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Ontologie de l’ascèse

La doctrine ascétique du monachisme primitif se présente comme une série d’enseignements qui visent à transformer celui ou celle qui les met en pratique. Diadoque de Photicé, un auteur du ve siècle dont on ne sait pas grand-chose (Rutherford 2000, 1-10; Plested 2004, 133-134; Ermatinger 2010, 1-9), le dit sans doute de la manière la plus nette :

Par nature (Φύσει) Dieu seul est bon. L’homme aussi devient (γίνεται) bon par l’effort moral (ἐξ ἐπιμελείας τῶν τρόπων) en se transformant (ἀλλασσόμενος), grâce au bien essentiel, en ce qu’il n’est pas (εἰς ὅπερ οὐκ ἔστιν), lorsque l’âme, par le souci du bien (διὰ τῆς ἐπιμελείας τοῦ καλοῦ), s’unit à Dieu (γένηται ἐν θεῷ) autant que ses facultés y travaillent et le veulent[1].

En réalité, il est certainement possible d’affirmer que toute la littérature issue du milieu monastique — en Antiquité tardive à tout le moins — poursuit le même but, qui est celui de susciter et d’accompagner un processus de conversion. Deux synthèses de la théorie ascétique des moines le démontrent fort bien. La première est le recueil systématique des Apophtegmes des Pères (ve-vie siècle), qui indique clairement la voie :

Dans ce livre sont rapportées l’ascèse vertueuse, l’admirable manière de vivre et les paroles des saints et bienheureux pères, afin de stimuler et d’instruire ceux qui désirent, en les imitant, pratiquer avec succès la vie céleste et qui veulent parcourir le chemin qui mène au Royaume des cieux[2].

En deuxième lieu, il est certainement profitable de citer également l’Échelle du Paradis de Jean Climaque (v. 579 – v. 649) :

Ceux qui, revêtus d’un corps, ont entrepris l’ascension du ciel, devront nécessairement se faire violence et souffrir sans cesse (cf. Mt 11, 12) ; cela surtout au début de leur renoncement, jusqu’à ce que leur inclination au plaisir et leur coeur insensible se soient changés en une disposition stable d’amour de Dieu et de pureté, grâce à une componction manifeste[3].

Bien entendu, quand on parle de conversion, il est important de rappeler qu’à l’époque post-constantinienne celle-ci fait désormais l’objet d’une nouvelle compréhension, car elle ne désigne plus seulement l’événement qui marque l’adhésion exclusive à la foi chrétienne — soit une rupture biographique ponctuelle —, mais elle représente aussi l’effort éthique prolongé qui produit un passage graduel et constamment renouvelé du péché à la sainteté (Vecoli 2013). Ce développement va de pair avec une nouvelle conception de l’imitation du Christ, opportunément relevée par Guy Stroumsa : « In a world from which martyrdom had for all practical purposes disappeared, the demand for imitatio Christi was fast becoming an attempt at transforming oneself » (Stroumsa 2015, 3). La sainteté, quant à elle, est représentée — selon les cas — comme perfection, vie angélique, formation du nouvel Adam, réparation de la nature humaine, et même comme déification (Russell 2004, 238-248). Pour le moine chrétien, le fondement de la transfiguration humaine — une aspiration commune, semble-t-il, à toutes les grandes religions (Shulman-Stroumsa 2002, 3-8) — est constitué par l’incarnation du Verbe dans la personne de Jésus, qui a ouvert un passage du divin à l’humain susceptible d’être parcouru en sens inverse (Shulman-Stroumsa 2002, 8; Headley 2018, 16-17). Ainsi que l’écrit l’abbé Isaïe (ive siècle) : « Il [le Christ] veut donc que les siens soient purifiés de la matière visible comme de celle qui est cachée dans l’âme, et de tout ce qu’il a anéanti dans son corps par son Incarnation »[4].

