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Cet ouvrage présente pour la première fois la correspondance entre George Orwell (pseudonyme d’Eric Blair), et René-Noël Raimbault, son premier traducteur français. Outre les vingt lettres qui constituent l’ensemble de la correspondance, le livre comprend une introduction de Marie-Annick Raimbault, petite-fille du traducteur, ainsi que plusieurs documents qui éclairent le rapport de René-Noël Raimbault à son métier de traducteur : des lettres échangées entre Raimbault et Jean Pons, chef des cuisines du Strand Palace Hotel, un court extrait d’une lettre du traducteur à sa belle-fille à la mort de George Orwell, une contribution de Raimbault à une enquête sur la traduction publiée dans Les Lettres Françaises, et, enfin, une réponse écrite du traducteur à une institutrice intéressée par la traduction littéraire.
Le lecteur ne peut qu’être reconnaissant du soin délicat accordé par l’éditeur, Jean-Michel Place, à la facture du livre. Les lettres, disposées en ordre chronologique et scrupuleusement identifiées, sont entrecoupées d’illustrations (photographies de Raimbault et d’Orwell) et de reproductions en fac-similé des lettres échangées, de cartes postales, et d’extraits de journaux et de livres, qui imposent un rythme agréable à la lecture. L’éditeur n’a épargné aucun effort et ce, jusque dans la couverture du livre sur laquelle figure une photographie d’Orwell, pour redonner à cette correspondance inédite son éclat d’origine, et lui permettre d’échapper à l’oubli.
Dans l’introduction, Marie-Annick Raimbault raconte comment elle a découvert la correspondance entre son grand-père et le romancier anglais dans la bibliothèque de son père, et résume le contenu des lettres en les enrichissant de détails de la vie de Raimbault. Elle peint un portrait touchant du traducteur : c’est un homme « [a]nimé d’une curiosité infinie pour le monde et la littérature » (p. 10). Lui-même se décrit comme étant toujours « friand de découvertes » (p. 89). En 1934, au moment où débute la correspondance, il a 52 ans. Il est professeur de lettres au Lycée du Mans, mais aussi peintre, graveur sur bois, écrivain et traducteur. Il s’intéresse à « plusieurs domaines d’expression, [estimant] que chacun d’eux nourri[t] l’autre » (p. 10). Il a traduit Upton Sinclair et William Faulkner, faisant connaître ce dernier en France et dans le monde avec sa traduction de Sanctuary (publiée en 1933). Faulkner lui-même dira qu’il doit à Raimbault et aux lecteurs français « la moitié de [son] prix Nobel » (p. 90).
En 1934, un ami américain prête à Raimbault Down and Out in Paris and London, de George Orwell. Le jeune auteur britannique a alors 31 ans, et Down and Out est son premier roman. Publié à Londres en janvier 1933, le livre est tiré de son expérience de « mouisard » dans les bas-fonds de Paris et de Londres, où il a occupé divers petits emplois (plongeur, garçon de café, etc.). Raimbault s’y intéresse vivement, et persuade Gaston Gallimard, qui lui doit le succès des traductions de Faulkner, de miser sur le jeune débutant. En octobre 1934, Raimbault écrit pour la première fois à Orwell pour l’informer qu’il a traduit son livre, et amorce ainsi un dialogue qui durera 14 mois, d’octobre 1934 à décembre 1935.
La correspondance entre Raimbault et Orwell est publiée ici en version originale française et en version anglaise, établie sur la traduction de Peter Davison, éditeur des Oeuvres complètes d’Orwell. Dans sa première lettre, Raimbault s’excuse d’écrire au Britannique dans une langue qui n’est pas la sienne, disant que « le français est comme un vieux veston qu’on a beaucoup porté et qui ne [le] gêne plus aux emmanchures » (p. 20 ). Il est surtout convaincu qu’en sa qualité de « vieux parisien » (p. 20), Orwell sera en mesure de le comprendre. Orwell répond en effet en français, à l’exception de deux lettres rédigées en anglais. Les éditrices Céline Place et Madeleine Renouard ne corrigent que les fautes d’orthographe ou d’accord qui se glissent dans ses lettres, laissant intacts les anglicismes afin de préserver l’authenticité du dialogue.
Les premières lettres qu’échangent les correspondants sont consacrées au travail de traduction de Down and Out. Raimbault demande au jeune auteur des éclaircissements sur des expressions anglaises qui lui sont peu familières et sur des dialogues du roman qui, truffés de jurons, ont été censurés par l’éditeur anglais. Le traducteur veut à tout prix les rétablir dans leur intégralité en version française. C’est ainsi que la traduction de René-Noël Raimbault a joué un rôle primordial dans la restitution du texte original d’Orwell. En décembre 1934, Raimbault envoie les épreuves de la traduction au romancier en y joignant une liste scrupuleuse de toutes ses modifications (francisation de la partie parisienne du roman, « argotisation » des conversations, usage du tutoiement entre les personnages, modifications de certaines citations françaises présentes dans le texte original, etc.), le tout dans le but de produire une traduction « parfaite et vraiment digne [d’Orwell] » (p. 48). La traduction de Raimbault paraît en mai 1935 sous le titre « La Vache Enragée ». Orwell est plein d’admiration et s’empresse de remercier son traducteur : « I want to thank you very much for making such an extraordinarily good job of the translation of Down and Out. Without flattering you I can truthfully say that I am not only delighted but also greatly astonished to see how good it seems when translated » (p. 51). Il écrira plus tard que la traduction de Raimbault est la seule traduction d’une de ses oeuvres qu’il ait admirée (p. 15). La Vache Enragée, quoiqu’elle ait servi de « matrice » (p. 7) aux traductions ultérieures du roman d’Orwell, n’est malheureusement plus disponible aujourd’hui. Il n’est possible de lire Down and Out que dans la traduction de Michel Pétris, publiée sous le titre « Dans la dèche à Paris et à Londres » (p. 7).
