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Alexis Nouss, vous m’avez invitée à ce premier colloque consacré à l’oeuvre d’Antoine Berman, et je vous en remercie. Que ces journées de travail aient lieu à Montréal ne me surprend pas : Antoine a souvent fait ce voyage et il avait ici de vrais échanges.
Nous savions bien, vous en m’invitant, moi en acceptant votre invitation, que je ne pourrai d’aucune façon parler à sa place. Mais je peux au moins par ma présence partager avec vous autres l’attachement à une oeuvre, à un parcours de vie, à une manière — tout à la fois —d’être et de penser.
Antoine lisait beaucoup, très vite, et il écrivait aussi beaucoup, d’une manière si constante que l’écriture se confondait avec la vie quotidienne : cahiers, carnets, notes prises dans le métro sur les dernières pages blanches d’un livre, feuillets épars… Son activité de traducteur était plus apparente, plus fébrile. Pendant quelques années, il a essayé de faire de la traduction un métier, traduisant des milliers de pages de l’allemand, de l’espagnol, de l’anglais. Il a constaté alors qu’on ne pouvait pas vivre de la traduction. Les actions qu’il a menées comme directeur du Centre Jacques-Amyot[1], et ses ouvrages sur la traduction n’ont jamais sous-estimé cette considération, éprouvante pour le traducteur et lourde de conséquences pour la traduction.
Ce n’est qu’après sa mort que les papiers et les textes nombreux qu’il avait écrit sont devenus réellement visibles. Il avait laissé les cahiers manuscrits du livre sur John Donne et la critique des traductions, édité quelques années plus tard. Et de nombreux inédits : des poèmes et des proses littéraires, des écrits sur le théâtre, des traductions littéraires, un ouvrage sur Jacques Amyot et la naissance de la prose française, l’ensemble de ses séminaires sur la traduction donnés au Collège International de Philosophie, des conférences, des notes…
Je me suis consacrée autant que je l’ai pu, avec quelques amis, à la publication des inédits et à la réédition des textes devenus introuvables. Mais il reste beaucoup à faire. Ces inédits appellent de plus nombreuses collaborations pour voir le jour. Ils ont ceci de particulier qu’ils sont pour la plupart consacrés à la traduction et forment un édifice où les parties étayent le tout.
En décembre 1997, j’ai proposé à quelques personnes prêtes à soutenir l’oeuvre d’Antoine Berman — poètes, traducteurs, écrivains et philosophes — de fonder l’« Association Antoine Berman : les tâches de la traduction »[2]. Depuis sa constitution l’Association a pu organiser cinq séminaires[3] et favoriser quelques publications, rééditions et traductions étrangères. L’Association tend à s’ouvrir, à se renouveler. Liée à l’oeuvre d’Antoine Berman, rien ne dit pourtant qu’elle ne doive pas constituer un lieu de réflexion bien différencié et autonome. Sa vocation est de travailler largement et en profondeur la question de la traduction, dans une direction que définit bien le texte d’intention[4]. Durant ces cinq premières années l’Association a travaillé sans liens institutionnels et en toute indépendance. Elle devra publier, diffuser son travail, se décentrer davantage, créer des liens.
Chacun peut être conduit à interroger son lien à la traduction. Ma propre histoire me rendait sensible à la complexité de la traduction, mais ce n’est qu’en traduisant avec Antoine Berman et, plus récemment, en lisant ses textes, en travaillant sur les manuscrits, que mon rapport à la traduction s’est modifié : je traduis maintenant sans réserve — je ne saurais pas le dire autrement —, éprouvant la durée, le temps particulier de la traduction, accueillant les interrogations. Ainsi : pourquoi la traduction résiste-t-elle là où le texte ne présente aucun obstacle apparent à la traduction? Quel est le statut de « l’obstacle » à la traduction dans la traduction? La mémoire du traducteur, qui garde en elle la totalité de l’original, la totalité de la traduction, les multiples versions d’une traduction, les difformités du texte, les réseaux signifiants, etc. … de quelle nature est-elle?... Autant de questions qui me paraissent concerner l’essence de la traduction. Ces deux journées de réflexion partagée apporteront sans doute des éléments de réponse. Merci encore de votre invitation.