Assurément, la question de la transformation du moine ne se pose pas de la même manière dans tous les textes. Cela dépend en partie du fait que ceux-ci appartiennent à des genres littéraires variés, qui conditionnent inévitablement la manière de définir et d’atteindre leurs objectifs. On constate par exemple que c’est par l’exemplarité des modèles célébrés qu’une oeuvre hagiographique incite le lecteur à entreprendre la vie ascétique (Harmless 2004, 69; Monaci 2010, 146-150) : l’exhortation à l’imitation, entendue comme modalité d’élévation du dévot, est en quelque sorte prédéterminée par la finalité laudative de ce type d’écrits. Quant au genre du traité[5], il se démarque par une approche plus théorique qui se traduit généralement par une explication plus approfondie des enjeux — par exemple, protologiques (Guillaumont 1985) — sous-jacents à la pratique exposée : ici, l’édification du lecteur est l’effet d’une connaissance raisonnée, et dans certains cas même technique. L’épistolographie insiste, entre autres, sur la relation maître-disciple(s), dont elle est dans bien des cas l’expression (Rubenson 2007, 75-87; Choat 2013, 74). Au-delà des catégories générales, il est évident qu’une oeuvre individuelle peut très bien se situer à la frontière de plusieurs genres littéraires, et par suite présenter un mélange variable de modalités parénétiques. Toutefois, que l’on fournisse un exemple édifiant, une explication technique ou une incitation à la soumission à un maître expérimenté, le but demeure toujours très concret[6] : il s’agit d’indiquer une voie de changement pour celles ou ceux qui acceptent de la parcourir. En fin de compte, quel que soit son genre littéraire spécifique, toute oeuvre monastique entend proposer une praxis transformative (leclercq 1990, 45-46). Et le but de cet exercice n’est pas exclusivement d’ordre sotériologique (autrement il ne se distinguerait pas de la vie chrétienne ordinaire), il inclut également une dimension expérientielle. En suivant Ammonas (ive siècle)[7], on dira que la perfection recherchée par l’ascète est un état de grâce qui déclenche une expérience immédiate de la vie céleste (pour une analyse de cette thématique dans les écrits du Pseudo-Macaire, voir : Bitton-Ashkelony 2013, 99-106). Or, si cette perfection peut être définie de nombreuses manières, suivant les sources, son caractère élusif est une constante qui pose un problème général lorsqu’il s’agit de segmenter et de cartographier le parcours ascétique. C’est qu’en effet le labeur du moine consiste ultimement à retrancher les maintes volontés qui appartiennent à l’humain — ou qui sont suggérées par les démons — afin d’accueillir l’unique volonté divine[8]; mais celle-ci — comme tout ce qui est céleste — se situe au niveau du transcendant, ce qui revient dire à dire qu’elle est indéfinissable. On se demande, par conséquent, comment établir la mesure (terme employé par les auteurs eux-mêmes) d’un régime visant à atteindre un état final qui est étranger à toute mesure mais n’a pour autant rien d’abstrait, puisqu’il relève — c’est ce que l’on doit croire — d’un vécu. En d’autres mots, la littérature monastique est constituée de textes pragmatiques qui proposent une technique du soi très concrète (Foucault 1988), mais dont l’objectif final est délibérément incompréhensible et, par suite, inexprimable : à propos des moines qui se sont purifiés adéquatement, Ammonas dit en effet que « Dieu sera toujours avec eux et leur donnera des révélations et (leur apprendra) de grands mystères (ἀποκαλύψεις καὶ μεγάλα μυστήρια) que je ne puis pas exprimer avec la langue »[9]. D’une certaine manière, c’est là le problème de la relation entre l’ascèse et la mystique (McGinn 1998, 58), c’est-à-dire entre un exercice matériel et sa finalité spirituelle.

Ce paradoxe présente plusieurs aspects, mais celui qui nous intéresse ici est la dichotomie stricte qui existe entre les deux pôles du cheminement ascétique. D’une part, Dieu se présente comme un absolu dont l’éclatante pureté se situe hors de tout changement et dont l’unicité s’oppose à toute pluralité. D’autre part, l’humain qui désire ardemment s’élever jusqu’au Ciel procède d’une condition qui est celle de l’instabilité, de la duplicité, de la dispersion. Entre le lieu de départ et la destination convoitée, il y a de toute évidence une incompatibilité ontologique, qui est magistralement exprimée par Jean Climaque, dans son Échelle du Paradis (autour de l’an 600) : « Le moine, c’est la condition et l’état des incorporels dans un corps matériel et souillé (Μοναχὀς ἐστι, τάξις καὶ κατάστασις ἀσωμάτων, ἐν σώματι ὑλικῷ) (…). Le moine, c’est une violence continuelle faite à la nature (Μοναχός ἐστι, βία φύσεως διηνεκής) »[10]. Cette sorte de répulsion fondamentale n’est pas sans rappeler celle qu’ont cru découvrir les chercheurs du xxe siècle entre les catégories du sacré et du profane (Otto 1969, 49; Durkheim 1990, 55-56; Eliade 1969, 17-19; Caillois 1950, 26; Meslin 1988, 63-97; Bastide 1997, 228-229). Dans les sources antiques plusieurs couples binaires sont utilisés pour souligner l’opposition qu’il est nécessaire de dépasser : impur/pur, duplicité/simplicité, dispersion/unité, multiple/un, visible/invisible, péché/grâce. L’abbé Isaïe, par exemple, l’exprime sans détour : « Cette parole est pour ceux qui ont été dignes de devenir un avec le Seigneur et qui ne sont plus divisés [11]». À l’instar du couple non-être/être du Parménide de Platon, le couple terre/ciel des solitaires soulève le problème de la transition d’un état à l’autre, c’est-à-dire de la relation dialectique entre deux entités ontologiquement distinctes (Russell 1959, 12).

