleurs possible d’observer un tel écart entre des traducteurs travaillant ensemble sur les textes d’un même auteur : 40 ans plus tard, dans la « Nota del editor » de la deuxième édition du même texte, García-Baró explique sa traduction et celle de Gaos dans les termes suivants :

No he intentado escribir mi parte sometiéndome por principio y sistema a los criterios que fueron seguidos en la otra. […] La extraordinaria exactitud y el acabado tecnicismo del lenguaje filosófico hacen especialmente admirable el castellano que Gaos empleó. Pero exactitud, tecnicismo y peculiaridad sintáctica – en los límites mismos y resistencia del idioma alemán – ascienden a un grado máximo en el desarrollo de la meditación sobre la intersubjetividad trascendental, de tal modo que sólo puedo aspirar a no haber desequilibrado demasiado el valor literario del conjunto.

García-Baró, 1942 [1986], p. 7

Je n’ai pas essayé d’écrire ma partie en me soumettant systématiquement et par principe aux critères respectés dans l’autre […] L’extraordinaire exactitude et la précision terminologique de la langue philosophique rendent le castillan employé par Gaos particulièrement admirable. Mais l’exactitude, la précision terminologique et la complexité syntaxique – dans les limites mêmes et dans la résistance de la langue allemande – atteignent leur apogée dans la méditation sur l’intersubjectivité transcendantale, de sorte que je ne peux qu’aspirer à n’avoir pas trop déséquilibré la valeur littéraire de l’ensemble.

ma traduction

Cette « Nota del editor » nous conduit à la traduction des Meditaciones Cartesianas de Mario A. Presas, publiée en Espagne en 1979. Tout en reconnaissant sa qualité, García-Baró lui reprochera de ne pas tenir compte de la traduction de Gaos :

La traducción misma es sumamente minuciosa, muy estrechamente atenida a la literalidad alemana. Ello permite subsanar algún pequeño error del trabajo de Gaos, pero debo decir que conduce a que se eche de menos, en parte, la alta calidad literaria de la versión anterior, e incluso a que disminuya en algunos casos la claridad del sentido.[…] Ciertamente, sería difícil encontrar un libro que presente más problemas a su traductor; pero quizá debieron conservarse ahora algunos evidentes hallazgos que ya traía, en mi opinión, la traducción antigua, y cuya validez no puede quedar en tela de juicio por el hecho de que Gaos se sirviera de un texto que quizá difiriera ligeramente del establecido por Strasser y Boehm […].

1979, p. 81

La traduction est extrêmement minutieuse, très littérale par rapport à l’allemand, ce qui peut faire oublier les erreurs mineures du travail de Gaos. Je dois dire cependant qu’on en vient à regretter quelque peu la qualité littéraire de la version antérieure; parfois même, le sens n’est plus tout à fait clair. Il est vrai qu’il s’agit d’un des livres les plus difficiles à traduire qui soit; cependant, à mon avis, certaines véritables trouvailles de la traduction antérieure auraient pu être maintenues. Celle-ci ne saurait être invalidée du fait que Gaos s’est servi d’un texte quelque peu différent de celui que Strasser et Boehm avaient établi.

ma traduction

S’il est permis de s’interroger sur les motivations de cette nouvelle traduction (v. tableau 1), García-Baró indique qu’il est possible que le manuscrit sur lequel Gaos a travaillé (le manuscrit égaré pendant la guerre civile espagnole) ait comporté des annotations de Husserl qui ne figureraient pas sur le manuscrit à partir duquel Strasser et Boehm ont établi le texte publié dans la série Husserliana. Si l’hypothèse de García-Baró se confirmait, la traduction de Gaos, que la sienne vient compléter, serait donc la plus proche du manuscrit égaré.

La volonté de se distinguer les uns des autres est donc fréquemment accompagnée d’un témoignage de reconnaissance envers les membres du réseau intellectuel auquel le traducteur appartient. C’est par les opérations de traduction auxquelles ils se livrent et par les oeuvres qu’ils visent à reconstruire que ces philosophes-traducteurs deviennent des agents du monde philosophique. En lisant cette production textuelle, on assiste non seulement à la fragile fondation d’une école phénoménologique hispanophone, mais aussi aux conflits intellectuels régulés par des traditions philosophiques qu’on vise à reconstruire.

Le parcours des Ideas

Les textes des Ideas constituent les maillons d’une chaîne entre plusieurs générations d’intellectuels, mais aussi entre plusieurs réseaux. Du côté allemand (v. tableau 2), il s’agit du travail des disciples du philosophe et des intellectuels travaillant dans les archives de Louvain (Stein, Fink, Landgrebe, Biemel). Du côté hispanophone (v. tableau 3), il s’agit, tout d’abord, d’Ortega y Gasset, puis de Gaos (premier livre traduit), ensuite d’Antonio Zirión (deuxième livre) et enfin de Luis E. González (troisième livre) sans oublier les traductions-recensions d’Eli de Gortari (premier livre) et celle de Villoro (deuxième livre).

