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Traduction et avant-propos de Clara Foz
D'Ortega y Gasset, né à Madrid en 1883, et qui, avec Unamuno, son contemporain, constitue l'un des plus illustres représentants de la pensée philosophique espagnole, on ne saurait résumer l'oeuvre : immense et variée, elle n'a rien perdu de sa vivacité et par sa pertinence et sa modernité stimule qui prend le temps de s'y plonger. Marquée par la philosophie allemande, mais également par une certaine tradition littéraire française - les références à certaines de ses « oeuvres » les plus marquantes, qu'il s'agisse de Chateaubriand, Stendhal ou Flaubert, sont fréquentes dans les écrits orteguiens - l'oeuvre d'Ortega y Gasset échappe à toute tentative de catégorisation, et c'est bien ainsi.
Le texte[1] revêt la forme du dialogue (des références à Socrate et à Platon apparaissent à divers niveaux dans le texte), dialogue dans lequel un des participants joue en quelque sorte le rôle de narrateur. Au tout début, il est précisé que ce dialogue se serait déroulé au Collège de France : y auraient participé des universitaires et d'autres intellectuels et la discussion aurait porté dans un premier temps sur l'impossibilité de traduire certains penseurs allemands. Peu à peu cependant, dans le texte, la perspective s'élargit pour englober tout écrit « faisant oeuvre ». L'authenticité des faits importe peu, même si Ortega y Gasset ayant séjourné en France avant de s’installer en Argentine, il est permis de penser qu'il se fonde sur un événement réel ou qu'il s'en inspire et ce d'autant que certaines personnes mentionnées dans son texte faisaient effectivement partie de ses fréquentations. L'essentiel est que par cette « mise en place » Collège de France - Penseurs allemands sont introduits dès les premières lignes les deux pôles autour desquels la réflexion d'Ortega y Gasset sur la traduction s'articule, à savoir d'une part la critique d'une certaine manière ou tradition française et d'autre part la reconnaissance et l'affirmation d'une autre tradition incarnée par des auteurs comme Humboldt, Goethe et Schleiermacher entre autres. Le fait qu'il ait ancré son discours aux deux pôles représentés d'un côté par la vision assimilationiste et naturalisante propre à la première tradition et de l'autre par la vision différenciatrice et altérante de la seconde ne devrait cependant pas faire oublier tout ce que la problématique posée par Ortega y Gasset a de spécifiquement espagnol.
Le raisonnement orteguien est bâti sur un thème, central au demeurant dans toute son oeuvre, celui de l'utopie : celle-ci est aussi inhérente à toute pratique traduisante (on pense ici au « traduire » envisagé par Schleiermacher comme une « folle entreprise » et dans une plus large mesure, à toute pratique langagière et même à toute activité humaine). Un principe en vertu duquel traduisibilité et intraduisibilité sont une seule et même chose, l'impossibilité absolue du traduire fondant sa nécessité même. Retournement dialectique par lequel la théorie de l'intraduisible se transforme en théorie du traduisible.
Sont abordés dans ce texte un certain nombre des thèmes fondateurs du discours moderne sur la traduction : position du sujet traduisant, typologie des textes, idiolecte de l'écrivain, intraduisibilité linguistique, contraintes liées à l'anisomorphisme des systèmes linguistiques, question du rapport existant entre signe et référent, imperfection et opacité du médium linguistique, rapport de l'homme à la langue, mais aussi variété des visées traductives possibles et réception des traductions.
La pratique de la traduction telle qu'envisagée par Ortega y Gasset se fonde sur la reconnaissance d'un rapport profond et unique aux langues : rapport qui lie l'auteur à sa langue - pour Ortega y Gasset tout acte d'écriture suppose un certain « écart à la langue » et rapport du traducteur à sa langue maternelle - sa langue de traduction - dont il doit élargir les frontières. Sa voie ne saurait donc être ni celle d'une supposée transparence du texte, transparence qui autorise le traducteur à abdiquer toute responsabilité vis-à-vis de la matérialité du texte, ni celle, pour reprendre une expression connue, du « fétichisme du signifiant », fétichisme forcément réducteur. En cela les réflexions d'Ortega y Gasset dépassent l'éternelle dichotomie forme/sens et la non moins éternelle opposition sourcier/cibliste et font de la pratique traduisante une pratique qui s'articule à celle des langues, de la littérature et des échanges interlinguistiques et interculturels et, partant, un acte de créativité authentique.
Du texte d'Ortega y Gasset, on peut affirmer qu'il est particulièrement clair : clair dans son propos, clair dans la manière dont l'argumentation progresse, clair enfin dans sa facture même, chaque mot, chaque expression s'insérant avec bonheur dans le déroulement de la pensée orteguienne. Cette clarté n'est cependant pas synonyme de facilité, tant s'en faut. Les idées foisonnent, stimulent, portées par les résonances philosophiques que le sujet impose aussi bien que par la forme dialogique adoptée par l'auteur pour donner à son propos toute la vivacité voulue. Le fait par ailleurs que le texte se présente comme la relation in extenso d'une rencontre tenue au Collège de France permet à son auteur de donner à lire à travers l'espagnol une présence linguistique française et de jouer même sur ce décalage en conférant parfois à son énoncé une fonction métalinguistique (albarda sobre albarda p. 31, ou miel sobre hojuelas p. 53).
Jeu et humour, de fait, sont bel et bien au rendez-vous dans ces pages, qu'il s'agisse de moquer certaines traditions de la vie intellectuelle française (...en France toute conversation se doit d'éviter toujours l'essentiel..., p. 25, notre Condillac, p. 19, votre Rousseau, p. 29) ou de jouer de l'autodérision (ainsi retrouve-t-on deux hablar et six decir dans le passage consacré au phénomène de la parole). De la parole orteguienne on peut dire qu'elle est avant tout philosophique : non seulement par les termes qu’elle met en scène (préconception, intégration, marche dialectique, transsubstantiation), mais aussi par le rythme de l’argumentation qui avance, se développe, soudainement recule, revient avec plus de force encore. Un véritable plaisir de traduction. De lecture ? A vous, lectrices et lecteurs, d’en juger !
Miseria y esplendor de la traducción
I La miseria
En una reunión a que asisten profesores del Colegio de Francia, universitarios y personas afines, alguien habla de que es imposible traducir ciertos pensadores alemanes y propone que, generalizando el tema, se haga un estudio sobre qué filósofos se pueden traducir y cuáles no.
Parece esto suponer, con excesiva convicción, que hay filósofos y, más en general, escritores que se pueden, en efecto, traducir. ¿No es esto ilusorio? —me permití insinuar. ¿No es traducir, sin remedio, un afán utópico? Verdad es que cada día me acuesto más a la opinión de que lo que el hombre hace es utópico. Se ocupa en conocer sin conseguir conocer plenamente nada. Cuando hace justicia acaba indefectiblemente haciendo alguna bellaquería. Cree que ama y luego advierte que se quedó en la promesa de hacerlo. No se entiendan estas palabras en un sentido de sátira moral, como si yo censurase a mis colegas de especie porque no hacen lo que pretenden. Mi intención es, precisamente, lo contrario: en vez de inculparles por su fracaso quiero sugerir que ninguna de esas cosas se puede hacer, que son de suyo imposibles, que se quedan en mera pretensión, vano proyecto y ademán inválido. La naturaleza ha dotado a cada animal de un programa de actos que, sin más, se pueden ejecutar satisfactoriamente. Por eso es tan raro que el animal esté triste. Sólo en los superiores —en el perro, en el caballo— se advierte alguna vez algo así como tristeza, y precisamente entonces es cuando nos parecen más cerca de nosotros, más humanos. Tal vez el espectáculo más azorante, por lo equívoco, que presenta la naturaleza sea —en el fondo misterioso de la selva— la melancolía del orangután. Normalmente los animales son felices. Nuestro sino es opuesto. Los hombres andan siempre melancólicos, maniáticos y frenéticos, maltraídos por todos estos morbos que Hipócrates llamó divinos. Y la razón de ello está en que los quehaceres humanos son irrealizables. El destino —el privilegio y el honor— del hombre es no lograr nunca lo que se propone y ser pura pretensión, viviente utopía. Parte siempre hacia el fracaso, y antes de entrar en la pelea lleva ya herida la sien.
Así acontece en esta modesta ocupación que es traducir. En el orden intelectual no cabe faena más humilde. Sin embargo, resulta ser exorbitante.
Escribir bien consiste en hacer continuamente pequeñas erosiones a la gramática, al uso establecido, a la norma vigente de la lengua. Es un acto de rebeldía permanente contra el contorno social, una subversión. Escribir bien implica cierto radical denuedo. Ahora bien; el traductor suele ser un personaje apocado. Por timidez ha escogido tal ocupación, la mínima. Se encuentra ante el enorme aparato policíaco que son la gramática y el uso mostrenco. ¿Qué hará con el texto rebelde? ¿No es pedirle demasiado que lo sea él también y por cuenta ajena? Vencerá en él la pusilanimidad y en vez de contravenir los bandos gramaticales hará todo lo contrario: meterá al escritor traducido en la prisión del lenguaje normal, es decir, que le traicionará. Traduttore, traditore.
—Y, sin embargo, los libros de ciencias exactas y naturales se pueden traducir— responde mi interlocutor.
—No niego que la dificultad es menor, pero sí que no exista. La rama de la matemática que más en boga ha estado durante el último cuarto de siglo ha sido la Teoría de los Conjuntos. Pues bien: su creador, Cantor, la bautizó con un término que no hay modo de traducir en nuestras lenguas. Lo que hemos tenido que llamar «conjunto» lo llamaba él Menge, vocablo cuya significación no se cubre con la de conjunto. No exageremos, pues, la traductibilidad de las ciencias matemáticas y físicas. Pero, hecha esta salvedad, estoy dispuesto a reconocer que la versión puede en ellas llegar mucho más cerca que en las demás disciplinas.
—¿Reconoce usted, entonces, que hay dos clases de escritos: los que se pueden traducir y los que no?
—Si hablamos grosso modo, habrá que aceptar esa distinción, pero al hacerlo nos cerramos la entrada al verdadero problema que toda traducción plantea. Porque si nos preguntamos cuál es la razón de que ciertos libros científicos sean más fáciles de traducir caeremos pronto en la cuenta de que en ellos el autor mismo ha comenzado por traducirse de la lengua auténtica en que él «vive, se mueve y es», a una pseudolengua formada por términos técnicos, por vocablos lingüísticamente artificiosos que él mismo necesita definir en su libro. En suma, se traduce a sí mismo de una lengua a una terminología.
—¡Pero, una terminología es una lengua como otra cualquiera! Más aún, según nuestro Condillac: la lengua mejor, la lengua «bien hecha», es la ciencia.
—Perdóneme que en eso discrepe radicalmente de usted y del buen abate. Una lengua es un sistema de signos verbales merced al cual los individuos pueden entenderse sin previo acuerdo, al paso que una terminología sólo es inteligible si previamente el que escribe o habla y el que lee o escucha se han puesto individualmente de acuerdo sobre el significado de los signos. Por eso la llamo pseudolengua y digo que el hombre de ciencia tiene que comenzar por traducir su propio pensamiento a ella. Es un volapuk, un esperanto establecido por convención deliberada entre los que cultivan esa disciplina. De aquí que sea más fácil traducir estos libros de una lengua a otra. En realidad, los de todos los países están ya escritos casi íntegramente en la misma. Tan es así que estos libros parecen herméticos, ininteligibles o por lo menos muy difíciles de entender a los hombres que hablan la lengua auténtica en que aparentemente están escritos.
—En juego limpio no tengo más remedio que dar a usted la razón y además decirle que comienzo a entrever ciertos misterios de la relación verbal entre hombre y hombre que no había hasta ahora advertido.