La tension qui anime cette opposition sur le plan conceptuel se répercute inévitablement sur le vécu du moine, puisque c’est avec toute sa personne que celui-ci va s’efforcer d’accomplir l’impossible traversée. Son entreprise ne se limite pas à la seule dimension intellectuelle, elle se veut totale : il doit quitter sa condition de départ — essentiellement humaine, au sens profane du terme — et réussir à se tracer une voie jusqu’à une altérité de nature opposée — non humaine, c’est-à-dire divine. Il est certainement possible d’interpréter la recherche de cette altérité d’un point vue social, comme le fait Richard Valantasis (Valantasis 2008, 80-87) lorsqu’il distingue deux types de transformations : la « formation », finalisée à une adéquation avec le milieu ambiant, et l’ascèse, expression d’une tension subversive qui dynamise toute culture (ce qu’avait déjà bien montré James A. Francis, en relation à l’ascèse philosophique gréco-romaine : Francis 1995). Toutefois, ce n’est là qu’un aspect de la démarche, et se limiter à celui-ci comporte un risque, qui est celui de ne pas tenir suffisamment compte de la radicalité du discours présenté dans les sources. En effet, l’ascèse n’y est pas expliquée comme un refus de la société présente afin d’accélérer la venue d’une société future (meilleure, autre[12] ou carrément utopique : Séguy 1971), mais plutôt comme une véritable sortie du monde, c’est-à-dire un dépassement de la dimension connue, mesurable, et pour cela paradoxalement illusoire du réel. L’épisode du père Sisoès, raconté dans les Apophtegmes des Pères, montre, par la répétition des mêmes mots utilisés dans l’Évangile, que la sainteté du moine est la réalisation humaine de la transfiguration de Jésus sur le mont Thabor (Mt 17, 1-8 : « son visage resplendit comme le soleil [ἔλαμψεν τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος] »[13]) : « sur le point de mourir, alors que les pères étaient assis auprès de lui, son visage brilla comme le soleil (ἔλαμψε τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος) »[14]. Il s’agit donc de quitter ce plan hylique pour s’élever à un niveau de l’être à ce point supérieur qu’il en est invisible d’ici-bas. L’invisibilité constitue d’ailleurs le critère le plus fiable d’un discernement entre ces deux niveaux du réel, à tout le moins selon les dires de Diadoque de Photicé : une irruption du ciel dans la vie du moine — si elle est authentique — ne peut qu’être insaisissable, tandis qu’une apparition surnaturelle qui serait corporellement visible ne peut que provenir des démons[15]. Le jugement de Diadoque s’appuie sur une longue tradition : les auteurs qui le précèdent parlent fréquemment du labeur ascétique comme d’un passage du visible à l’invisible[16]. Les deux termes désignent une incompatibilité qui se fait d’autant plus pressante en ce que, avec l’essor du phénomène monastique, elle ne s’applique plus seulement au niveau de l’abstraction théologique mais s’étend désormais au niveau tangible de la praxis ascétique. En effet, cette dernière s’efforce d’unir deux pôles logiquement opposés. D’un côté il y a un régime contraignant, dont le caractère concret est démontré par des comparaisons récurrentes avec la maîtrise d’un métier, l’entraînement sportif, l’art militaire, ou même le service liturgique[17] : c’est une action enracinée dans le monde « visible ». De l’autre côté, nous avons l’objectif de cette pratique, qui est compris et exprimé selon les catégories et définitions fournies par la théologie de l’époque, dont la dimension mystique commence à émerger de manière évidente[18] : c’est un point de fuite qui s’ouvre sur le monde « invisible ». Pour le dire en d’autres termes — au risque de nous répéter —, la théorie monastique se trouve à devoir concilier deux plans qui ne communiquent pas naturellement entre eux : d’une part la discipline immanente de l’ascète, qui gère l’éparpillement et la volatilité d’une nature humaine que l’on perçoit comme mixte et donc impure ; et, d’autre part, une conception radicalement transcendante de la source de l’être vers laquelle on désire ardemment se hisser.