La production des Ideas en espagnol doit en partie sa complexité au fait que les traducteurs et les éditeurs de cet ouvrage sont engagés dans une course constante, cherchant à incorporer les changements apportés aux textes allemands par les disciples de Husserl qui travaillent aux archives de Louvain. Du fait que les manuscrits se multipliaient, un travail d’établissement des textes s’imposait[11].

La première trace textuelle des Ideas est la recension qu’Ortega y Gasset a publiée en 1913 d’un ouvrage d’Heinrich Hofmann (Über den Empfindungsbegriff [Sur le concept de sensation (ma traduction)]) (v. tableau 3). Dans cette recension, Ortega y Gasset explique la phénoménologie husserlienne à partir de la publication, récente à l’époque, des Ideas I (Spiegelberg, 1978, p. 612).

La première traduction en espagnol de cet ouvrage est celle de Gaos, publiée en 1949. Elle reprend le texte paru dans le Jahrbuch (v. tableau 3). En 1962, une deuxième édition reprendra le texte du tome III de Husserliana et comprendra alors les annexes et les observations que Husserl avait faites en marge des exemplaires publiés. Dans sa recension de l’ouvrage en question, publiée en 1949 dans la revue Filosofía y Letras, Elí de Gortari est très critique du programme annoncé dans Ideas I. Il cite à plusieurs reprises le texte husserlien traduit par Gaos et se montre très ironique vis-à-vis de certaines formulations husserliennes comme celle qui décrit la phénoménologie en tant que « science fondamentale de la philosophie » (Husserl, 1962, p. 7). De même Gortari essaie de montrer que le projet phénoménologique husserlien représente un retour à la « vieille métaphysique » :

Colocadas las bases fenomenológicas del conocimiento, Husserl esboza en segundo lugar su división en ciencias de “hechos” y en ciencias de “esencias”, dejando asomar el trasfondo de la vieja metafísica, al pretender erigir la dependencia de las ciencias naturales y de las ciencias sociales con respecto a una “ciencia pura de esencias”.

1949, p. 372

Une fois établies les bases phénoménologiques de la connaissance, Husserl ébauche, en deuxième lieu, sa division entre les sciences des « faits » et les sciences des « essences » et se montre par là tributaire de la vieille métaphysique, en prétendant soumettre les sciences naturelles et les sciences sociales à une « science pure des essences ».

ma traduction

Ideas II est également entré dans le domaine hispanophone par une recension, celle de Villoro (« La Constitución de la Realidad en la Conciencia Pura. Examen del Segundo Tomo de las Ideas »), publiée en 1975. Encouragé par Gaos à prendre la voie de la phénoménologie (Zirión, 2004, p. 311), Villoro s’intéressera à ce courant de pensée et participera activement aux débats et aux traductions. Sa recension des Ideas II ne fonctionne pas seulement comme la première traduction en espagnol de ce texte (v. tableau 3), mais propose, en outre, un panorama des difficultés soulevées par la phénoménologie husserlienne, depuis la publication des Investigaciones Lógicas jusqu’à l’ouvrage recensé. Par ailleurs, il ne se limite pas à donner un aperçu du contenu des Ideas II, il va jusqu’à montrer les liens de Husserl avec d’autres philosophes des réseaux allemand (Dilthey, Heidegger) et français (Sartre, Merleau-Ponty, Gabriel Marcel). En tant que traducteur de la Lógica formal y lógica trascendental (1962), et auteur des Estudios sobre Husserl (1975), sa lecture de la phénoménologie proposée par Villoro prend la relève du travail interprétatif commencé par Gaos.

C’est dans ce relais intergénérationnel qu’on peut aussi situer le travail de traduction et de réflexion de Zirión. Traducteur de plusieurs ouvrages dans ce champ particulier, parmi lesquels l’article « Fenomenología » de Husserl pour l’Encyclopaedia Britannica, les Conferencias de París, et Ideas II, ainsi que réviseur de la traduction Ideas III, Zirión se montre critique vis-à-vis de la traduction des Ideas I proposée par Gaos et recommande une révision approfondie. Ainsi, sa traduction, Ideas II (1997), est accompagnée d’un glossaire présentant sur trois colonnes les termes allemands, les choix terminologiques de Gaos et les siens.