Parties annexes
Notes
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[*]
Ce texte a été prononcé à l’ouverture du colloque de mai 2000.
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[1]
Association privée (loi de 1901) créée en 1987, le Centre Jacques-Amyot s’est donné pour objectif global d’aider à la promotion, à la rationalisation et à la coordination de toutes les activités qui constituent la chaîne de la communication écrite, et plus particulièrement la traduction, la terminologie et la rédaction spécialisée. Les activités du Centre offrent des programmes de formation, d’information, de publication, de coordination et de coopération internationale.
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[2]
« Association Antoine Berman : les tâches de la traduction ». Association à but non lucratif, régie par la loi de 1901. Membres fondateurs : Jean-Christophe Bailly, Bruno Bayen, Paul Bensimon, Isabelle Berman, Yves Bonnefoy, Annie Brisset, Michel Deguy, Jacques Derrida, Pierre Leyris, Jean-Michel Rey. Constitution du premier Bureau : présidente : Isabelle Berman; vice-présidents : Bruno Bayen, Jean-Michel Rey; secrétaire général : Jean-Christophe Bailly; trésorier : Paul Bensimon. Siège social : 6 rue Lalande 75014 Paris. Courriel : antoineberman@hotmail.fr.
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[3]
Les cinq séminaires de l’Association :
« Critique, commentaire et traduction » (cf. l’article d’Antoine Berman : « Critique, commentaire et traduction. Quelques réflexions à partir de Benjamin et de Blanchot » in Po&sie, no 37, éd. Bélin, Paris, 1986), 6 mars 1999, à l’Institut du Monde Anglophone, Paris-VI
« Le concept de “ projet de traduction ” chez Antoine Berman » : pp. 76 à 79 de son ouvrage Pour une critique des traductions : John Donne. Traduction de Shakespeare et « projet de traduction », samedi 20 novembre 1999, au Centre universitaire Censier, Paris-III.
« L’intraduisible comme valeur » (cf. pp. 42 et 43 de l’ouvrage d’Antoine Berman La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, éd. du Seuil, Paris, 1999), le 17 juin 2000, au Collège de France, Paris.
« Une nouvelle traduction de la Bible », 23 juin 2001, Espace Babylone, Paris.
« Le traducteur comme lecteur », organisé en partenariat avec l’Université Lyon 2 sous la responsabilité d’Alexis Nouss, 21 mars 2002, à La maison de l’Orient méditerranéen, Lyon.
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[4]
Texte d’intention : Par-delà le « premier cycle » de ses intentions — la publication des écrits inédits d’Antoine Berman — l’association voudrait promouvoir et développer la problématique même qui les fonde. Autrement dit, ouvrir le champ de ce qu’Antoine Berman entendait par « critique des traductions ». Non seulement l’analyse des gestes traductifs, mais toute la théorie du passage qu’ils laissent en suspens et, notamment le concept de translation entre les cultures, qui constitue l’arrière-pays de ces gestes : mouvements dans la langue et autour d’elle, seuils, échanges, oublis, glissades, blocages, accélérations.
Ce que le langage permet de creuser, de sonder, de propager, c’est « l’épreuve de l’étranger » elle-même, dont la traduction est l’expérience vivante. À travers cette épreuve et les différentes stratégies de sens qu’elle confronte, c’est le statut même de la vérité qui est ébranlé.
Il va sans dire qu’en une période doublement malmenée par les avancées d’un universalisme plat et par celles du repli communautaire, la réflexion sur les modes et les enjeux de cette épreuve annonce d’elle-même sa nécessité.