Le moine, en cela proche du philosophe néoplatonicien (encore que procédant de prémisses différentes), tente une élévation — corps, âme et esprit — du multiple à l’Un (Hadot 2002, 19-98). Toutefois, la conception qu’il entretient de l’Un ne risque-t-elle pas de saper les fondements mêmes de l’entreprise qu’il s’efforce d’accomplir ? En effet, un problème logique majeur surgit du fait que, dans l’explication de la transformation de sa personne, il doit rendre compte du changement. Or celui-ci, tout en étant l’instrument d’élévation ou de progression des ténèbres vers la lumière, se trouve à être aussi, en même temps, une qualité essentielle des ténèbres elles-mêmes, et donc, absolument contraire à la lumière. Ainsi, le changement est le moyen d’atteindre une réalité qui se définit par l’absence de changement. Et il convient de noter que cette aporie survient quels que soient les termes spécifiques de l’opposition binaire proposée dans les sources : le pur ne peut naître dans le mélange qu’est l’impur, le un ne saurait émerger du multiple, l’invisible est voilé par le visible, et ainsi de suite. Du moment que le pôle vers lequel on tend est un absolu, il est malaisé de concevoir un rapprochement progressif qui, par sa propre nature, est contraire à l’idée même d’absolu. D’ailleurs, la notion de progrès (προκοπή) — pourtant centrale dans la littérature monastique — pose plusieurs difficultés et est souvent contredite par l’exhortation à recommencer chaque jour comme si c’était le premier, et à ne jamais considérer la distance parcourue comme quelque chose de substantiel[19]. Ainsi que le rappelle Grégoire de Nysse (v. 335- v. 395), le théologien de l’épectase[20], face à l’infini la distance que l’on arrive à couvrir n’est toujours que finie. D’ailleurs, cette réflexion pourrait bien avoir fécondé la réflexion mystique des auteurs monastiques postérieurs (Sferlea 2017).

Antoine et Ammonas

Bien conscients de ces difficultés, les théoriciens de l’ascèse s’efforcent de proposer des solutions au paradoxe. Indépendamment de leur valeur intrinsèque, ces tentatives sont intéressantes en ce qu’elles soulignent des aspects différents de la question et témoignent d’un ardent désir de dépassement de la condition humaine.

Un des premiers auteurs à s’interroger sur les modalités de la conversion monastique est Ammonas, le successeur d’Antoine (à tout le moins selon la tradition ; sur la relation entre les deux, voir : Rubenson 2011). La septième de ses Lettres (selon la numérotation de Nau) contient plusieurs réflexions concernant la question qui nous intéresse. Ammonas part d’une prémisse fondamentale, à savoir que ce qu’il appelle l’« Esprit de douceur » n’entre pas dans une âme entièrement purifiée :

Mes bien-aimés dans le Seigneur, je vous salue dans L’Esprit de douceur (ἐν πνεύματι τῆς πραότητος), qui est pacifique et souffle une odeur suave dans les âmes des justes. Cet Esprit n’entre dans aucune âme, si ce n’est dans celles qui sont entièrement purifiées de leur vétusté (ταῖς καθαρθείσαις τελείως ἀπὸ τῆς ἑαυτῶν παλαιότητος) ; car il est saint (ἅγιον) et il ne peut pas entrer dans une âme impure (ἀκάθαρτον ψυχήν)[21].

On comprend que cet Esprit de douceur n’est autre que l’Esprit saint, puisque l’on explique — par le biais d’une citation biblique (Jn 16, 7.13 ) — qu’il s’agit du Paraclet qui a été envoyé aux apôtres. Il ne prend demeure que dans celles et ceux qui ont atteint la perfection ascétique :

Depuis Abel et Hénoch jusqu’aujourd’hui, cet Esprit se donne aux âmes des justes qui se sont entièrement purifiées. Celui qui survient aux autres âmes n’est pas celui-là, mais c’est l’esprit de pénitence (τὸ πνεῦμα τῆς μετανοίας), car l’esprit de pénitence survient aux autres âmes parce que lui les appelle toutes et les lave de leur impureté. Lorsqu’il les a purifiées complètement, il les transmet à l’Esprit-Saint (τῷ πνεύματι τῷ ἁγίῳ), et il ne cesse de leur verser la suavité et la douceur […] Peu nombreux sont ceux qui n’ont pas été favorisés même du (seul) esprit de pénitence ; mais l’esprit de vérité, de génération en génération, habite à peine dans quelques âmes. De même donc que la perle de grand prix, (l’Esprit-Saint) ne se trouve que dans les âmes des justes qui sont parfaits (τῶν τετελειωμένων)[22].