La « Advertencia sobre la traducción » explique les motivations à l’origine de ces changements :

He intentado hacer una traducción técnicamente correcta, como creo que corresponde a una obra de carácter científico. Desgraciadamente, la consecuencia de esto fue que cuando se hizo necesario romper el equilibrio entre la corrección técnica y la calidad literaria, lo hice siempre en favor de la primera. Sólo espero que no haya perdido por ello claridad. La versión de José Gaos del Libro Primero de Ideas significa, obviamente, una referencia inexcusable para esta traducción. Nunca dejé de tomarla en cuenta, por lo menos con respecto a los términos y las expresiones más típicos del lenguaje de Husserl; busqué coincidir con ella, aun en contra de mis preferencias personales […].

Zirión, 1997, p. 11

J’ai essayé de faire une traduction techniquement exacte, à la manière de ce qui me semble correspondre à un ouvrage de nature scientifique. Malheureusement, par voie de conséquence, lorsqu’il a fallu rompre l’équilibre entre l’exactitude technique et la qualité littéraire, je l’ai toujours fait en faveur de la première. J’espère ne pas y avoir perdu en clarté. La version de José Gaos du premier tome de Ideas représente, évidemment, une référence incontournable pour cette traduction. Je n’ai cessé d’en tenir compte, au moins en ce qui concerne les termes et les expressions les plus typiques du langage de Husserl; j’ai cherché à faire coïncider ma traduction avec la sienne, y compris à l’encontre de mes préférences personnelles […].

ma traduction

La traduction des Ideen II relève d’un travail très minutieux du fait de la complexité textuelle qui est à sa base, mais aussi en raison des documents disponibles au moment où Zirión entreprend sa traduction (v. tableau 2). En effet, les sources de documentation auxquelles Gaos et Villoro ont eu accès pour produire leurs versions respectives étaient moins nombreuses que celles dont Zirión a disposé. Pour sa traduction du deuxième tome des Ideen, ce dernier reconnaît avoir consulté non seulement Ideas I, traduit par Gaos, mais aussi les versions anglaise, française et italienne.

À la différence des traducteurs qui le précèdent, il ne prétend donc pas se démarquer de la tradition qu’il vise à reconstruire. Bien au contraire, son travail de traduction a pour but de fournir les outils conceptuels nécessaires à la discussion rigoureuse et systématique de la phénoménologie husserlienne en espagnol. Il ne s’agit donc pas seulement d’un travail de décodage appliqué à une langue de spécialité, mais bien du travail d’un philosophe-traducteur soucieux d’asseoir la discussion philosophique sur des bases solides. De plus, le fait d’avoir recours aux traductions dans d’autres langues que l’allemand montre que la traduction philosophique est une tâche interculturelle, plus proche d’une universalité construite par différents regards que de celle qui est produite par la généralisation systématique d’un point de vue particulier.

Quant aux difficultés de traduction, les doublets allemands ne trouvant qu’un terme en espagnol l’emportent sur tout le reste (par exemple : Sache/Dinge = « Cosa » ou encore Wirklichkeit/Realität = « Realidad »), la solution adoptée étant le recours aux italiques pour distinguer les occurrences de l’un ou l’autre dans le texte allemand. Cette stratégie est expliquée dans la « Advertencia sobre la traducción » écrite par Zirión, son traducteur, comme le sont les différents sens auxquels les termes renvoient.

On constate ainsi que les problèmes de traduction, les solutions adoptées et la traduction elle-même donnent lieu à un dialogue avec la génération précédente et permettent en même temps de constater que les problèmes de sens en traduction philosophique sont inséparables d’une sensibilité vis-à-vis de la construction des formes linguistiques. Ainsi, l’un des changements proposés à la terminologie forgée par Gaos – la traduction des termes Einverständnis et einverstehen par « inteligencia mútua » – est expliqué dans les termes suivants :

La elección estuvo aquí determinada por la conveniencia de conservar el parentesco de la traducción de los términos de la familia de “verstehen” [“comprender”, “entender”], como “Verständnis”, “Verständlichkeit” y “nachverstehen”. Pero además, en el sentido que importa en el contexto en que Husserl utiliza estos términos en esta obra, “Einverständnis” no es precisamente un “acuerdo” o un “consenso”, como suele traducirse la palabra, ni es siempre una inteligencia mutua, como la traduce Gaos, ya que la “inteligencia” puede ser unilateral; la “intracomprensión” es justamente una especie de comprensión de o hacia el interior del otro o del cuerpo del otro.

Zirión, 1997, p. 16

Ce qui a déterminé ce choix c’est qu’il présente l’avantage de garder le lien de parenté entre la traduction des termes de la famille de « verstehen » [comprendre, entendre], tels que « Verständnis », « Verständlichkeit » et « nachverstehen ». Mais, par ailleurs, dans le contexte dans lequel Husserl emploie ces termes dans cet ouvrage, le sens qui importe pour « Einverständnis » n’est pas précisément celui d’« accord » ou de « consensus », comme il est d’usage pour traduire ce mot; il ne s’agit pas non plus d’une intelligence mutuelle, comme l’a écrit Gaos, car l’« intelligence » peut être unilatérale; l’« intra-compréhension » est précisément une sorte de compréhension de l’autre ou vers l’intérieur de l’autre, ou du corps de l’autre.