—Y yo, a mi vez, entreveo que es usted una especie de último abencerraje, último superviviente de una fauna desaparecida, puesto que es usted capaz, frente a otro hombre, de creer que es el otro y no usted quien tiene razón. En efecto: el asunto de la traducción, a poco que lo persigamos, nos lleva hasta los arcanos más recónditos del maravilloso fenómeno que es el habla. Aun ateniéndonos a lo más inmediato que nuestro tema ofrece, tendremos por ahora bastante. En lo dicho hasta aquí me he limitado a fundar el utopismo del traducir en que el autor de un libro no matemático ni físico, ni, si usted quiere, biológico, es un escritor en algún buen sentido de la palabra. Esto implica que ha usado su lengua nativa con un prodigioso tacto, logrando dos cosas que parece imposible cohonestar: ser inteligible, sin más, y a la vez modificar el uso ordinario del idioma. Esta doble operación es más difícil de ejecutar que andar por la cuerda floja. ¿Cómo podremos exigirla de los traductores corrientes? Mas, tras esta primera dificultad que ofrece la versión del estilo personal nos aparecen nuevas capas de dificultades. El estilismo personal consiste, por ejemplo, en que el autor desvía ligeramente el sentido habitual de la palabra, la obliga a que el círculo de objetos que designa no coincida exactamente con el círculo de objetos que esa misma palabra suele significar en su uso habitual. La tendencia general de estas desviaciones en un escritor es lo que llamamos su estilo. Pero es el caso que cada lengua comparada con otra tiene también su estilo lingüístico, lo que Humboldt llamaba su «forma interna». Por tanto, es utópico creer que dos vocablos pertenecientes a dos idiomas y que el diccionario nos da como traducción el uno del otro, se refieren exactamente a los mismos objetos. Formadas las lenguas en paisajes diferentes y en vista de experiencias distintas, es natural su incongruencia. Es falso, por ejemplo, suponer que el español llama bosque a lo mismo que el alemán llama Wald, y, sin embargo, el diccionario nos dice que Wald significa bosque. Si hubiera humor para ello sería excelente ocasión para intercalar un «aria de bravura» describiendo el bosque de Alemania en contraposición al bosque español. Hago gracia a ustedes de la canción, pero reclamo su resultado: la clara intuición de la enorme diferencia que entre ambas realidades existe. Es tan grande, que no sólo ellas son de sobra incongruentes, sino que lo son casi todas sus resonancias intelectuales y emotivas.
Los perfiles de ambas significaciones son incoincidentes como las fotografías de dos personas hechas la una sobre la otra. Y como en este caso nuestra vista vacila y se marea sin conseguir quedarse con uno u otro perfil ni formarse un tercero, imaginemos la vaguedad penosa que nos dejará la lectura de miles de palabras a quienes esto acontece. Son, pues, unas mismas causas las que producen en la imagen visual y en el lenguaje el fenómeno del flou. La traducción es el permanente flou literario, y como, de otra parte, lo que solemos llamar tontería no es sino el flou del pensamiento, no extrañemos que un autor traducido nos parezca siempre un poco tonto.
II Los dos utopismos
Cuando la conversación no es un mero canje de mecanismos verbales en que los hombres se comportan casi como gramófonos, sino que los interlocutores hablan de verdad sobre un asunto, se produce un curioso fenómeno. Conforme avanza la conversación, la personalidad de cada uno se va disociando progresivamente: una parte de ella atiende a lo que se dice y colabora al decir, mientras la otra, atraída por el tema mismo, como el pájaro por la serpiente, se retrae cada vez más hacia su íntimo fondo y se dedica a pensar en el asunto. Al conversar vivimos en sociedad: al pensar nos quedamos solos. Pero el caso es que en ese género de conversaciones hacemos ambas cosas a la vez, y a medida que la charla progresa las vamos haciendo con intensidad creciente: atendemos con emoción casi dramática a lo que se va diciendo y al propio tiempo nos vamos sumiendo más y más en la soledad abisal de nuestra meditación. Esta creciente disociación no se puede sostener en permanente equilibrio. De aquí que sea característico de tales conversaciones la arribada a un instante en que sufren un síncope y reina denso silencio. Cada interlocutor queda absorto en sí mismo. De puro estar pensando no puede hablar. El diálogo ha engendrado silencio y la sociedad inicial precipita en soledades.
Esto aconteció en nuestra reunión, después de mis últimas palabras. ¿Por qué, entonces? No hay duda: esta marea viva del silencio que llega a cubrir el diálogo se produce cuando el desarrollo del tema ha llegado a su extremo en una de sus direcciones y la conversación tiene que girar sobre sí misma y poner la proa a otro cuadrante.
—Este silencio —dijo alguien— que ha surgido entre nosotros tiene un carácter fúnebre. Ha matado usted la traducción y, taciturnos, seguimos su entierro.
—¡Ah, no! —repuse yo—. ¡De ninguna manera! Me importaba mucho subrayar las miserias del traducir, me importaba sobre todo definir su dificultad, su improbabilidad, pero no para quedarme en ello, sino al revés: para que fuese resorte balístico que nos lanzase hacia el posible esplendor del arte de traducir. Es, pues, el minuto oportuno para gritar: «¡La traducción ha muerto! ¡Viva la traducción!» Ahora tenemos que bogar en sentido opuesto y, como Sócrates dice en ocasiones parecidas, tenemos que cantar la palinodia.
—Me temo —dijo el señor X— que le cueste a usted mucho trabajo. Porque no olvidamos su afirmación inicial que nos presentó la faena del traducir como una operación utópica y un propósito imposible.
—En efecto; eso dije y un poco más: que todos los quehaceres específicos del hombre tienen parejo carácter. No teman ustedes que intente decir ahora por qué pienso así. Sé que en una conversación francesa hay siempre que evitar lo principal y conviene mantenerse en la zona templada de las cuestiones intermedias. Harto amables son ustedes tolerándome y hasta imponiéndome este monólogo disfrazado, a pesar de que el monólogo es, tal vez, el crimen más grave que se puede cometer en París. Por eso hablo un poco cohibido y con la conciencia pesada bajo la impresión de estar cometiendo algo así como un estupro. Sólo me tranquiliza la convicción de que mi francés camina arrastrando los pies y no puede permitirse la ágil contradanza del diálogo. Pero volvamos a nuestro tema, a la condición esencialmente utópica de todo lo humano. En vez de asentar sobre razones demasiado sólidas esta doctrina voy a permitirme sólo invitarles a que ensayen ustedes, por puro placer de experimento intelectual, suponerla como principio radical y contemplen bajo su luz los afanes del hombre.
—Sin embargo —dijo el querido amigo Jean Baruzi—, es frecuente en su obra el combate contra el utopismo.
—¡Frecuente y sustancial! Hay un falso utopismo que es la estricta inversión del que ahora tengo a la vista; un utopismo consistente en creer que lo que el hombre desea, proyecta y se propone es, sin más, posible. Por nada siento mayor repugnancia y veo en él la causa máxima de cuantas desdichas acontecen ahora en el planeta. En el humilde asunto que ahora nos ocupa podemos apreciar el sentido opuesto de ambos utopismos. El mal utopista, lo mismo que el bueno, consideran deseable corregir la realidad natural que confina a los hombres en el recinto de lenguas diversas impidiéndoles la comunicación. El mal utopista piensa que, puesto que es deseable, es posible, y de esto no hay más que un paso hasta creer que es fácil. En tal persuasión no dará muchas vueltas a la cuestión de cómo hay que traducir, sino que sin más comenzará la faena. He aquí por qué casi todas las traducciones hechas hasta ahora son malas. El buen utopista, en cambio, piensa que puesto que sería deseable libertar a los hombres de la distancia impuesta por las lenguas, no hay probabilidad de que se pueda conseguir; por tanto, que sólo cabe lograrlo en medida aproximada. Pero esta aproximación puede ser mayor o menor..., hasta el infinito, y ello abre ante nuestro esfuerzo una actuación sin límites en que siempre cabe mejora, superación, perfeccionamiento; en suma: «progreso». En quehaceres de esta índole consiste toda la existencia humana. Imaginen ustedes lo contrario: que se viesen condenados a no ocuparse sino en hacer lo que es posible, lo que de suyo puede lograrse. ¡Qué angustia! Sentirían ustedes su vida como vaciada de sí misma. Precisamente porque su actividad lograba lo que se proponía les parecería a ustedes no estar haciendo nada. La existencia del hombre tiene un carácter deportivo, de esfuerzo que se complace en sí mismo y no en su resultado. La historia universal nos hace ver la incesante e inagotable capacidad del hombre para inventar proyectos irrealizables. En el esfuerzo para realizarlos logra muchas cosas, crea innumerables realidades que la llamada naturaleza es incapaz de producir por sí misma. Lo único que no logra nunca el hombre es, precisamente, lo que se propone —sea dicho en su honor. Esta nupcia de la realidad con el íncubo de lo imposible proporciona al universo los únicos aumentos de que es susceptible. Por eso importa mucho subrayar que todo —se entiende todo lo que merece la pena, todo lo que es de verdad humano— es difícil, muy difícil; tanto, que es imposible.
Como ustedes ven, no es una objeción contra el posible esplendor de la faena traductora declarar su imposibilidad. Al contrario, este carácter le presta la más sublime filiación y nos hace entrever que tiene sentido.
—Según esto —interrumpe un profesor de historia del arte— tendería usted a pensar, como yo, que la misión propia del hombre, lo que proporciona sentido a sus afanes, es llevar la contra a la naturaleza.
—Ando, en efecto, muy cerca de tal opinión, siempre que no se olvide —lo que para mí es fundamental— la anterior distinción entre los dos utopismos: el bueno y el malo. Digo esto, porque la característica esencial del buen utopista al oponerse radicalmente a la naturaleza es contar con ella y no hacerse ilusiones. El buen utopista se compromete consigo mismo a ser primero un inexorable realista. Sólo cuando está seguro de que ha visto bien, sin hacerse la menor ilusión y en su más agria desnudez, la realidad, se revuelve contra ella garboso y se esfuerza en reformarla en el sentido de lo imposible, que es lo único que tiene sentido.
La actitud inversa, que es la tradicional, consiste en creer que lo deseable está ya ahí como un fruto espontáneo de la realidad. Esto nos ha cegado a limine para entender las cosas humanas. Todos, por ejemplo, deseamos que el hombre sea bueno, pero el Rousseau de ustedes que nos han hecho padecer a los demás creía que ese deseo estaba ya realizado desde luego, que el hombre era bueno de suyo o por naturaleza. Lo cual nos ha estropeado siglo y medio de historia europea que hubiera podido ser magnífica, y hemos necesitado infinitas angustias, enormes catástrofes —y las que todavía van a venir— para redescubrir la simple verdad, conocida por casi todos los siglos anteriores, según la cual el hombre, de suyo, no es sino una mala bestia.
O para volver definitivamente a nuestro tema: tan lejos está de quitar sentido a la ocupación de traducir subrayar su imposibilidad, que a nadie se le ocurre considerar absurdo el que hablemos unos con otros en nuestro materno idioma y, sin embargo, se trata también de un ejercicio utópico.
Esta afirmación produjo en torno un encrespamiento de oposiciones y protestas. «Eso es un superlativo o, mejor, lo que los gramáticos llaman un «excesivo», dijo un filólogo, hasta entonces tácito. «Me parece demasiado decir y cosa paradójica», exclamó un sociólogo.
—Veo que la navecilla audaz de mi doctrina corre riesgos de naufragio en esta súbita tormenta. Yo comprendo que para oídos franceses, aun siendo como los de ustedes, tan benévolos, resulte dura de oír la afirmación de que hablar es un ejercicio utópico. Pero ¿qué le voy a hacer, si tal es irrecusablemente la verdad?
III Sobre el hablar y el callar
Una vez aplacada la tormenta que mis últimas palabras habían suscitado, pude continuar de esta manera:
—Comprendo muy bien la indignación de ustedes. La afirmación de que hablar es una faena ilusoria y una acción utópica tiene todo el aire de una paradoja y la paradoja es siempre irritante. Lo es mucho más para franceses. Tal vez el curso de esta conversación nos lleve a un punto en que necesitemos aclarar por qué el espíritu francés es tan enemigo de la paradoja. Pero reconocerán ustedes que no siempre está en nuestro albedrío evitarla. Cuando tratamos de rectificar una opinión muy fundamental, que nos parece muy errónea, no hay probabilidad de que nuestras palabras se eximan de cierta paradójica insolencia. ¡Quién sabe, quién sabe si el intelectual, por prescripción inexorable y contra su gusta o voluntad, no ha sido comisionado para hacer constar en este mundo la paradoja! Si alguien se hubiese ocupado en aclararnos, de una vez y a fondo, por qué existe el intelectual, para qué está ahí desde que está y nos pusiese delante algunos sencillos datos de cómo sintieron su misión los más antiguos —por ejemplo, los pensadores arcaicos de Grecia, los primeros profetas de Israel, etc. —, acaso resultase esa sospecha mía cosa evidente y trivial. Porque, al cabo, doxa significa la opinión pública, y no parece justificado que exista una clase de hombres cuyo oficio específico consiste en opinar si su opinión ha de coincidir con la pública. ¿No es esto superfetación o, como nuestro lenguaje español, hecho más por arrieros que por chambelanes, dice: albarda sobre albarda? ¿No parece más verosímil que el intelectual existe para llevar la contraria a la opinión pública a la doxa, descubriendo, sosteniendo frente al lugar común la opinión verdadera, la paradoxa? Pudiera acontecer que la misión del intelectual fuese esencialmente impopular.
Tomen ustedes estas sugestiones no más que como defensa mía frente a su irritación, pero sea dicho de paso que con ellas crea rozar asuntos de primer orden, aunque escandalosamente intactos. Conste, por lo demás, que de esta nueva divagación son ustedes los responsables por haberse soliviantado contra mí.