Ammonas partage avec son prédécesseur, le grand Antoine (v. 251-356), l’idée d’une sorte de bipartition de l’Esprit saint, dont une première manifestation serait ce que tous deux appellent l’« esprit de repentance ». Ainsi que l’a bien relevé Bernadette McNary-Zak (McNary-Zak 2000, 31), les deux auteurs conçoivent d’une manière semblable cette même entité. Une différence existe, cependant, et elle tient au fait qu’Antoine distingue l’esprit de repentance de ce qu’il appelle l’« esprit-directeur » et ne semble pas se poser le problème de la cohabitation de l’un ou de l’autre avec le péché dans l’âme du moine : « L’Esprit de conversion vient en aide au moine. C’est lui qui le met à l’épreuve […] L’Esprit-directeur ouvre ensuite les yeux de l’âme afin qu’elle aussi, avec le corps, soit convertie et purifiée »[23]. En fait, pour Antoine, la bipartition semble plutôt servir à distinguer deux aspects fondamentaux de l’ascèse : l’esprit de pénitence doit aiguillonner le moine pour la purification du corps, alors que l’esprit-directeur lui ouvre les yeux pour qu’il obtienne le discernement nécessaire à la purification de l’âme. Les deux manifestations de l’Esprit assistent le renonçant sur deux plans différents : maintenir l’élan — le plan de la volonté — et orienter dans la bonne direction – le plan de l’intelligence.

Ammonas reprend la structure du propos d’Antoine, mais l’applique à un problème différent. Ce problème, qui relève désormais plus de la théologie que de la pratique (ce qui témoigne de l’évolution du monachisme dans le courant du ive siècle : Goehring 1997), est celui de la radicale opposition entre l’essence divine et l’impureté humaine. Ainsi que l’affirme l’abbé Isaïe, Dieu ne prend demeure que dans les siens : « Le Christ se reconnaît à la pureté (διὰ τῆς ἁγνείᾳ), car il est pur et habite donc dans les purs (ἁγνὸς γάρ ἐστι καὶ ἐν τοῖς ἁγνοῖς κατοικεῖ) »[24]. L’esprit de pénitence constitue alors une sorte d’avant-garde qui agit au nom de l’Esprit saint mais sans en compromettre la pureté, qui doit être préservée. Il s’ensuit que l’inhabitation de l’Esprit de douceur dans la personne du moine constitue un point d’arrivée — rarement atteint (ce qui confère au propos une saveur élitiste) — et non pas un point de départ de l’itinéraire chrétien. Le fait est que le refus de l’Esprit saint à prendre demeure dans un lieu qui n’est pas entièrement purifié ne va pas sans susciter un certain embarras, puisqu’en principe cette répulsion laisse l’ascète seul dans son itinéraire de perfectionnement, ce qui équivaudrait à dire que son oeuvre se fonde exclusivement sur l’effort individuel. Afin de ne pas tomber dans l’impasse doctrinale, qui consisterait à négliger le rôle de la grâce dans l’élévation du moine[25], Ammonas utilise l’esprit de pénitence introduit par Antoine : en le différenciant de l’Esprit saint à proprement parler, il en fait un précurseur au statut vague d’entité intermédiaire, qui peut pénétrer dans l’âme de l’ascète sans toutefois corrompre la nature divine. On notera qu’à d’autres endroits[26] Ammonas préfère parler d’une « puissance (δύναμις) » qui accompagne le pénitent. Ce « gardien (φύλαξ) » demeure auprès de lui, mais n’entre en lui qu’au moment où la purification est complète :

C’est en effet la vertu (l’ange) (δύναμις) qui aura été donnée ici-bas à l’homme, qui le conduira ensuite vers ce lieu de repos, jusqu’à ce qu’il ait dépassé toutes les puissances de l’air (…). Maintenant donc, prions Dieu sans relâche, pour que ces forces ne nous empêchent pas de monter près de lui ; car tant que les justes ont la vertu divine (τὴν δύναμιν τὴν θεικὴν) avec eux, personne ne peut leur faire obstacle. Voici donc quelle doit être sa culture (γεωργία), jusqu’à ce que la vertu habite dans l’homme (ἐνοικήσῃ ἡ δύναμις ἐν τῷ ἀνθρώπῳ)[27].