Quoique centrées, au début, sur le travail de traduction, les lettres échangées entre René-Noël Raimbault et George Orwell s’ouvrent très vite à une variété de sujets, à mesure que la collaboration entre traducteur et écrivain donne naissance à une véritable amitié épistolaire. L’estime et la confiance s’établissent facilement entre ses deux hommes qui ont exercé les mêmes professions (Raimbault à Orwell : « [e]n qualité d’écrivain par vocation, de professeur par occasion et de “mouisard” par nécessité, vous m’êtes triplement sympathique » (p. 28)), et dont les opinions, qu’elles soient littéraires ou politiques, se rejoignent. Ils abordent les thèmes qui leur tiennent à coeur : la littérature, à la fois l’oeuvre d’Orwell (Raimbault fait une critique élogieuse de Burmese Days et de A Clergyman’s Daughter, les deux romans qui suivent Down and Out) et celle des romanciers américains Faulkner, Sinclair, et Fanny Hurst. Ils discutent des différences entre la langue littéraire et l’argot anglais et américains. En observateurs éclairés, ils partagent leurs réflexions sur les sujets importants de l’époque : le colonialisme, la discrimination raciale, l’exploitation de la classe ouvrière, la censure littéraire. Ainsi, à travers les lettres, le lecteur assiste à l’évolution de l’engagement bien connu d’Orwell, mais découvre aussi celui de son traducteur. En effet, René-Noël Raimbault traduit Faulkner, Sinclair et Orwell en dépit des risques et de l’intimidation qu’il encourt en rendant accessibles leurs oeuvres controversées. Pour avoir traduit Oil! de Sinclair, une compagnie pétrolière américaine le menace de « représailles personnelles » (p. 67); ses relations étroites avec l’Irlande lui valent une fiche noire en Angleterre (p. 68); et il brave la colère des grands hôtels en publiant une version française de Down and Out, et en voulant profiter de ses entrées dans un grand hebdomadaire français pour « amorcer une campagne tendant à mettre fin aux honteuses conditions dans lesquelles travaille le personnel des grands hôtels » (p. 67). Raimbault veut se faire le défenseur d’Orwell comme il a été celui de Faulkner. Il se propose de traduire son deuxième roman, Burmese Days, pour lequel il lui promet une préface d’André Malraux (Burmese Days ne sera cependant traduit qu’en 1946 par Guillot de Saix (p. 35)). Malheureusement, alors que les deux amis sont pleins d’enthousiasme à l’idée d’une seconde collaboration, la tragédie frappe le traducteur. Dans sa dernière lettre, datée de novembre 1935, il annonce au romancier la mort accidentelle de sa fille. Miné par le chagrin, il n’a plus que la volonté d’entreprendre des projets qui lui sont familiers. La dernière lettre d’Orwell, dans laquelle il offre ses condoléances à son ami Raimbault, reste sans réponse, et le jeune auteur meurt de tuberculose 15 ans plus tard.
La fluidité avec laquelle les paragraphes précédents ont fait alterner les sujets de la correspondance reflète la qualité du travail d’édition de Céline Place et Madeleine Renouard, qui ont produit un ouvrage remarquable de clarté et d’accessibilité. L’organisation méticuleuse des lettres et l’appareil explicatif minutieux (préface, notes, etc.) s’unissent pour permettre au lecteur d’apprécier pleinement le contenu de cette correspondance pleine d’élégance, de finesse et d’humour entre deux hommes aux qualités extraordinaires. Il est impossible d’exagérer l’importance et la valeur d’un tel livre pour le traductologue, auquel il offre la matière nécessaire à une « réflexion sur le traducteur », dont l’absence dans les discours sur la traduction a été déplorée par Antoine Berman (1989, p. 677). René-Noël Raimbault, traducteur de William Faulkner, Upton Sinclair, Thomas Wolfe, Damon Runyon, et George Orwell, n’est pas le moindre de ces « grand[s] oublié[s] » (p. 677) de la discipline, et la Correspondance permet d’entamer une analyse approfondie du destin-de-traduction de cet homme qui a pressenti le génie de plusieurs grands écrivains du XXe siècle. L’ensemble constitué par les lettres et les documents rassemblés à la fin de l’ouvrage éclaire la façon dont Raimbault envisageait son métier de traducteur, son rapport à sa langue maternelle ainsi qu’à l’anglais et à l’américain, et la façon dont ses traductions ont marqué l’histoire littéraire. Le livre rend surtout hommage à l’exquise humilité du traducteur qui, en réponse à l’admiration d’Orwell, lui écrit : « Non, hélas ! Je ne suis point le “non-pareil” de Shakespeare. L’un de vos poètes pourtant m’a nommé et défini : “a smiling rainbow”. Je me contenterai donc, en attendant mieux, de ce rôle de trait d’union, irisé et aérien, qui me convient à merveille » (p. 39).
Parties annexes
Références
- BERMAN, Antoine (1989). « La traduction et ses discours ». META, XXXIV, 4, pp. 672-679.