Y el caso es que mi afirmación, pese a su fisonomía paradójica, es cosa bastante simple y obvia. Solemos entender por hablar el ejercicio de una actividad mediante la cual logramos hacer nuestro pensamiento manifiesto al prójimo. El habla es, ¡claro está!, muchas otras cosas además de esto, pero todas ellas suponen o implican esa función primaria del hablar. Por ejemplo, hablando intentamos persuadir a otro, influir en él, a veces engañarlo. La mentira es un habla que oculta nuestro auténtico pensamiento. Pero es evidente que la mentira sería imposible si el hablar primario y normal no fuese sincero. La moneda falsa circula sostenida por la moneda sana. A la postre, el engaño resulta ser un humilde parásito de la ingenuidad.
Digamos, pues, que el hombre, cuando se pone a hablar lo hace porque cree que va a poder decir lo que piensa. Pues bien; esto es ilusorio. El lenguaje no da para tanto. Dice, poca más o menos, una parte de lo que pensamos y pone una valla infranqueable a la transfusión del resto. Sirve bastante bien para enunciaciones y pruebas matemáticas: ya el hablar de física empieza a ser equívoco o insuficiente. Pero conforme la conversación se ocupa de temas más importantes que ésos, más humanos, más «reales», va aumentando su imprecisión, su torpeza y su confusionismo. Dóciles al prejuicio inveterado de que hablando nos entendemos, decimos y escuchamos tan de buena fe que acabamos por malentendernos mucho más que si mudos nos ocupásemos en adivinarnos. Más aún: como nuestro pensamiento está en gran medida adscrito a la lengua —aunque me resisto a creer que la adscripción sea, como suele sostenerse, absoluta—, resulta que pensar es hablar consigo mismo y, consecuentemente, malentenderse a sí mismo y correr gran riesgo de hacerse un puro lío.
—¿No exagera usted un poco? —pregunta irónico míster Z.
—Tal vez, tal vez... Pero se trataría en todo caso de una exageración medicinal y compensatoria. En 1922 hubo una sesión en la Sociedad de Filosofía, de París, dedicada a discutir el problema del progreso en el lenguaje. Tomaron parte en ella, junto a los filósofos del Sena, los grandes maestros de la escuela lingüística francesa, que es, en cierto modo, al menos como escuela, la más ilustre del mundo. Pues bien; leyendo el extracto de la discusión, topé con unas frases de Meillet, que me dejaron estupefacto —de Meillet, maestro sumo de lingüística contemporánea—: «Toda lengua —decía— expresa cuanto es necesario a la sociedad de que es órgano... Con cualquier fonetismo, con cualquier gramática, se puede expresar cualquiera cosa». ¿No les parece a ustedes que, salvando todos los respetos debidos a la memoria de Meillet, hay también en esas palabras evidente exageración? ¿Cómo ha averiguado Meillet la verdad de sentencia tan absoluta? No será en calidad de lingüista. Como lingüista conoce sólo las lenguas de los pueblos, pero no sus pensamientos, y su dogma supone haber medido éstos con aquéllas y haber hallado que coinciden, sobre que no basta decir: toda lengua puede formular todo pensamiento, sino si todas pueden hacerlo con la misma facilidad e inmediatez. La lengua vasca será todo lo perfecta que Meillet quiera, pero el caso es que se olvidó de incluir en su vocabulario un signo para designar a Dios y fue menester echar mano del que significaba «señor de lo alto»—Jaungoikua. Como hace siglos desapareció la autoridad señorial, Jaungoikua significa hoy directamente Dios, pero hemos de ponernos en la época en que se vio obligada a pensar Dios como una autoridad política y mundanal, a pensar Dios como gobernador civil o cosa por el estilo. Precisamente, este caso nos revela que, faltos de nombre para Dios, costaba mucho trabajo a los vascos pensarlo: por eso tardaron tanto en convertirse al cristianismo y el vocablo indica que fue necesaria la intervención de la Policía para meter en sus cabezas la idea pura de la divinidad. De modo que la lengua no sólo pone dificultades a la expresión de ciertos pensamientos, sino que estorba la recepción de otros, paraliza nuestra inteligencia en ciertas direcciones.
No vamos a entrar ahora en las cuestiones verdaderamente radicales —¡y las más sugestivas!— que suscita este enorme fenómeno que es el lenguaje. A mi juicio, esas cuestiones no han sido aún ni siquiera entrevistas, precisamente por habernos cegado para ellas el equívoco perpetuo oculto en esa idea de que el habla nos sirve para manifestar nuestros pensamientos.
—¿A qué equívoco se refiere usted? No entiendo bien —pregunta el historiador del arte.
—Esa frase puede significar dos cosas radicalmente distintas: que al hablar intentamos expresar nuestras ideas o estados íntimos, pero sólo en parte lo logramos, o bien, que el habla consigue plenamente este propósito. Como ven ustedes, reaparecen aquí los dos utopismos con que tropezamos antes al ocuparnos de la traducción. Y lo mismo aparecerán en todo hacer humano, según la tesis general que les invité a ensayar: «todo lo que el hombre hace es utópico». Sólo este principio nos abre los ojos sobre las cuestiones radicales del lenguaje. Porque si, en efecto, nos curamos de pensar que el habla logra expresar todo lo que pensamos, nos daremos cuenta de lo que de hecho y con toda evidencia nos pasa constantemente, a saber: que, constantemente, al hablar o escribir renunciamos a decir muchas cosas porque la lengua no nos lo permite. ¡Ah, pero entonces la efectividad del hablar no es sólo decir, manifestar, sino que al mismo tiempo, es inexorablemente renunciar a decir, callar, silenciar! El fenómeno no puede ser más frecuente e incuestionable. Recuerden ustedes lo que les pasa cuando tienen que hablar en una lengua extraña. ¡Qué tristeza! Es la que yo estoy sintiendo ahora al hablar en francés: la tristeza de tener que callar las cuatro quintas partes de lo que se me ocurre, porque esas cuatro quintas partes de mis pensamientos españoles no se pueden decir buenamente en francés, a pesar de que ambas lenguas son tan próximas. Pues no se crea que no pasa lo mismo, bien que en menor medida, cuando pensamos en nuestro idioma: sólo el preconcepto contrario nos impide advertirlo. Con lo cual me veo en la terrible situación de provocar una segunda tormenta mucho más grave que la anterior. En efecto; todo lo dicho viene por fuerza a resumirse en una fórmula que ostenta francamente sus insolentes bíceps de paradoja. Es ésta: no se entiende en su raíz la estupenda realidad que es el lenguaje si no se empieza por advertir que el habla se compone sobre todo de silencios. Un ser que no fuera capaz de renunciar a decir muchas cosas, sería incapaz de hablar. Y cada lengua es una ecuación diferente entre manifestaciones y silencios. Cada pueblo calla unas cosas para poder decir otras. Porque todo sería indecible. De aquí la enorme dificultad de la traducción: en ella se trata de decir en un idioma precisamente lo que este idioma tiende a silenciar. Pero, a la vez, se entrevé lo que traducir puede tener de magnífica empresa: la revelación de los secretos mutuos que pueblos y épocas se guardan recíprocamente y tanto contribuyen a su dispersión y hostilidad; en suma, una audaz integración de la Humanidad. Porque, como Goethe decía: «Sólo entre todos los hombres es vivido por completo lo humano».
IV No hablamos en serio
Mi pronóstico falló. La borrasca que presumía no se produjo. La paradójica sentencia penetró en la mente de los que me escuchaban sin provocar sacudidas ni espasmos, como una inyección hipodérmica que, afortunada, no tropieza con filamentos nerviosos. Era, pues, ocasión excelente para obrar en retirada.
—Cuando esperaba de parte de ustedes la más fiera rebelión, me encuentro sumergido en un clima de paz. No extrañarán que lo aproveche para ceder a otro el monopolio de la palabra que, contra mi deseo, he venido ejerciendo. Casi todos ustedes saben de estos asuntos más que yo. Sobre todo, hay entre ustedes un gran maestro de la lingüística que pertenece a la nueva generación y sería para todos de gran interés que nos diese a conocer su pensamiento sobre los temas manipulados hasta aquí.
—Gran maestro no soy —comenzó el lingüista—; soy sólo un entusiasta de mi oficio, del cual creo que llega a su primera sazón de sublimidad, a la hora de la máxima cosecha. Y me complace adelantar que, en general, lo que usted ha dicho, y más aún lo que entreveo, y como palpo tras lo expresado, coincide bastante con mi pensamiento y con lo que, a mi juicio, va a dominar el futuro inmediato de la ciencia del lenguaje. Claro es que yo hubiera evitado el ejemplo del vocablo vasco para designar a Dios porque es cuestión muy batallona. Pero, en general coincido con usted. Hagámonos bien cargo de cuál es la operación primaria en que cada lengua consiste.
El hombre moderno se siente demasiado orgulloso de las ciencias que ha creado. En ellas, ciertamente, cobra el mundo una nueva figura. Pero esta innovación es relativamente poco profunda. Consiste en una tenue película que hemos extendido sobre otras figuras del mundo que otras edades de la humanidad construyeron, las cuales son supuestos de nuestra innovación. Usamos a toda hora de esta gigantesca riqueza, pero no nos damos cuenta de ella porque no la hemos hecho nosotros, sino que la hemos heredado. Como buenos herederos, solemos ser bastante estúpidos. El teléfono, el motor de explosión y las perforadoras son descubrimientos prodigiosos, pero que hubieran sido imposibles si hace veinte mil años el genio humano no hubiese inventado el método de hacer fuego, el hacha, el martillo y la rueda. Lo propio acontece con la interpretación científica del mundo, que descansa y se nutre en otras precedentes, sobre todo en la más antigua, en la primigenia, que es el lenguaje. La ciencia actual sería imposible sin el lenguaje, no sólo ni tanto por la razón perogrullesca de que hacer ciencia es hablar, sino, al revés, porque el lenguaje es la ciencia primitiva. Precisamente porque esto es así, la ciencia moderna vive en perpetua polémica con el lenguaje. ¿Tendría esto algún sentido si el lenguaje no fuese de suyo un conocimiento, un saber que por parecernos insuficiente intentamos superar? No solemos ver con claridad cosa tan evidente porque desde hace mucho, mucho tiempo, la humanidad, por lo menos la occidental, no «habla en serio». No comprendo cómo los lingüistas no se han detenido debidamente ante este sorprendente fenómeno. Hoy, cuando hablamos, no decimos lo que la lengua en que hablamos dice, sino que, usando convencionalmente y como en broma lo que nuestras palabras dicen por sí, decimos, con este decir de nuestra lengua, lo que nosotros queremos decir. Mi párrafo ha resultado un estupendo trabalenguas, ¿no es cierto? Me explicaré: si yo digo que «el sol sale por Oriente», lo que mis palabras, por tanto la lengua en que me expreso, propiamente dicen es que un ente de sexo varonil y capaz de actos espontáneos —lo llamado «sol»— ejecuta la acción de «salir», esto es, brincar, y que lo hace por un sitio de entre los sitios que es por donde se producen los nacimientos —Oriente. Ahora bien: yo no quiero decir en serio nada de eso; yo no creo que el sol sea un varón ni un sujeto capaz de actuaciones espontáneas, ni que ese su «salir» sea una cosa que él hace por sí, ni que en esa parte del espacio acontezcan con especialidad nacimientos. Al usar esa expresión de mi lengua materna me comporto irónicamente, descalifico lo que voy diciendo y lo tomo en broma. La lengua es hoy un puro chiste. Pero es claro que hubo un tiempo en que el hombre indoeuropeo creía, en efecto, que el sol era un varón, que los fenómenos naturales eran acciones espontáneas de entidades voluntariosas y que el astro benéfico nacía y renacía todas las mañanas en una región del espacio. Porque lo creía, buscó signos para decirlo y creó la lengua. Hablar fue, pues, en época tal, cosa muy distinta de lo que hoy es: era hablar en serio. Los vocablos, la morfología, la sintaxis, gozaban de pleno sentido. Las expresiones decían sobre el mundo lo que parecía la verdad, enunciaban conocimientos, saberes. Eran todo lo contrario que una serie de chistes. Se comprende que en el viejo lenguaje de que procede el sánscrito y en el griego mismo conserven los vocablos «palabra» y «decir» —brahman, logos— un valor sagrado.
La estructura de la frase indoeuropea transcribe una interpretación de la realidad, para la cual lo que acontece en el mundo es siempre la acción de un agente sexuado. De aquí que se componga de un sujeto masculino o femenino y de un verbo activo. Pero hay otras lenguas donde la frase tiene una estructura muy distinta y que supone interpretaciones de lo real muy diferentes de aquélla.