À l’instar de l’esprit de pénitence, la « puissance » n’est pas un concept spécifique d’Ammonas. L’idée d’une intervention de cette entité, envoyée par Dieu pour assister le moine dans son effort d’ascension au ciel, remonte à la première lettre de Macaire (ive siècle) : « Si le coeur faiblit en cela, au point de s’épuiser dans les labeurs occasionnés par ces combats, alors le Dieu bon et compatissant lui envoie une puissance sainte (δύναμιν ἁγίαν), il affermit son coeur… »[28]. D’ailleurs, vers la fin de la lettre[29], Macaire établit clairement une équivalence entre le Paraclet et cette puissance, ce qui rend ambigu le statut de cette dernière (s’agit-il de l’Esprit saint ?). La notion est donc récurrente et semble effectivement représenter un expédient théologique finalisé à maintenir une initiative salvatrice de la grâce sans toutefois impliquer par là une intolérable proximité du divin par rapport à la souillure humaine. Cependant, on notera que chez Macaire la « puissance », qui agit de manière intermittente (parfois elle aide, parfois elle se retire pour voir le moine lutter), sert principalement à concilier, dans l’oeuvre du salut, l’initiative humaine avec l’intervention de la grâce. Ammonas réoriente le concept dans une autre direction : il signifie chez lui une présence supérieure qui se tient à côté du moine tant que celui-ci lutte, et qui entre en lui seulement quand il se conforme parfaitement à la sainteté céleste. Tant qu’elle est à côté de lui, la « puissance » agit comme l’esprit de pénitence, et quand elle habite en lui, elle équivaut à l’Esprit de douceur. Toutefois, est-il précisé, peu nombreux sont ceux qui réussissent à l’accueillir en soi (ici réapparaît l’élitisme susmentionné). En effet,

la plupart des moines n’ont pas pu progresser en cela, parce qu’ils sont restés au milieu des hommes et qu’ils n’ont pas pu, à cause de cela, vaincre toutes leurs volontés (τὰ θελήματα ἑαυτῶν). […] ils n’ont pas connu la suavité de Dieu […] Aussi la vertu de Dieu (ἡ δύναμις τοῦ θεοῦ) n’habite pas en eux parce qu’ils sont tiraillés dans les choses de ce monde et qu’ils tournent au milieu des passions de l’âme, des opinions humaines et des volontés du vieil homme[30].

Comme la plupart des auteurs monastiques, Ammonas situe au niveau des volontés (τὰ θελήματα) la pureté à atteindre. Impures sont en effet les volontés engendrées par le coeur de l’homme ou par les démons : plurielles et changeantes, elles sont inconciliables avec l’unique et immuable volonté divine. Dans l’hypothèse d’un mélange qui produit l’état de duplicité appelée διψυχία, la grâce — qui ne peut subsister que dans une parfaite simplicité (ἁπλότης) et une complète monotropie (μονοτροπία) — s’est déjà effacée, et l’action accomplie en réponse à une intention mixte est dès lors impure : « Quant à ceux qui s’approchent de lui, non de tout coeur mais avec irrésolution (ἐν διψυχίᾳ) […], ceux-là ne sont pas exaucés. […] À cause de cela, la vertu divine (ἡ δύναμις ἡ θεικὴ) n’habite pas en eux »[31].

Évagre le Pontique

Évagre le Pontique (v. 345-399), considéré comme un des plus grands théoriciens du monachisme ancien, s’intéresse davantage aux pensées (οἱ λογισμοί), dont la relation avec le moi le plus profond semble moins étroite par rapport aux volontés : en effet, dans la littérature monastique, les pensées sont souvent conçues comme des objets qui occupent la psyché, mais qui ne s’activent que dans la mesure où elles sont réalisées ou entretenues avec passion. Évagre ne conçoit pas une réelle cohabitation de pensées mauvaises et bonnes dans la même personne au même instant. L’impression qu’un tel mélange peut exister serait en réalité une illusion engendrée par l’instabilité constitutive de la nature humaine, qui provoque une succession rapide des pensées dans l’intellect. Il en ressort que les pensées mauvaises et bonnes se « coupent » réciproquement :

Parmi les pensées, les unes coupent, les autres sont coupées (Τῶν λογισμῶν οἱ μὲν τέμνουσιν, οἱ δὲ τέμνονται) : les mauvaises coupent les bonnes, et à leur tour les mauvaises sont coupées par les bonnes. Cela étant, l’Esprit-Saint est attentif à la pensée qui a été posée en premier lieu (τῷ πρώτως τεθέντι), et c’est d’après elle qu’il nous condamne ou nous approuve. Si donc, par nos actes, désormais nous demeurons dans nos premières pensées, bien que mis à l’épreuve par les secondes, nous recevrons le salaire des pensées posées en premier […] Mais si l’une des pensées qui coupent se prolonge, elle s’installe à la place de celle qui est coupée, et c’est selon cette pensée-là, désormais, que l’homme recevra l’impulsion qui le fera agir[32].

