Corps de l’article
« Je le dis tout de suite : ce dictionnaire de citations sur les traductions est un régal » (Henri Meschonnic, préface du livre). Voici plus de 3000 aphorismes, éloges, injonctions, opinions, règles, jugements… sur la traduction et les traducteurs et interprètes – glanés chez plus de 800 écrivants, de l’Antiquité à 2005, et classés sous une centaine de thèmes.
Le régal tient à la fois à la diversité des sources, des périodes, des points de vue et aux itinéraires que permet un tel répertoire. La promenade est d’abord insouciante et légère, à travers des lieux en apparence communs. Puis assez vite, l’invitation au vagabondage nécessite une boussole pour se repérer, avancer, car le lecteur ressent la diversité, sinon les contradictions qui se pointent : il est appelé ainsi peu à peu à situer son propre horizon, à baliser son propre chemin. Ce qui pouvait apparaître comme un dictionnaire accumulatif, un inventaire de déjà vu, se révèle comme un espace de courants d’air qui décoiffent : les discours sur la traduction et les traducteurs ont tout dit et leur contraire!
La préface d’Henri Meschonnic (pp. XI-XIV) cerne bien les multiples miroirs que nous renvoie ce dictionnaire de clichés et d’anti-clichés – ce « jeu de massacres » qui porte sur le pensé et l’impensé touchant la traduction. Quant à l’avant-propos de Jean Delisle (pp. XV-XXXIV), il déjoue à l’avance les pièges que pourraient receler les divergences d’avis, les affirmations opposées, et souligne avec pertinence l’utilité de ce dictionnaire pour mieux appréhender la teneur des discours sur la traduction dans leur historicité.
Ce catalogue à entrées multiples permet aussi d’esquisser le « dialogue » virtuel entre écrivains d’époques éloignées et de saisir l’image bigarrée du traducteur. Les désignations imagées, métaphoriques de ce traducteur peuvent laisser pantois, tant elles côtoient les extrêmes – depuis « l’enculeur de mouches » jusqu’au « bâtisseur de cathédrales de mots », depuis « l’ennemi de Dieu » jusqu’au « mystique de la langue », depuis « la sangsue amoureuse » jusqu’au « polisseur de doutes ». Mais ces représentations laissent aussi deviner les troubles qui s’attachent à la traduction, cet « art de l’équivoque et de l’ambivalence », ce travail de « corsaire », d’« aveugle tâtonnant ». Représentations verbalisées pour l’instant mais qui pourraient être complétées un jour par les représentations cinématographiques du traducteur et de l’interprète.
Le livre est facile à consulter, de par son organisation même et grâce à ses index d’auteurs, de traducteurs, de notions-clés (plus de 700!). On peut ainsi réunir les citations d’un même auteur, procéder à des regroupements par période, dégager les courants de pensée dominants d’une époque, multiplier les observations diachroniques, suivre la genèse du métalangage en traduction et l’évolution de certains concepts comme adaptation, belle infidèle, équivalence, fonction, qualité, etc.
Le régal est donc celui de la découverte. Alors que bien des dictionnaires de citations, de locutions, de proverbes, d’auteurs…sont des trésors figés, celui qu’on nous offre maintenant est un vivant témoignage qui ne demande qu’à être interpellé. Vous prenez « amour » (33 citations), « assujettissement » (12), « copulation » (1), « déguisement » (1), « fertilisation » (3), « infidélité » (25), « jouissance » (5), « mariage » (5), « reproduction » (5) et vous voilà perplexe devant la permanence de tels rapprochements. Vous prenez « ambassadeur » (5), « artiste » (12), « caméléon » (3), « comédien » (4), « créateur » (21), « femme de ménage » (3), « génie » (12), « grève » (2), « imitateur » (7), « imposteur » (2), « inventeur » (2), « mercenaire » (2), « monstre » (7), « passeur » (8), « serviteur » (9), « traître » (10), « valet » (5), « voyageur » (5)…et vous voilà en proie à l’interrogation identitaire pour un métier qui pourrait tout et rien!
A travers la lecture de toutes ces citations, on s’aperçoit que la traduction est un « jeu » (14 citations), qu’il y a du jeu dans toute traduction et dans tout effort à la définir, que derrière ce jeu équivoque s’esquisse sans cesse une théorie sur le langage, sur les langues en contact, sur la communication, sur les interlocuteurs mis en présence par et dans leur discours. Décidément, ce qui pouvait sembler un tombeau de pensées plus ou moins célèbres et répétées se dévoile comme un berceau animé d’histoire(s) : le lecteur est cité à comparaître devant cette « traduction en citations ».