Y es que el mundo que rodea al hombre no se presenta originariamente con articulaciones inequívocas. O dicho de modo más claro: el mundo, tal y como él se nos ofrece, no está compuesto de «cosas» radicalmente separadas y francamente distintas. Hallamos en él infinitas diferencias, pero estas diferencias no son absolutas. En rigor, todo es diferente de todo, pero también todo se parece un poco a todo. La realidad es un «continuo de diversidad» inagotable. Para no perdernos en él tenemos que hacer en él cortes, acotaciones, apartados; en suma, establecer con carácter absoluto diferenciaciones que en realidad sólo son relativas. Por eso decía Goethe que las cosas son diferencias que nosotros ponemos. Lo primero que el hombre ha hecho en su enfronte intelectual con el mundo es clasificar los fenómenos, dividir lo que ante sí halla, en clases. A cada una de estas clases se atribuye un signo de su voz, y esto es el lenguaje. Pero el mundo nos propone innumerables clasificaciones y no nos impone ninguna. De aquí que cada pueblo cortase el volátil del mundo de modo diferente, hiciese una obra cisoria distinta, y por eso hay idiomas tan diversos con distinta gramática y distinto vocabulario o semantismo. Esa clasificación primigenia es la primera suposición que se hizo sobre cuál es la verdad del mundo; es, por tanto, el primer conocimiento. He aquí por qué, en un principio, hablar fue conocer.
El indoeuropeo creyó que la más importante diferencia entre las «cosas» era el sexo, y dio a todo objeto, un poco indecentemente, una calificación sexual. La otra gran división que impuso al mundo consistió en suponer que cuanto existe o es una acción —de aquí el verbo— o es un agente —de aquí el nombre.
Frente a nuestra paupérrima clasificación de los nombres —en masculinos, femeninos y neutros— los pueblos africanos que hablan las lenguas bantues presentan otra riquísima: en alguna de éstas hay veinticuatro signos clasificadores— es decir, frente a nuestros tres géneros, nada menos que dos docenas. Las cosas que se mueven, por ejemplo, son diferenciadas de las inertes, lo vegetal de lo animal, etc. Donde una lengua apenas establece distinciones otra vuelca exuberante diferenciación. En Eise hay treinta y tres palabras para expresar otras tantas formas diferentes del andar humano, del «ir». En árabe existen cinco mil setecientos catorce nombres para el camello. Evidentemente, no es fácil que se pongan de acuerdo sobre el jorobado animal un nómada de la Arabia desierta y un fabricante de Glasgow. Las lenguas nos separan e incomunican, no porque sean, en cuanto lenguas, distintas, sino porque proceden de cuadros mentales diferentes, de sistemas intelectuales dispares —en última instancia—, de filosofías divergentes. No sólo hablamos en una lengua determinada, sino que pensamos deslizándonos intelectualmente por carriles preestablecidos a los cuales nos adscribe nuestro destino verbal.
Calló el lingüista y quedó con la punta de su aguda nariz señalando a un vago cuadrante del cielo. En las comisuras de sus labios parecía germinar y como ensayarse una sonrisa. Comprendí en seguida que aquella mente perspicaz era de las que caminan dialécticamente, dando un golpe a un lado y otro al opuesto. Como soy de la misma ganadería me complació descubrir el enigma que su discurso nos planteaba.
—Subrepticiamente y con una astuta táctica —dije— nos ha llevado usted ante el abismo de una contradicción, sin duda para hacérnosla sentir con mayor viveza. Ha sostenido usted, en efecto, dos tesis opuestas. Una: que cada lengua impone un determinado cuadro de categorías, de rutas mentales; otra: que los cuadros que constituyeron cada lengua no tienen ya vigencia, que los usamos convencionalmente y en broma, que nuestro decir no es ya propiamente decir lo que pensamos, sino sólo «maneras de hablar». Como ambas tesis son convincentes, su conflagración nos invita a plantearnos un problema que hasta ahora no había estudiado el lingüista, a saber: qué hay de vivo y qué hay de muerto en nuestra lengua; qué categorías gramaticales siguen informando nuestro pensamiento y cuáles han perdido vigencia. Porque de cuanto nos ha dicho usted lo más evidente es esta proposición escandalosa que erizaría los cabellos de Meillet y de Vendryes; nuestras lenguas son un anacronismo.
—Efectivamente —exclamó el lingüista—. Ésa es la cuestión que deseaba sugerir, y ése es mi pensamiento. Nuestras lenguas son instrumentos anacrónicos. Al hablar somos humildes rehenes del pasado.
V El esplendor
La hora avanza —dije al gran lingüista, y esta reunión tiene que dispersarse. Pero yo no quisiera renunciar a saber lo que usted piensa sobre la faena de traducir.
—Pienso como usted —repuso—: pienso que es muy difícil, que es improbable, pero que, por lo mismo, tiene gran sentido. Es más: creo que ahora llegamos por vez primera a poder intentarla en grande y a fondo. Conviene advertir, de todos modos, que lo esencial sobre el asunto fue dicho hace más de un siglo por el dulce teólogo Schleiermacher, en su ensayo Sobre los diferentes métodos de traducir. Según él, la versión es un movimiento que puede intentarse en dos direcciones opuestas: o se trae el autor al lenguaje del lector o se lleva el lector al lenguaje del autor. En el primer caso, traducimos en un sentido impropio de la palabra: hacemos, en rigor, una imitación o una paráfrasis del texto original. Sólo cuando arrancamos al lector de sus hábitos lingüísticos y le obligamos a moverse dentro de los del autor, hay propiamente traducción. Hasta ahora casi no se han hecho más que pseudotraducciones.
Partiendo de esto, yo me atrevería a formular ciertos principios que definirían la nueva empresa de traducir a que más que nunca, y por razones que luego, si hay tiempo, diré, es preciso dedicarse.
Y hay que comenzar por corregir en su base misma la idea de lo que puede y debe ser una traducción. ¿Se entiende ésta como una manipulación mágica en virtud de la cual la obra escrita en un idioma surge súbitamente en otro? Entonces estamos perdidos. Porque esa transustanciación es imposible. La traducción no es un doble del texto original; no es, no debe querer ser la obra misma con léxico distinto. Yo diría: la traducción ni siquiera pertenece al mismo género literario que lo traducido. Convendría recalcar esto y afirmar que la traducción es un género literario aparte, distinto de los demás, con sus normas y finalidades propias. Por la sencilla razón de que la traducción no es la obra, sino un camino hacia la obra. Si ésta es una obra poética, la traducción no lo es, sino más bien un aparato, un artificio técnico que nos acerca a aquélla sin pretender jamás repetirla o sustituirla.
Refirámonos, a fin de evitar confusiones, al género de versión que más nos importaría, que, a mi juicio, urge más: la de los griegos y latinos. Han perdido éstos para nosotros el carácter de modelos. Acaso sea uno de los síntomas más extraños y más graves de nuestro tiempo que vivimos sin modelos, que se nos ha atrofiado la facultad de percibir algo como modelo. En el caso de griegos y latinos, tal vez resulta fecunda nuestra presente irreverencia, porque al morir como normas y pautas, renacen ante nosotros como el único caso de humanidad radicalmente distinta de la nuestra, en la cual —merced a lo mucho de ellos que se ha conservado— podemos penetrar. Grecia y Roma son el único viaje absoluto en el tiempo que podemos hacer. Y este género de excursiones son lo más importante que hoy se puede intentar para la educación del hombre occidental. Dos siglos de pedagogía matemática, física y biológica, han demostrado por sus efectos que no bastan estas disciplinas para desbarbarizar al hombre. La educación fisicomatemática tiene que ser integrada por una auténtica educación histórica, la cual no consiste en saber listas de reyes y descripciones de batallas o estadísticas de precios y jornales en este o el otro siglo, sino que requiere... un viaje al extranjero, al absoluto extranjero, que es otro tiempo muy remoto y otra civilización muy distinta.
Frente a las ciencias naturales tienen hoy que renacer las «humanidades», si bien con signo diverso del que siempre tuvieron. Necesitamos acercarnos de nuevo al griego y al romano, no en cuanto modelos, sino, al contrario, en cuanto ejemplares errores. Porque el hombre es una entidad histórica y toda realidad histórica —por tanto, no definitiva— es, por lo pronto, un error. Adquirir conciencia histórica de sí mismo y aprender a verse como un error, son una misma cosa. Y como eso —ser siempre, por lo pronto y relativamente, un error— es la verdad del hombre, sólo la conciencia histórica puede ponerle en su verdad y salvarle. Pero es vano pretender que el hombre actual, sin más que mirarse a sí mismo, se descubra como error. No hay más remedio que educar su óptica para la verdad humana, para el auténtico «humanismo», haciéndole ver bien de cerca el error que fueron los otros y, sobre todo, el error que fueron los mejores. De aquí que me obsesione, desde hace muchos años, esta idea de que es preciso rehabilitar para la lectura toda la antigüedad grecorromana —y para ello es inexcusable una gigantesca faena de nueva traducción. Porque ahora no se trataría de verter a nuestros idiomas del día las obras que valieron como modelos en su género, sino todas, indiferentemente. Nos interesan, nos importan —repito— como errores, no como maestros. No tenemos apenas qué aprender de ellos por lo que dijeron, pensaron, cantaron, sino simplemente porque fueron, porque existieron, porque, pobres hombres como nosotros, bracearon desesperadamente como nosotros en el perenne naufragio del vivir.
De aquí que importe orientar las traducciones clásicas en este sentido. Porque si antes dije que es imposible la repetición de una obra y que la traducción es sólo un aparato que nos lleva a ella, se colige que caben de un mismo texto diversas traducciones. Es imposible, por lo menos lo es casi siempre, acercarnos a la vez a todas las dimensiones del texto original. Si queremos dar una idea de sus calidades estéticas, tendremos que renunciar a casi toda la materia del texto para transcribir sus gracias formales. Por eso será preciso repartirse el trabajo y hacer de una misma obra traducciones divergentes según las aristas de ella que queramos traducir con precisión. Mas, en general, sobresale tanto el interés de aquellos textos, en cuanto síntomas de la vida antigua, que puede prescindirse de sus otras calidades sin pérdida seria.
Cuando se compara con el texto una traducción de Platón, aun la más reciente, sorprende e irrita, no que las voluptuosidades del estilo platónico se hayan volatilizado al ser vertidas, sino que se pierdan las tres cuartas partes de las cosas, de las cosas mismas que actúan en las frases del filósofo y con que éste, en su viviente pensar, tropieza, que insinúa o acaricia al paso. Por eso, no como suele creerse por la amputación de su belleza, interesa tan poco al lector actual. ¿Cómo va a interesar si han vaciado el texto antes y han dejado sólo un tenue perfil sin grosor ni temblores? Y esto que digo no es, conste, mera suposición. Es un hecho bien notorio que sólo una traducción platónica ha sido de verdad fértil. Y esta traducción es precisamente la de Schleiermacher y lo fue precisamente porque, con deliberado designio, renunció a hacer una traducción bonita, y quiso, en una primera aproximación, hacer lo que voy diciendo. Esta famosa versión ha sido de gran servicio, inclusive para los filólogos. Porque es falso creer que este género de trabajos sirve sólo a los que ignoran el griego y el latín.
Imagino, pues, una forma de traducción que sea fea, como lo es siempre la ciencia, que no pretenda garbo literario, que no sea fácil de leer, pero sí que sea muy clara, aunque esta claridad reclame gran copia de notas al pie de la página. Es preciso que el lector sepa de antemano que al leer una traducción no va a leer un libro literariamente bello, sino que va a usar un aparato bastante enojoso, pero que le va a hacer de verdad transmigrar dentro del pobre hombre Platón que hace veinticuatro siglos se esforzó a su modo por sostenerse sobre el haz de la vida.
Los hombres de otros tiempos habían menester de los antiguos en un sentido pragmático. Necesitaban aprender de ellos muchas cosas para utilizarlas con plena actualidad. Se comprende que entonces la traducción intentase modernizar el texto antiguo, asimilarlo al presente. Pero nuestra conveniencia es la contraria. Necesitamos de ellos precisamente en cuanto son disímiles de nosotros, y la traducción debe subrayar su carácter exótico y distante, haciéndolo como tal inteligible.
No comprendo cómo cada filólogo no se considera obligado a dejar traducida en esta forma alguna obra antigua. En general, todo escritor debería no menospreciar la ocupación de traducir y complementar su obra personal con alguna versión de lo antiguo, medio o contemporáneo. Es preciso renovar el prestigio de esta labor y encarecerla como un trabajo intelectual de primer orden. Si se hiciese así, llegaría a convertirse el traducir en una disciplina sui géneris que cultivada con continuidad, segregaría una técnica propia que aumentaría fabulosamente nuestra red de vías inteligentes. Pues si me he fijado especialmente en las versiones del griego y el latín, ha sido sólo porque en ese caso la cuestión general se hace más patente. Pero en una u otra medida, los términos del asunto son los mismos referidos a cualquiera otra época o pueblo. Lo decisivo es que, al traducir, procuremos salir de nuestra lengua a las ajenas y no al revés, que es lo que suele hacerse. A veces, sobre todo tratándose de autores contemporáneos, será posible que la versión tenga, además de sus virtudes como traducción, cierto valor estético. Entonces será miel sobre hojuelas —como dicen ustedes los españoles, probablemente sin tener idea de lo que son hojuelas.