Le phénomène de la « coupure » rend malaisé de déterminer si une action apparemment vertueuse l’est réellement, étant donné que les pensées qui l’accompagnent changent constamment. D’ailleurs, la question est également soulevée dans la correspondance de Jean et de Barsanuphe de Gaza (vie siècle)[33], où l’on demande à l’ancien comment juger une action dont la motivation de départ glisse progressivement vers la complaisance. La solution proposée par le Pseudo-Athanase (ve siècle) s’appuie sur une méthode d’analyse, une forme de discernement (même si le mot employé pour désigner cette capacité est différent), qui consiste à scruter le flux changeant des pensées afin de déterminer très précisément celle qui se situe en amont de l’action accomplie[34]. Si à l’origine l’intention est bonne, l’action peut être considérée comme pure, peu importe ce qui aura succédé ensuite dans l’esprit de l’individu[35]. En revanche, l’action qui suivra ne le sera peut-être pas (dans l’éventualité où les motivations auraient entretemps changé). Le contrôle définitif des pensées s’établit par la répression des parties concupiscible et irascible de l’âme, au bénéfice de la partie rationnelle. L’impassibilité (ἀπάθεια) est une condition préalable qu’il incombe au moine de réaliser avant de pouvoir accueillir l’altérité divine en soi.

Le Pseudo-Macaire

Une perspective complètement différente sur la question nous est offerte par le Pseudo-Macaire. L’auteur qui se cache derrière cette appellation adopte une position — condamnée comme hétérodoxe (Stewart 1991) — qui maintient la possibilité d’une coprésence (post-baptismale) de la grâce et du péché dans le même lieu, soit le coeur de l’homme : « De même que Satan est dans l’atmosphère en même temps que Dieu, qui n’en subit pas d’atteinte, ainsi le péché est-il dans l’âme, et la grâce de Dieu, qui s’y trouve aussi, n’en souffre pas »[36]. Cette coprésence, en effet, est une condition nécessaire à l’idée de progrès spirituel, car la gradualité de la transformation ascétique nie de fait toute binarité stricte : « Tu sais combien il existe de mesures différentes dans la vie spirituelle, et comment le mal n’est filtré et amenuisé que peu à peu, et non pas en une seule fois »[37]. Le Pseudo-Macaire choisit donc la solution la plus simple, qui consiste à admettre que la dynamique même du changement — dans les choses spirituelles comme dans les choses naturelles — implique forcément un long moment de proximité des deux essences qui en constituent les termes. Cette option l’oblige cependant à résoudre le problème inhérent à la nature très particulière de l’essence vers laquelle on tend : si en effet celle-ci se distingue par son immuabilité, il est à se demander comment elle peut être approchée par le biais d’une transformation progressive, étant donné que la transformation est justement étrangère à sa nature. La solution à ce paradoxe est indirecte, et se fonde sur deux autres qualités propres à cette essence immuable.

Tout d’abord, Dieu est incirconscrit, ce qui signifie que sa présence ne peut être exclue de nul endroit :

Question. – Est-ce que Satan est présent là où est Dieu, soit dans l’air, soit dans les hommes ?

Réponse. – Si le soleil, qui est une créature, éclaire un bourbier, en est-il sali ? Combien moins le Divin, s’il est présent là où est Satan, peut-il en être sali ou souillé ! Dieu permet le mal pour exercer les hommes. Mais le mal est sans lumière et aveugle ; il est incapable de voir la pureté et la subtilité divines. Celui qui affirmerait que Satan occupe son propre lieu et Dieu le sien, considérerait Dieu comme circonscrit et limité par le lieu où habite le Malin. Comment pourrions-nous dire que le Bien est incirconscrit et incompréhensible, que tout est en lui, et que le Bien ne peut-être souillé par le mal ? Est-ce que le ciel, le soleil et les montagnes, qui sont en Dieu et subsistent par lui, en sont Dieu pour autant ? Les oeuvres de Dieu ont toutes été placées à leur propre rang, et l’Artisan qui est présent là où sont les créatures, est Dieu[38].