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La « Presentación » des Ideas II, nous dit Zirión, sert également à présenter les Ideas III, ouvrage traduit par Luis E. González (v. tableau 3) et révisé par Zirión. La révision chercherait à établir une certaine homogénéité terminologique avec Ideas II, à expliquer les difficultés de traduction des doublets allemands mentionnées précédemment, mais aussi à avertir le lecteur de la relation entre phénoménologie et traduction :

[…] considere el lector no sólo al traductor como un fenomenólogo, sino también al fenomenólogo como un traductor. Recuerde que la traducción debe su origen al hecho de que un lector decidió asumir en serio su papel de receptor del texto y que, el primer receptor del texto fue el fenomenólogo mismo.

González et Zirión, 2000, p. 7

[…] le lecteur devra considérer le traducteur non seulement comme un phénoménologue, mais aussi le phénoménologue comme un traducteur. Souvenons-nous que la traduction doit son origine au fait qu’un lecteur a décidé de prendre au sérieux son rôle de récepteur et que le premier récepteur du texte a été le phénoménologue lui-même.

ma traduction

Autrement dit, le langage phénoménologique se propose lui-même comme une traduction des expériences vécues dans une langue qui les fixerait. C’est justement la réflexion phénoménologique qui réactiverait ces expériences pour leur rendre leur véritable signification (Zirión, 2007, p. 164). La traduction de ces textes exige dès lors un exercice phénoménologique qui permet de réactiver les expériences transcendantales fixées dans l’allemand de Husserl et de les reconstruire en espagnol. Les traducteurs deviennent donc, à leur tour, phénoménologues.

Conclusion

Avec ce parcours du continuum textuel généré par l’importation des Meditaciones Cartesianas et des Ideas, j’ai voulu ébaucher la manière dont les philosophes appartenant à un réseau intellectuel se servent de la traduction et se constituent en agents autorisés d’une communauté savante. Il s’agit de prises de position qui deviennent perceptibles du fait que l’enjeu est la « mise en texte » d’une idée étrangère reconstituée dans des textes « locaux ».

La trajectoire de ces textes donne des éléments importants pour appuyer la thèse que, dans le contexte hispanophone, la traduction est une compétence requise pour s’inscrire dans un réseau philosophique et constitue également un dispositif employé pour construire le réseau lui-même. En d’autres termes, le travail philosophique peut difficilement se passer des tâches traductives, sans pour autant que ce traduire ne soit réductible au fait de donner son interprétation d’un système de pensée ou d’un penseur donné. Bien au contraire, c’est la « mise en texte » des idées importées qui conduit à dépasser le relativisme de la somme des interprétations particulières pour construire un corpus commun.

Pour les agents participant à ces réseaux, il semblerait qu’il s’agisse toujours de donner la « bonne » interprétation. C’est pourquoi les textes se multiplient et mettent au jour à la fois les réseaux qui les produisent et les possibilités de lecture et d’écriture disponibles à un moment déterminé dans l’histoire de la philosophie.

Il est permis de constater, par ailleurs, que l’importation de la phénoménologie husserlienne dans le contexte étudié ne parvient pas à étouffer la discussion « locale » mais, bien au contraire, qu’elle est génératrice d’une production discursive importante au sein de laquelle les problèmes de traduction sont bien présents. Il n’y aurait donc pas de distance entre une période importatrice « acritique » et peu créative et une période où l’originalité et la créativité prendraient leur essor après un travail d’assimilation, comme Collins le soutient. La limite est difficile à tracer du fait que déjà dans l’importation sont déployées des stratégies intellectuelles concrètes. La quête entreprise vers l’extérieur ne serait que le prolongement d’une quête déjà commencée vers l’intérieur, la recherche de réponses à des questions posées préalablement.

Dans son Historia de la Fenomenología en México, Zirión reprend l’affirmation de Ricoeur (1953) selon laquelle la phénoménologie équivaut à la somme des hérésies husserliennes. Dans le contexte mexicain, ces hérésies, écrit-il, ont été la responsabilité des philosophes. En effet, « […] esto quiere decir que la fenomenología en México ha sido, muy primordialmente cosa de filósofos […] » [ce qui veut dire que la phénoménologie au Mexique a été, principalement, une affaire de philosophes] (2004, p. 385, ma traduction). J’ajouterai qu’elle n’a pas été que l’affaire des philosophes, mais des philosophes-traducteurs pour qui le travail intellectuel exigeait aussi un travail de traduction. La traduction s’avère donc un outil privilégié pour s’intégrer à un réseau intellectuel, mais sa fonction va bien au-delà : elle est l’une des conditions du philosopher.