—Le oigo con mucho placer —dije yo para concluir—. Es cosa clara que el público de un país no agradece una traducción hecha en el estilo de su propia lengua. Para esto tiene de sobra con la producción de los autores indígenas. Lo que agradece es lo inverso: que llevando al extremo de lo inteligible las posibilidades de su lengua transparezcan en ella los modos de hablar propios al autor traducido. Las versiones al alemán de mis libros son un buen ejemplo de esto. En pocos años se han hecho más de quince ediciones. El caso sería inconcebible si no se atribuye en sus cuatro quintas partes al acierto de la traducción. Y es que mi traductora ha forzado hasta el límite la tolerancia gramatical del lenguaje alemán para transcribir precisamente lo que no es alemán en mi modo de decir. De esta manera el lector se encuentra sin esfuerzo haciendo gestos mentales que son los españoles. Descansa así un poco de sí mismo y le divierte encontrarse un rato siendo otro.
Pero esto es muy difícil de hacer en la lengua francesa. Yo siento que mis últimas palabras en esta reunión sean involuntariamente agresivas, pero el tema de que hablamos las impone. Son éstas: de todas las lenguas europeas, la que menos facilita la faena de traducir es la francesa...
Misère et splendeur de la traduction
I La misère
Lors d'une rencontre à laquelle participent des professeurs du Collège de France, des universitaires et d'autres intellectuels, quelqu'un parle de l'impossibilité de traduire certains penseurs allemands et propose, pour élargir le débat, que l'on détermine par une étude les philosophes pouvant être traduits et ceux ne pouvant l'être.
Ce qui semblerait donc supposer, par excès de certitude, que certains philosophes, et plus généralement certains écrivains, sont effectivement traduisibles. Mais, si je puis me permettre, n'est-ce pas là illusoire? La traduction n'est-elle pas irrémédiablement une tâche utopique? Au vrai, je crois chaque jour davantage que tout ce que l'Homme fait est utopique. Il s'attache à connaître sans jamais parvenir à connaître pleinement quoi que ce soit. Quand il rend la justice, il finit toujours par se livrer à quelque fourberie. Il croit aimer, puis s'aperçoit que ce n'était que promesses. Ne donnez pas à ces paroles un sens de satire morale : je ne blâme pas mes confrères parce qu'ils ne font pas ce qu'ils prétendent faire. Je veux, à l'inverse, non pas les condamner pour leur échec, mais suggérer qu'aucune de ces choses là n'est réalisable, qu'elles sont en soi impossibles, qu'elles ne sont que pure prétention, vain projet et insoutenable posture. La Nature a programmé chaque être pour une série d'actes qu'il exécute de façon satisfaisante, sans plus. C'est pourquoi il est si rare que l'animal soit triste. Chez les animaux supérieurs seulement - chien ou cheval - apparaît parfois quelque chose qui ressemble à de la tristesse et c'est précisément à ces moments-là qu'ils nous paraissent si proches, si humains. Le spectacle le plus troublant qui soit dans la Nature est peut-être, dans la profondeur mystérieuse de la jungle, la mélancolie de l'orang-outan. Car normalement les animaux sont heureux. A l'inverse, le destin de l'homme est d'être toujours mélancolique, en proie à la manie et à la frénésie, affligé par les maladies qu'Hippocrate qualifia de divines. Parce que les tâches humaines sont irréalisables. Le destin de l'Homme - son privilège et son honneur - est de ne jamais parvenir à son but, de n'être qu'intention, utopie vivante. L’homme va toujours vers l'échec et porte en lui la blessure avant même d'engager le combat.
C'est ce qui arrive dans la modeste occupation du traduire. Dans les choses de l'esprit, il n'est tâche plus humble. Elle s'avère cependant colossale.
Bien écrire, c'est constamment faire subir à la grammaire, à l'usage établi et à la norme linguistique en vigueur de petites érosions. C'est un acte de rébellion permanente contre l'environnement social, une subversion. Bien écrire c'est, fondamentalement, faire preuve d'un certain courage. Or le traducteur est généralement quelqu'un de très effacé. C'est par timidité qu'il a choisi de se consacrer à une tâche aussi insignifiante. Confronté à l'imposant appareil policier que sont la grammaire et l'usage commun, que fera-t-il du texte rebelle? N'est-ce pas trop lui demander que de l'être lui-même et pour le compte d'autrui? La pusillanimité l'emportera en lui et plutôt que de contrevenir aux règles grammaticales, c'est tout le contraire qu'il fera : il enfermera l'auteur traduit dans la prison de la norme expressive et, partant, le trahira. Traduttore, traditore.
- Pourtant, les livres de sciences naturelles et de physique sont traduisibles, de répondre mon interlocuteur.
- Je ne nie pas que la difficulté soit moindre, mais je nie qu'elle n'existe pas. La branche des mathématiques la plus en vogue depuis vingt-cinq ans est la Théorie des ensembles. Or, son créateur, Cantor, l'a baptisée d'un terme intraduisible dans nos langues. Ce que nous avons dû appeler « ensemble » s'appelait chez lui Menge, vocable dont la signification ne recouvre pas celle d'ensemble. Il ne faut donc pas surestimer la traduisibilité des sciences mathématiques et physiques. Cela étant dit, je suis prêt à reconnaître que dans ces disciplines la traduction peut s'avérer plus précise que dans d'autres.
- Reconnaissez-vous donc qu'il existe deux sortes d'écrits : ceux qui sont traduisibles et ceux qui ne le sont pas?
- Disons grosso modo que nous devons accepter cette distinction mais qu'alors nous fermons les yeux sur le véritable problème que toute traduction pose. Car si nous nous demandons pourquoi certains ouvrages scientifiques sont plus faciles à traduire que d'autres, nous nous apercevrons rapidement que pour les écrire l'auteur s'est d'abord traduit lui-même pour passer de la langue authentique, celle dans laquelle il « vit, bouge et existe », à une pseudo-langue composée de termes techniques, de vocables linguistiquement artificiels dont il doit lui-même donner la définition. En somme, il se traduit lui-même d'une langue en une terminologie.
- Mais une terminologie est une langue comme une autre! Mieux encore, si l'on en croit notre Condillac, la meilleure langue, la langue « bien faite », c'est la science.
- Permettez qu'en cela je diffère radicalement de vous et du commun des mortels. Une langue est un système de signes verbaux grâce auquel les hommes peuvent se comprendre sans accord préalable alors qu'une terminologie n'est intelligible que dans la mesure où celui qui l'emploie à l'écrit ou à l'oral s'est préalablement entendu individuellement avec son lecteur ou son auditeur sur le sens des signes. C'est pourquoi je l'appelle pseudo-langue et dis que l'homme de science doit d'abord traduire sa propre pensée dans cette langue. C'est un volapük, un espéranto délibérément établi entre les spécialistes d'une discipline. D'où la relative facilité à faire passer ce genre d'ouvrages d'une langue à une autre. Car d'où qu'ils viennent, ils sont déjà presque entièrement écrits dans la même langue. À telle enseigne qu'ils semblent hermétiques, inintelligibles ou à tout le moins très ardus à tous ceux qui parlent la langue authentique dans laquelle ils sont apparemment écrits.
- Pour être tout à fait franc, il ne me reste plus qu'à vous donner raison et à ajouter que je commence à percevoir, dans les relations verbales des hommes, des mystères qui m'avaient jusque-là échappé.
- Quant à moi, je vous perçois un peu comme le dernier Abencérage, l'ultime représentant d'une espèce faunique disparue, puisque vous pouvez, face à un autre homme, croire que c'est lui, et non vous, qui a raison. Le fait est que la question de la traduction, pour peu qu’on y réfléchisse, nous entraîne au plus profond des arcanes du merveilleux phénomène de la parole. Contentons-nous pour l'instant d'examiner ce qui relève directement de notre discussion. Je me suis jusqu'à maintenant limité à fonder l'utopisme du traduire sur le fait que l'auteur d'un livre ne traitant ni de mathématiques, ni de physique ni, si vous préférez, de biologie, est un écrivain dans quelque bon sens du mot. Ce qui veut dire qu'il a employé sa langue maternelle avec grande habileté et réussi deux choses apparemment inconciliables : être tout simplement intelligible et en même temps modifier l'usage. Une double opération plus difficile à exécuter que celle qui consiste à marcher sur une corde raide. Comment l'exiger du tout-venant des traducteurs? Sans compter qu'à la difficulté première de traduire un style personnel s'ajoutent d'autres niveaux de difficultés. Car la manière particulière d'un auteur peut consister, par exemple, à faire légèrement dévier un mot de son sens habituel, à le forcer à désigner un cercle d'objets ne coïncidant pas exactement avec le cercle d'objets auquel ce mot renvoie habituellement. Et la tendance générale de ces déviations chez un écrivain correspond à ce que nous appelons son style. Or il se trouve que chaque langue comparée à une autre possède aussi son propre style, sa « forme interne », pour reprendre Humboldt. Il est dès lors utopique de croire que deux vocables issus de langues différentes et donnés comme équivalents par le dictionnaire renvoient exactement à la même réalité. Les langues s'étant formées dans des environnements différents et par des expériences diverses, il est naturel qu'elles ne coïncident pas. Il est faux, par exemple, de penser que ce qu'un Espagnol appelle bosque correspond à ce qu'un Allemand appelle Wald, et pourtant le dictionnaire indique que Wald signifie bosque. Si le coeur y était, quelle excellente occasion ce serait d'y aller d'un morceau de bravoure sur tout ce qui sépare un bois allemand d'un bois espagnol. Je vous fais grâce du couplet, mais en revendique le résultat, soit la claire intuition de l'énorme différence existant entre ces deux réalités. Elle est telle que non seulement celles-ci ne coïncident pas, mais qu'il en est de même pour toutes leurs résonances intellectuelles et affectives.
Le profil de ces deux significations coïncide aussi peu que la photographie superposée de deux personnes. Et de même qu’alors la vue vacille et se trouble sans parvenir à se fixer sur l'un ou l'autre des profils ni à en former un troisième, on imagine la pénible impression de vague produite par la lecture de milliers de mots auxquels cela arrive. Ainsi donc, qu'il s'agisse d'image visuelle ou d'expression linguistique, les mêmes causes sont à l'origine du phénomène du flou[2]. Or, la traduction est le flou littéraire permanent, et comme, par ailleurs, ce que nous avons coutume d'appeler bêtise n'est autre qu'un certain flou de la pensée, il n'est guère étonnant qu'un auteur traduit nous paraisse toujours un peu bête.II Les deux utopismes
Lorsque la conversation ne se réduit pas à une mécanique verbale dans laquelle l'homme s'apparente d'une certaine manière à un gramophone, mais consiste en un véritable dialogue par lequel des interlocuteurs échangent leurs vues sur un sujet donné, un phénomène curieux se produit. À mesure que la conversation avance, la personnalité de chaque intervenant se scinde progressivement en deux : d'un côté il écoute et participe à l'échange, tandis que de l'autre, attiré par le thème, comme l'oiseau par le serpent, il se replie de plus en plus en lui-même pour réfléchir à la question. Car si converser c'est vivre en société, penser c'est vivre seul. En fait, dans ce genre de conversation, nous menons les deux choses de front et de plus en plus intensément à mesure que la discussion progresse : nous écoutons, les sens en éveil, ce qui se dit et en même temps nous plongeons de plus en plus dans la solitude abyssale de notre méditation. Or cette dissociation croissante finit par manquer d'équilibre. D'où la particularité de ces conversations : arrive un moment où elles tombent en syncope et font place à un profond silence. Chaque interlocuteur est absorbé dans ses pensées. Sa réflexion même l'empêche de parler. Le dialogue a engendré le silence et la société initiale s'est brusquement transformée en solitudes.
C'est ce qui se produisit. Après mes dernières paroles. Pourquoi? Sans aucun doute parce que cette vague de silence qui déferle sur le dialogue survient lorsque le développement du thème a atteint son apogée dans une direction et que la conversation doit virer de bord et changer de cap.
- Ce silence, dit une voix, qui a surgi entre nous a un caractère funèbre. Vous avez tué la traduction et nous suivons silencieusement son enterrement.
- Ah non!, répliquai-je. En aucune façon! Si j'ai tenu à rappeler les misères du traduire et surtout à en déterminer la difficulté, le caractère improbable, ce n’est pas pour m'en tenir là, mais bien pour disposer d'un formidable tremplin susceptible de nous projeter vers la possible splendeur de l'art de traduire. Le moment est donc venu de crier : « La traduction est morte! Vive la traduction! ». Nous devons maintenant voguer en sens contraire ou, pour employer les mots de Socrate, chanter la palinodie.
- Je crains, dit quelqu'un, que cela ne vous soit très difficile. Car nous n'avons pas oublié que vous avez commencé par nous présenter la tâche du traducteur comme une opération utopique, un impossible dessein.
- J'ai en effet dit cela et même affirmé que c'est le cas de toutes les activités propres à l'homme. N'ayez crainte, je ne m'en expliquerai pas ici. Je sais qu'en France toute conversation se doit d'éviter toujours l'essentiel et se maintenir dans la zone tempérée des questions intermédiaires. Vous êtes trop aimables d'ailleurs de me tolérer et même d'aller jusqu'à m'imposer ce monologue déguisé, le monologue étant peut-être le crime le plus grave qui se puisse commettre à Paris. C'est ce qui explique que je me sente un peu intimidé et comme coupable de quelque viol. Seule me tranquillise la conviction que mon français piétine, ne pouvant se permettre l'agile contredanse du dialogue. Mais revenons à ce qui nous occupe, au caractère essentiellement utopique de tout ce que l'homme fait. Plutôt que de fonder cette thèse sur un raisonnement par trop solide, qu'il me soit seulement permis de vous inviter - pour le seul plaisir de l'expérience intellectuelle - à y voir un principe fondamental et à envisager les besognes humaines sous cet angle.
- Pourtant, d'intervenir mon cher ami Jean Baruzi, dans votre oeuvre, la lutte contre l'utopisme est fréquente.
- Fréquente et substantielle! Il existe, en effet, un faux utopisme qui est tout le contraire de celui que j'ai maintenant à l'esprit; un utopisme qui consiste à croire que ce que l'homme désire, projette et se propose est tout simplement possible. Rien ne me répugne davantage et j'y vois la cause principale de toutes les infortunes du monde. Les modestes préoccupations qui sont ici les nôtres nous permettront d'apprécier l'opposition existant entre ces deux utopismes. Le mauvais utopiste, à l'instar du bon, considère opportun de corriger la réalité naturelle qui confine l'homme à l'intérieur de sa langue et l'empêche de communiquer. Le mauvais utopiste pense, puisque cette chose est souhaitable, qu'elle est possible, et de là à la croire facile il n'y a qu'un pas. Fort de cette conviction, il ne s'attardera pas à la question de savoir comment traduire, mais se mettra au travail, sans plus. C'est ce qui explique que la plupart des traductions existantes soient mauvaises. Le bon utopiste, en revanche, estime, puisqu'il serait souhaitable d'affranchir l'homme de la distance imposée par les langues, qu'il est peu probable d'y parvenir et que par conséquent on ne saurait y arriver que dans une certaine mesure. Mais le degré de réussite peut varier à l'infini, nos efforts dans ce sens étant illimités du fait qu'il y aura toujours place à l'amélioration, au dépassement et au perfectionnement, bref au progrès. Voilà en quoi consiste toute l'existence humaine. Imaginez qu'à l'inverse vous ne soyez condamné à ne faire que ce qui est possible, ce qui est en soi réalisable. Quelle angoisse! Votre vie serait comme vidée de sa substance même et le fait précisément de réussir ce que vous entreprendriez vous donnerait l'impression de ne rien faire. L'existence humaine, en effet, tient de l'épreuve sportive en cela qu'elle se complaît dans l'effort plutôt que dans le résultat. L'histoire universelle ne témoigne-t-elle pas de l'incessante et inépuisable capacité de l'homme d'inventer des projets irréalisables? En s'efforçant de les réaliser, il réussit beaucoup de choses et crée d'innombrables réalités que la dénommée Nature ne pourrait d'elle-même produire. La seule chose à laquelle l'homme ne puisse parvenir est, précisément, ce qu'il se propose et c'est tout à son honneur. Cette alliance de la réalité et du démon de l'impossible fournit à l'univers les seuls développements susceptibles de s'y produire. C'est pourquoi il est fondamental de souligner que tout - c'est-à-dire tout ce qui vaut la peine, tout ce qui est véritablement humain - est difficile, très difficile et par là même impossible.
Comme vous le voyez, déclarer son impossibilité ne constitue pas un argument contre la possible splendeur du traduire. Au contraire, c'est lui conférer une place dans la lignée des choses qui ont un sens.
- Ainsi donc, d'intervenir un professeur d'histoire de l'art, vous tendriez à penser, comme moi, que la véritable mission de l'homme, ce qui donne un sens à ses actions, c'est de s'opposer à la Nature.
- Je ne suis pas loin en effet de penser cela, à condition cependant de ne pas oublier la distinction - préalablement évoquée et selon moi fondamentale - entre les deux utopismes, le bon et le mauvais. Je le dis car la caractéristique essentielle du bon utopiste, lorsqu'il s'oppose à la nature, est de compter sur elle et de ne pas s'illusionner. Le bon utopiste s'engage envers lui-même à être avant tout inexorablement réaliste. Ce n'est qu'après avoir acquis la certitude qu'il a bien vu, sans la moindre illusion et dans sa plus simple expression, la réalité, qu'il peut avec grâce se retourner contre elle et s'efforcer de la réformer dans le sens de l'impossible, le seul acte qui ait un sens.
L'attitude inverse, plus traditionnelle, consiste à croire que le souhaitable est déjà présent, spontanément jailli de la réalité. C'est ce qui nous a pendant longtemps empêché de comprendre les choses humaines. Nous voudrions tous, par exemple, que l'homme soit bon, mais votre Rousseau, celui que nous avons dû souffrir, pensait quant à lui ce souhait réalisé depuis longtemps et considérait l'homme bon en lui-même et par nature. Ce qui nous a gâché un siècle et demi d'une histoire européenne qui aurait pu être magnifique et il nous a fallu d'infinies angoisses et d'énormes catastrophes - sans compter celles qui sont à venir - pour redécouvrir la simple vérité, connue de tous les temps ou presque, à savoir que l'homme, en soi, n'est qu'une méchante bête.
Disons, pour en revenir définitivement à notre thème, que souligner l'impossibilité du traduire est loin d'enlever tout son sens à cette occupation : qui, en effet, songerait à trouver absurde le fait que nous nous parlions dans notre langue maternelle alors qu'il s'agit là aussi d'un exercice utopique?
Cette affirmation souleva des hauts cris et des protestations dans l'assistance. « Voilà bien une exagération ou mieux, comme disent les rhétoriciens, une surenchère », de dire un philologue, jusque-là silencieux. « C'est aller trop loin et user de paradoxe », de s'exclamer un sociologue.
- Je vois que mon audacieuse équipée doctrinale risque le naufrage dans cette soudaine tempête. Je comprends que pour des oreilles françaises, même les vôtres, au demeurant bienveillantes, l'affirmation selon laquelle parler est un exercice utopique soit pénible à entendre. Mais qu'y puis-je si telle est indéniablement la vérité?III De la parole et du silence
Une fois apaisée la tempête provoquée par mes dernières paroles, je poursuivis :
- Je comprends fort bien votre indignation. Affirmer que parler est une occupation illusoire et un acte utopique a tout du paradoxe et le paradoxe est toujours irritant. En particulier pour les Français. Voilà peut-être venu le moment d'expliquer pourquoi l'esprit français est si ennemi du paradoxe. Vous reconnaîtrez cependant que nous ne sommes pas toujours en mesure de l'éviter. Ainsi, lorsque nous tentons de rectifier une idée tout à fait répandue et à nos yeux tout à fait fausse, il est peu probable que nos paroles soient exemptes d'une certaine insolence paradoxale. Qui sait, qui sait d'ailleurs si l'intellectuel n'est pas, à son corps défendant, inexorablement voué à faire valoir le paradoxe ici-bas. Si quelqu'un s'était attaché à nous expliquer une fois pour toutes et en profondeur pourquoi l'intellectuel existe, à quoi il sert depuis toujours, et nous avait présenté simplement comment les plus anciens d'entre eux - les penseurs de la Grèce antique par exemple, ou les premiers prophètes d'Israël - envisageaient leur mission, peut-être alors ma supposition deviendrait-elle évidente et superflue. Car, à la fin, doxa signifie opinion publique et comment justifier l'existence d'une classe d'hommes spécifiquement employés à donner leur avis si celui-ci coïncide avec celui de tout le monde? N'y a-t-il pas là superfétation ou, comme nous disons en espagnol, langue de muletiers plutôt que de chambellans, albarda sobre albarda[3] ? Ne semble-t-il pas plus vraisemblable de penser que l'intellectuel existe pour contredire l'opinion publique, la doxa, pour découvrir et soutenir, face au lieu commun, la véritable opinion, c'est-à-dire le paradoxe? Il se pourrait que la mission de l'intellectuel soit par essence impopulaire.
Ne voyez dans ces suggestions qu'une défense contre votre irritation, même si, soit dit en passant, je crois qu'elles me permettent d'effleurer des thèmes de première importance, dont il est scandaleux qu'ils n'aient jamais été abordés. Sachez de plus que vous êtes responsables de cette nouvelle digression, et ce pour vous être soulevés contre moi.
De fait, mon affirmation, malgré ses allures de paradoxe, est assez simple et évidente. Nous entendons généralement par parole l'exercice d'une activité qui nous permet de faire connaître notre pensée à nos semblables. Mais la parole, cela va de soi, c’est bien d’autres choses encore qui, toutes, supposent ou impliquent cette fonction première. Lorsque nous parlons, par exemple, nous tentons soit de persuader l'autre, de l'influencer ou parfois de le tromper. Le mensonge est une parole qui occulte notre pensée véritable. Cependant, il n'est évidemment possible que dans la mesure où la parole normale est d'abord et avant tout sincère. Car la fausse monnaie ne circule que soutenue par la monnaie légale. En sorte que la duperie n'est que l'humble parasite de l'ingénuité.
Disons, donc, que l'homme, lorsqu'il se met à parler, le fait parce qu'il pense pouvoir exprimer sa pensée. Eh bien, il s'illusionne. Car la langue n'en permet pas tant. Elle exprime, plus ou moins, une partie de notre pensée et pose un obstacle insurmontable à la transmission du reste. Elle s'avère donc assez utile pour les énoncés et démonstrations mathématiques, mais, déjà en physique, apparaît équivoque et insuffisante. Et plus la conversation porte sur des thèmes primordiaux, c'est-à-dire spécifiques à l'homme et ancrés dans la « réalité », plus la langue augmente en imprécision, maladresse et confusion. Victimes du préjugé tenace selon lequel lorsque nous parlons nous nous comprenons, nous nous exprimons et écoutons autrui avec une bonne foi telle que nous finissons par nous comprendre beaucoup moins que si, muets, nous devinions nos pensées. Mieux encore, notre pensée étant dans une large mesure déterminée par la langue - bien que je me refuse à penser que cette détermination soit, comme beaucoup le pensent, absolue - il s'ensuit que penser consiste à se parler à soi-même et conséquemment à mal se comprendre et par là-même à risquer grandement de s'embrouiller.
- Vous n'exagérez pas un peu?, d'ironiser monsieur Z.
- Sans doute, sans doute... Mais cette exagération serait alors un antidote compensatoire. En 1922, la Société de Philosophie de Paris se réunit pour débattre la question du progrès dans la langue. Participent à la rencontre des philosophes français ainsi que les grands maîtres de l'école linguistique française qui est certainement, du moins en tant qu'école, la plus renommée du monde. Or en lisant le résumé des interventions, je tombai sur des propos de Meillet, Meillet, le grand maître de la linguistique contemporaine, qui me stupéfièrent : « Chaque langue, disait-il, exprime tout ce qui est nécessaire à la société dont elle est l'organe... Quelle qu'en soit la phonétique et la grammaire, elle peut tout exprimer ». Ne voyez-vous pas là aussi, sauf le respect dû à la mémoire de Meillet, une évidente exagération? Comment Meillet a-t-il pu vérifier le bien-fondé d'une telle affirmation? Certainement pas en sa qualité de linguiste. Car en tant que tel il ne connaît que la langue des peuples et non leurs pensées. Or son dogme suppose qu'il les a mesurées les unes par rapport aux autres et a découvert qu'elles coïncidaient. En outre, il ne suffit pas d'affirmer que toute langue peut exprimer toute pensée : il faut déterminer si elles le font toutes avec la même facilité et immédiateté. Ainsi la langue basque, pour aussi parfaite que Meillet la considère, n'en a pas moins oublié d'inclure dans son vocabulaire un signe pour désigner Dieu. Il a donc fallu employer le terme Jaungoikua qui signifiait « Seigneur tout là-haut ». L'autorité seigneuriale ayant disparu depuis plusieurs siècles, Jaungoikua désigne maintenant Dieu, mais nous devons nous replacer à l'époque où il a fallu concevoir Dieu comme une autorité politique de ce monde, comme un gouverneur civil [4]. Or précisément, il s'est avéré que, dépourvus de nom pour désigner Dieu, les Basques éprouvèrent de grandes difficultés à concevoir son existence : c'est pourquoi ils tardèrent tant à se convertir au christianisme. Le vocable indique d'ailleurs qu'il fallut l'intervention de la police pour leur inculquer la notion même de divinité. En sorte que la langue nous gêne pour exprimer certaines pensées, mais également pour en accueillir d'autres, elle mobilise notre intelligence dans certaines directions.
Nous n'aborderons pas maintenant les questions véritablement fondamentales - et combien stimulantes! - soulevées par l'extraordinaire phénomène du langage. Ces questions, à mon sens, nous les avons jusqu'à ce jour ignorées, aveuglés que nous étions par l'éternel malentendu qu'occulte l'idée selon laquelle la parole nous permet de manifester nos pensées.
- À quel malentendu faites-vous référence? Je ne comprends pas bien, de demander l'historien d'art.
- Cela peut signifier deux choses radicalement différentes : que lorsque nous parlons, nous tentons d'exprimer nos idées ou nos états d'âme, mais n'y parvenons qu'en partie, ou bien que la parole y parvient pleinement. Comme vous le voyez, nous retrouvons là les deux utopismes sur lesquels nous avons buté à propos de la traduction. Et ils réapparaîtront dans toutes les sphères de l'activité humaine, puisque, selon la thèse que je vous ai proposée tout à l'heure, « tout ce que l'homme fait est utopique ». Seul pareil principe nous permet de saisir les questions fondamentales du langage. En effet, si nous cessons de croire que la parole nous permet d'exprimer toute notre pensée nous comprendrons ce qui, de fait, nous arrive constamment, à savoir que, constamment, à l'écrit comme à l'oral, nous renonçons à dire toutes les choses que la langue ne nous permet pas d'exprimer. Mais alors, parler c'est non seulement dire, s'exprimer, mais aussi, inexorablement, renoncer à dire, se taire, faire silence! Le phénomène est des plus fréquents et incontestés. Songez par exemple à ce qui vous arrive lorsque vous devez vous exprimer dans une langue étrangère. Quelle tristesse! Celle que j'éprouve ici-même à parler français : la tristesse de devoir taire les quatre cinquièmes de ce qui me vient à l'esprit du fait que les quatre cinquièmes de ma pensée en espagnol ne peuvent tout bonnement pas s'exprimer en français, et ce malgré l'étroite parenté des deux langues. Or ne pensez pas qu'il n'en est pas de même, bien que dans une moindre mesure, lorsque nous pensons dans notre langue : seule la préconception contraire nous empêche de le remarquer. Voilà qui me place dans la dure situation de devoir provoquer une deuxième tempête bien plus grave que la précédente. En effet, tout ce qui a été dit doit se résumer par une formule qui s'affiche insolemment avec la force du paradoxe. La voici : on ne peut comprendre la formidable réalité du langage qu'en commençant par observer que la parole se compose surtout de silences. Tout être incapable de renoncer à dire beaucoup de choses serait dans l'impossibilité de parler. Et chaque langue représente une équation particulière de choses dites et tues. Chaque peuple en effet tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d'autres. Car on ne pourrait tout dire. D'où l'énorme difficulté de la traduction : elle consiste en effet à exprimer dans une langue ce que précisément cette langue a tendance à ne pas dire. Mais, en même temps, on devine ce que traduire peut avoir de merveilleux : dévoiler les secrets que peuples et époques gardent réciproquement et qui contribuent tant à les séparer et à nourrir leur haine, pour réaliser, en somme, l'audacieuse intégration de l'Humanité. Car, comme le disait Goethe : « Entre tous les hommes seulement se vit dans son entier l'humain ».IV Nous ne parlons pas sérieusement
Je me trompai dans mes pronostics. La bourrasque que j'attendais ne survint pas. Ma paradoxale sentence pénétra dans l'esprit de mes auditeurs sans provoquer convulsions ni spasmes, comme une seringue hypodermique qui, par bonheur, ne rencontre aucun tissu nerveux. C'était donc l'occasion rêvée de battre en retraite.
- Alors que j'attendais de vous la plus sauvage des rébellions, me voilà baignant dans un climat de paix. Vous ne serez guère surpris si j'en profite pour céder à quelqu'un d'autre le monopole de la parole que j'exerce, contre mon gré, depuis un certain temps. La plupart d'entre vous connaissent la question mieux que moi. Mais surtout, il y a parmi vous un grand maître appartenant à la nouvelle génération de linguistes et dont l'opinion en la matière serait du plus grand intérêt pour tous.
- Grand maître, non, de commencer le linguiste, disons simplement que ce métier m'enthousiasme et que je le crois parvenu à maturité, prêt à nous donner ses meilleurs fruits. Je suis ravi de pouvoir dire qu'en général, vos propos, de même que ce qu'ils me suggèrent, correspondent assez à ce que je pense et à ce qui, selon moi, va dominer en linguistique dans un avenir immédiat. J'aurais assurément évité l'exemple de la désignation de Dieu en basque car c'est une question fort controversée. Mais, en général, je suis d'accord avec vous. Examinons attentivement en quoi consiste premièrement toute langue.
L'homme moderne tire trop d'orgueil des sciences qu'il a créées. Certes, par elles le monde acquiert une nouvelle dimension. Mais cette nouveauté demeure relativement superficielle. Elle est comme une fine pellicule dont nous avons recouvert les dimensions du monde que l'humanité, à d'autres époques, avait construites, mais que nous croyons avoir découvertes. Nous n'avons de cesse de tirer parti de cette gigantesque richesse, sans toutefois nous apercevoir qu'elle n'est pas de nous, mais que nous l'avons héritée. Or comme tout bon héritier, nous sommes passablement stupides. Le téléphone, le moteur à explosion et la perforatrice constituent des découvertes prodigieuses mais qui eussent été impossibles si, il y a vingt mille ans, le génie humain n'avait pas inventé le feu, la hache, le marteau et la roue. Il en va de même de l'interprétation scientifique du monde : elle est soutenue et alimentée par celles qui l'ont précédée, tout particulièrement par la plus ancienne, l'originaire, la langue. Car la science moderne n'existerait pas sans la langue, non pas tant, c'est là une lapalissade, parce que faire de la science, c'est parler, mais, à l'inverse parce que la langue est la science première. C'est ce qui explique que la science moderne soit en perpétuel conflit avec la langue. Quel sens cela aurait-il si la langue n'était pas en soi une connaissance, un savoir que nous tentons d'améliorer parce qu'il nous paraît insuffisant ? Nous ne percevons pas clairement pareille évidence du fait que depuis des siècles l'humanité, en Occident, du moins, ne « parle pas sérieusement ». Je comprends d'ailleurs mal que les linguistes ne se soient pas intéressés de près à un phénomène aussi surprenant. De nos jours, lorsque nous parlons, nous ne disons pas ce que la langue dans laquelle nous parlons dit, mais nous utilisons par convention et comme par plaisanterie ce que nos paroles disent par elles-mêmes, et, par là-même, disons, avec les mots de notre langue, ce que nous voulons dire. Voilà bien un fourchelangue, n'est-ce-pas? Je m'explique : si je dis « le soleil se lève à l'est », ce que mes paroles, et par là-même la langue dans laquelle je m'exprime disent réellement est qu'une entité de sexe masculin et capable d'actes spontanés - le dit «soleil» - exécute l'action de «se lever», c'est-à-dire de naître et qu'il le fait d'un lieu parmi tous les lieux qui est celui des naissances, l'est. Seulement voilà : je ne veux rien dire de tout cela et ne crois pas que le soleil soit une personne de sexe masculin capable d'agir spontanément, ni que son «lever» soit une chose qu'il fait par lui-même, ni que ce lieu soit en particulier celui des naissances. En utilisant cette expression de ma langue maternelle, je fais preuve d'ironie, je discrédite mon propos et ne le prends pas au sérieux. Car la langue, de nos jours, est une vraie plaisanterie. Pourtant, il est clair qu'il fut un temps où l'Indo-Européen croyait effectivement que le soleil était un être de sexe masculin, que les phénomènes naturels étaient des actions spontanées émanant d'entités douées de volonté et que l'astre bénéfique naissait et renaissait tous les matins dans un espace donné. Parce qu'il croyait cela, il a cherché des signes pour le dire et a créé la langue. Parler était donc, à cette époque, une chose fort différente de ce qu'elle est maintenant : c'était parler sérieusement. Vocables, morphologie et syntaxe avaient tout leur sens. Les expressions disaient du monde ce qui semblait être la vérité, elles énonçaient des connaissances, des savoirs. Elles étaient tout le contraire de plaisanteries. On comprend pourquoi dans la langue ancienne ayant donné naissance au sanscrit, ainsi qu'en grec, les vocables brahmane (mot) et logos (parole) conservent un caractère sacré.
En fait, la structure de la phrase indo-européenne témoigne d'une interprétation de la réalité en vertu de laquelle ce qui se produit sur terre résulte toujours de l'action d'un agent sexué. D'où le fait qu'elle se compose d'un sujet masculin ou féminin et d'un verbe actif. D'autres langues cependant ont une structure bien différente qui suppose une tout autre interprétation du réel.
Car le monde entourant l'homme n'apparaît jamais originairement comme clairement articulé. Ou, pour parler plus clairement, le monde tel qu'il s'offre à nous, n'est pas composé de « choses » radicalement séparées et franchement distinctes. Nous y découvrons des différences infinies, mais ces différences ne sont pas absolues. Au vrai, tout est différent de tout, mais tout se ressemble aussi un peu. La réalité est en effet un inépuisable « continuum de diversité ». Pour nous y retrouver nous devons la découper, la délimiter et la séparer, soit, en somme, établir de manière absolue des différenciations qui ne sont en fait que relatives. C'est ce qui a fait dire à Goethe que les choses sont des différences par nous établies. La première action de l'Homme, dans sa confrontation intellectuelle avec le monde, a été de classer les phénomènes, de diviser ce qui se présentait à lui en catégories, chacune d'entre elles se voyant attribuer un signe. C'est cela la langue. Mais le monde nous propose d'innombrables classifications sans nous en imposer aucune. D'où le fait que chaque peuple ait découpé ce qu'il y a de changeant dans le monde différemment, l'ait ciselé à sa façon; d'où l'existence de langues si différentes sur le plan de la grammaire, du vocabulaire et de la sémantique. Cette classification originelle constitue la première supposition ayant été émise sur la vérité du monde; elle est donc aussi la première connaissance. C'est pourquoi, au commencement, parler c'était connaître.
L'Indo-Européen pensant que la principale différence entre les « choses » était le sexe, il classa tous les objets, de manière quelque peu indécente, selon le sexe. L'autre grande division qu'il imposa au monde consista à supposer que tout ce qui existe est soit une action - d'où le verbe - soit un agent - d'où le nom.
Si on la compare à notre indigente classification des noms en masculin, féminin et neutre, celle des peuples d'Afrique parlant les langues bantoues est autrement riche : certaines comptent vingt-quatre catégories, soit en comparaison de nos trois genres, pas moins de deux douzaines. Les choses qui se déplacent, par exemple, sont différenciées de celles qui sont inertes, le végétal l'est de l'animal...etc. Ainsi donc, là où telle langue établit peu de distinctions, telle autre les fera foisonner. L'eise, par exemple, compte trente trois mots pour désigner, chez l'homme, les différentes manières de marcher, d'« aller ». Quant à l'arabe, il possède cinq mille sept cent quatorze noms pour nommer le chameau. À l'évidence, donc, un nomade du désert d'Arabie et un marchand de Glasgow risquent d'éprouver quelque difficulté à s'entendre sur cet animal à bosse. Les langues nous séparent et nous isolent non pas en tant qu'elles constituent des langues distinctes, mais en tant qu'émanations de représentations mentales différentes, de systèmes de pensée dissemblables et, au bout du compte, de philosophies divergentes. Non seulement notre langue est déterminée, mais nos pensées le sont aussi puisque nous suivons les voies préétablies par notre destin verbal.
Le linguiste se tut; le bout de son nez allongé semblait pointer un quadrant dans le ciel. Aux commissures de ses lèvres semblait germer et se dessiner un sourire. Je compris aussitôt qu'il était de ces esprits perspicaces qui adoptent la marche dialectique et avancent un pas à droite puis un pas à gauche. Comme je suis de la même écurie, je pris plaisir à résoudre l'énigme que son discours présentait.
- C'est subrepticement et avec astuce, dis-je, que vous nous avez entraînés face à l'abîme d'une contradiction, sans doute pour que nous la ressentions dans toute sa vigueur. Vous avez en effet soutenu deux thèses opposées. Premièrement, que chaque langue impose un cadre déterminé de catégories, de voies mentales et deuxièmement que ces cadres propres à chaque langue ne sont plus valides, que nous les utilisons par convention et pour plaisanter, que parler ne consiste plus à dire ce que nous pensons, mais équivaut à de simples « façons de parler ». Ces deux thèses étant convaincantes, leur brutale confrontation nous invite à considérer un problème jusqu'ici ignoré par les linguistes, à savoir : quelle est la part du vivant et du mort dans notre langue? Quelles catégories grammaticales continuent d'informer notre pensée et quelles sont celles dont la validité a disparu? Car de tout ce que vous nous avez dit, le plus évident est cette proposition scandaleuse qui ferait se dresser les cheveux sur la tête de Meillet et Vendryes : nos langues sont un anachronisme.
- Effectivement, de s'exclamer le linguiste. C'est là que je voulais en venir et c'est ce que je pense. Nos langues sont des instruments anachroniques. Lorsque nous parlons, nous sommes les humbles otages du passé.V La splendeur
- L'heure tourne, dis-je au grand linguiste, et notre rencontre tire à sa fin. Mais je ne voudrais pas renoncer à savoir ce que vous pensez de la tâche du traducteur.
- Je pense comme vous, répliqua-t-il : je pense qu'elle est ardue, qu'elle est improbable, mais que par là-même, elle est pleine de sens. Mieux encore, je crois que pour la première fois nous sommes en mesure de nous y essayer en grand et à fond. Il faut noter, de toutes façons, que l'essentiel sur la question a été dit il y a plus d'un siècle par le bienveillant théologien qu'était Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes du traduire[5]. Selon lui, la traduction est un mouvement pouvant prendre deux directions opposées : on peut soit rapprocher l'auteur de la langue du lecteur soit rapprocher le lecteur de la langue de l'auteur. Dans le premier cas, il n’y a pas à proprement parler traduction, mais plutôt imitation ou paraphrase du texte original. Ce n'est que lorsque le lecteur est arraché à ses habitudes langagières et forcé de se déplacer dans celles de l'auteur qu'il y a véritablement traduction. Et jusqu'à maintenant on n'a pratiquement fait que des pseudo-traductions.
Partant de cela, je me risquerais à formuler certains principes définitoires de la nouvelle entreprise du traduire, à laquelle il convient plus que jamais de se consacrer, pour des raisons que je donnerai plus tard, si le temps me le permet.
Il faut commencer par revoir à sa base même l'idée de ce que peut et doit être une traduction. L'envisage-t-on comme une manipulation magique en vertu de laquelle l'oeuvre écrite dans une langue émerge subitement dans une autre langue? Alors nous sommes perdus. Car pareille transsubstantiation est impossible. La traduction n'est pas un double du texte original; elle n'est pas et ne doit pas vouloir être la même oeuvre dans un lexique différent. Je dirais en fait que la traduction ne relève pas du même genre littéraire que le texte de départ. Il faut le rappeler et affirmer que la traduction constitue un genre littéraire en soi, différent des autres, avec ses normes et sa propre finalité. Tout simplement parce que la traduction n'est pas l'oeuvre mais un chemin vers l'oeuvre. En poésie, par exemple, la traduction est non pas l'oeuvre mais plutôt un appareil, un artifice technique qui nous en approche sans jamais prétendre la répéter ou la remplacer.
Considérons, pour éviter toute confusion, le domaine où la traduction me paraît s'imposer avec le plus d'urgence, celui des oeuvres grecques et latines. Celles-ci, à nos yeux, ne constituent plus des modèles. Le fait que nous vivions sans modèles et que notre faculté de percevoir quelque chose comme tel soit atrophiée est peut-être d'ailleurs l'un des symptômes les plus étranges et les plus graves de notre temps. Dans ce cas précis, pourtant, il est possible que notre présente irrévérence s'avère féconde : disparus en tant que normes et modèles, Grecs et Latins renaissent en effet devant nous comme la seule civilisation radicalement différente de la nôtre et dans laquelle, grâce à tout ce qui en a été conservé, nous pouvons pénétrer. La Grèce et Rome représentent pour nous le seul voyage absolu dans le temps possible. Or ce genre d'excursion constitue de nos jours la meilleure tentative d'éducation de l'homme occidental. Car deux siècles de pédagogie mathématique, physique et biologique ont démontré par leurs effets que ces disciplines ne suffisaient pas à humaniser l'homme. À la physique et aux mathématiques doit en effet s'ajouter une véritable éducation historique qui consiste non pas à connaître des listes de rois, des descriptions de batailles ou des chiffres relatifs aux prix et aux salaires de telle ou telle époque mais exige... un voyage dans l'étranger, l'étranger absolu d'un temps fort éloigné et d'une civilisation radicalement différente.
Face aux sciences naturelles, il faut aujourd'hui que renaissent les « humanités », mais qu'elles prennent une nouvelle orientation. Nous devons nous rapprocher à nouveau des Grecs et des Romains non pas en tant qu'ils constituent des modèles, mais au contraire en tant qu'erreurs exemplaires. Car l'homme est une entité historique et toute réalité historique - et partant non définitive - est, pour le temps présent, une erreur. Acquérir une conscience historique de soi-même et apprendre à se voir, comme une erreur, sont une même chose. Et comme cela - être toujours, d’abord, et relativement, une erreur - est la vérité de l'homme, seule la conscience historique peut le remettre dans sa vérité et le sauver. Mais il est vain de prétendre que l'homme moderne n'ait qu'à se regarder pour se découvrir en tant qu'erreur. On ne peut que l'éduquer à distinguer la vérité de l'homme, l'authentique « humanisme », en lui faisant regarder de près l'erreur que les autres ont été et surtout l'erreur que les meilleurs d'entre eux ont été. Voilà pourquoi m'obsède depuis longtemps l'idée qu'il faut réhabiliter la lecture de toute l'antiquité gréco-romaine, ce qui entraîne nécessairement une gigantesque entreprise de retraduction. Il s'agirait alors non pas de faire passer dans nos langues modernes uniquement les oeuvres considérées comme des modèles dans leur genre, mais toutes, indifféremment. Les Grecs et les Romains nous intéressent, nous importent, je le répète, en tant qu'erreurs et non en tant que maîtres. Ils ne nous apprendront guère par ce qu'ils écrivirent, pensèrent ou chantèrent, mais simplement parce qu'ils furent, existèrent, parce que malheureux comme nous, comme nous ils surnagèrent désespérément dans le perpétuel naufrage de l'existence.
D'où la nécessité d'orienter les traductions classiques dans ce sens. Car si j'ai dit précédemment qu'il était impossible de répéter une oeuvre et que la traduction n'était qu'un appareil permettant d'y accéder, il s'ensuit qu'un même texte peut donner lieu à différentes traductions. Il est en effet impossible, du moins presque toujours, d'approcher en même temps toutes les dimensions de l'original. Si nous voulons donner une idée de ses qualités esthétiques, nous devrons, pour transcrire ses qualités formelles, renoncer à une grande part de sa substance. C'est pourquoi il faudra se répartir la tâche et donner d'une même oeuvre des traductions divergentes selon les facettes de celle-ci que nous désirions traduire avec précision. En général, cependant, le principal intérêt de ces textes étant de témoigner d'une vie passée, on peut sans grande perte faire abstraction de leurs autres qualités.
Si l'on compare une traduction de Platon - même la plus récente - avec son original, ce qui surprend et irrite c'est non pas que les voluptés du style platonicien se soient volatilisées au cours de la traduction, mais qu'aient disparu les trois quarts des choses, des choses même qui dans la formulation du philosophe jouent un rôle et que, dans la vivacité de sa pensée, il heurte, insinue ou caresse au passage. C'est pour cela, et non, comme on le croit généralement, pour avoir été amputé de sa beauté, que le texte intéresse si peu le lecteur moderne. Comment le pourrait-il, s'il a été vidé de sa substance et n'est plus qu'un pâle reflet de lui-même, sans épaisseur ni émotion? Et ce que je dis là ne relève pas de la simple supposition. Car il est bien connu que la seule traduction de Platon véritablement féconde est précisément celle de Schleiermacher et ce précisément parce que celui-ci, de propos délibéré, a renoncé à traduire joliment pour, dans un premier temps, faire ce dont je parle. Cette traduction célèbre a été très appréciée, y compris des philologues. Car il est faux de penser que ce genre de travaux ne servent qu'à ceux qui ignorent le grec et le latin.
J'envisage donc une forme de traduction qui soit laide, c'est le propre de la science, qui ne revendique aucune élégance littéraire, ne soit pas facile à lire, mais en revanche soit fort claire, même si cette clarté exige un grand nombre de notes en bas de page. Le lecteur doit savoir à l'avance que lire une traduction ce n'est pas lire une belle oeuvre littéraire : c'est user d'un appareil passablement ennuyeux, mais qui lui permettra de véritablement transmigrer dans l'infortuné Platon, qui, il y a vingt-quatre siècles, s'efforça à sa manière de se maintenir à la surface de la vie.
Les hommes d'autres temps avaient besoin des Anciens dans un sens pragmatique. Ils devaient en apprendre beaucoup de choses immédiatement applicables. On comprend dès lors que la traduction ait tenté de moderniser le texte ancien, de l'adapter au présent. C'est le contraire que nous recherchons. Les Anciens nous importent précisément en tant qu'ils sont dissemblables de nous et nous devons par la traduction souligner leur caractère exotique et distant, le rendre comme tel intelligible.
Je ne comprends pas que tout philologue ne se sente pas obligé de traduire de la sorte une oeuvre ancienne. Tout écrivain en général devrait ne pas mésestimer cette occupation et agrémenter son oeuvre personnelle de quelque traduction d'auteurs anciens, médiévaux ou contemporains. Il convient en effet de redonner tout son prestige à ce labeur et de le faire valoir comme un travail intellectuel de premier ordre. Ainsi, la traduction deviendrait-elle une discipline sui generis, et, cultivée de manière continue, elle secréterait une technique propre qui élargirait fabuleusement le réseau de voies de notre intelligence. Et si je me suis intéressé en particulier aux traductions du grec et du latin, ce n'est que parce leur cas illustre particulièrement bien la question. Dans une certaine mesure, cependant, les termes sont les mêmes quelle que soit l'époque ou le lieu. Car ce qui importe c'est que, par la traduction, nous tentions de sortir de notre langue pour aller vers celle des autres et non l'inverse, comme le veut la tradition. Parfois, surtout dans le cas d'auteurs contemporains, la traduction aura peut-être, outre ses vertus de traduction, une certaine valeur esthétique. Ce sera alors encore mieux, comme du miel sur des hojuelas[6] selon vos propres mots à vous, Espagnols, qui n'avez probablement pas la moindre idée de ce que sont des hojuelas.
- Je vous écoute avec grand plaisir, dis-je pour conclure. Il est clair que le public lecteur d'un pays n'apprécie pas les traductions adaptées au style de sa langue. Pour cela, en effet, lui suffit amplement la production des auteurs indigènes. Ce qu'il apprécie, au contraire, c'est que l'on pousse à la limite de l'intelligible les possibilités de sa langue pour que transparaissent en elle les modes d'expression propres à l'auteur traduit. Les versions allemandes de mes livres illustrent bien la chose. En quelques années seulement, elles ont connu plus de quinze éditions, chose inconcevable n’eut été, pour les quatre cinquièmes, de la réussite de la traduction. Car ma traductrice a forcé jusqu'à la limite la tolérance grammaticale de la langue allemande pour transcrire précisément ce qui n'est pas allemand dans la manière dont je m'exprime. En sorte que le lecteur peut sans efforts adopter une tournure d'esprit espagnole. Il se repose ainsi un peu de lui-même et prend plaisir, pour un instant, à être quelqu'un d'autre.
Mais voilà qui est particulièrement difficile à réaliser en français. Je regrette de devoir mettre un terme à notre rencontre sur des paroles agressives mais nécessaires, étant donné le thème abordé. Les voici : de toutes les langues européennes, celle qui facilite le moins la tâche du traducteur est la française...
Parties annexes
Auteur
Clara Foz
Elle est professeure à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d'Ottawa. Elle enseigne la traduction ainsi que la méthodologie de la recherche en traductologie et l’histoire de la traduction. Elle est également traductrice de l’anglais (C.S. Peirce) et de l’espagnol. Ses publications portent sur l’histoire de la traduction et plus particulièrement sur le XIIe et XIIIe siècle espagnol. Ses recherches actuelles sont consacrées à la dynamique historique des (re)traductions françaises du Quijote (1614-2001). Elle est actuellement présidente de l’Association canadienne de traductologie.
Notes
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[1]
J. Ortega y Gasset, « Miseria y esplendor de la traducción », Obras completas, Madrid, Revista de Occidente, 1961, Tome V, pp. 433-452.
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[2]
En français dans le texte.
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[3]
Albarda désigne en espagnol le bât et sobre a pour équivalent sur.
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[4]
Gobernador civil en espagnol. C'était le représentant du pouvoir central dans chacune des provinces.
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[5]
Ce titre en français est d'Antoine Berman, qui a traduit l'essai de Friedrich Schleiermacher. « Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens / Des différentes méthodes du traduire », Les Tours de Babel, Trans-Europ-Repress, 1985, pp. 279-347.
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[6]
Sorte de crêpe.