En deuxième lieu, comme mentionné dans l’extrait cité, Dieu est incompréhensible. Autrement dit, il ne peut être compris que par ce qui lui est semblable. Le mal est par conséquent incapable de l’appréhender et de le contaminer :

Dieu est incirconscrit et incompréhensible (Ὁ θεὸς ἀπερίγραπτὸς ἐστι καὶ ἀκατάληπτος). […] Il est nécessaire en effet que Dieu soit partout. Mais à cause du mystère de la divinité et de sa subtilité, les ténèbres, bien que contenues par Dieu, ne peuvent le saisir, et le mal ne peut participer à la pureté, bien qu’elle soit en lui. Pour Dieu, aucun mal n’a de subsistance, puisqu’il ne peut en subir d’atteinte[39].

L’insaisissabilité de Dieu par le mal constitue d’ailleurs le fondement ontologique de sa parfaite impassibilité : « Car en Dieu le mal ne peut avoir aucune subsistance, en raison de sa nature divine et impassible (ἀπαθὲς) »[40]. Nous l’avons vu, cette position théologique est exprimée par l’image — récurrente dans les Homélies[41] — du soleil, dont la lumière assèche la boue sans en être salie. La comparaison s’appuie sur un verset de l’Évangile de Jean (Jn 1, 5 : « La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie »), dont l’interprétation fournie ici renforce l’idée d’un divin intouchable par ce qui ne lui est pas semblable : si la lumière se trouve à être enveloppée d’obscurité, elle n’en est pas pour autant corrompue[42].

Par conséquent, le mal et le bien peuvent très bien cohabiter dans le coeur de l’homme. Cependant, ce voisinage ne signifie nullement que le mal soit mélangé à la nature humaine[43], car, si en celle-ci il « opère avec toute sa puissance et d’une façon très sensible, inspirant tous les désirs mauvais », néanmoins « il ne nous est pas mélangé, comme le prétendent certains, tel un mélange d’eau et de vin ; mais chacun existe à part, comme l’ivraie et le blé dans un champ »[44]. Ainsi, une autre image biblique, celle de la mauvaise herbe (Mt 13, 24-30), est évoquée afin d’expliquer le sens de la cohabitation de la grâce et du péché dans l’homme : pour que le blé puisse croître, il faut aussi permettre à l’ivraie de subsister. La libre croissance est en quelque sorte semblable au libre arbitre : retirer la faculté de choisir le mal — ce qui équivaut à arracher l’ivraie avant le temps de la moisson — détruit aussi la faculté de choisir le bien, nécessaire au salut et à la sainteté. Ce que l’auteur cherche à mettre en relief, c’est que la présence de la souillure n’empêche pas le blé de garder son intégrité en vue de la sortie du monde, lorsqu’il sera finalement séparé de la mauvaise herbe.

La solution du Pseudo-Macaire mise sur l’éclat insoutenable du Bien, qui, comme le soleil, brûle l’impureté sans en être affecté[45]. Les Apophtegmes des Pères du désert l’expriment de manière tout aussi efficace lorsqu’ils comparent Dieu à un feu et l’homme à une marmite : tant que la marmite est sur le feu, aucune bestiole impure ne la touche ni la rouille ne l’affecte[46]. Dans une conception très haute du divin, partagée par les premiers moines, la source de toute pureté est d’une telle incandescence qu’elle ne peut être contaminée ; au contraire, elle enflamme tout ce qui l’approche.

Le Pseudo-Macaire défend l’insaisissabilité de Dieu en la reliant à sa transcendance absolue : élusif par rapport à toute emprise du mal en raison de sa nature « totalement autre », il ne redoute aucunement d’être présent dans le champ où règne l’impur, pour y planter la graine du bon blé. Son altérité le préserve de tout mélange. La cohabitation du divin et du malin dans l’humain permet de concevoir une progression spirituelle assistée par une présence qui luit dans les ténèbres d’un coeur égaré, mais elle signifie aussi que la perfection ascétique est précaire : des nuages — comme la mauvaise herbe — peuvent toujours venir obscurcir la splendeur du soleil sans que celui-ci n’y soit pour rien[47]. Cela ne veut pas dire que l’homme est à la merci de circonstances étrangères à sa volonté (incontrôlables et donc injustes). Bien au contraire, la grâce n’agit qu’en accord avec la libre décision de chaque individu (τὸ αὐτεξούσιον), et c’est cette décision — c’est-à-dire la volonté qui l’inspire — qui peut, à tout moment, offusquer l’éclat du soleil[48]. C’est d’ailleurs à la suite de la première expression de cette autodétermination — le péché originel — que le brouillard s’est installé pour la première fois non seulement dans la nature humaine mais sur toute la création[49].

Diadoque de Photicé

Diadoque de Photicé apporte une autre solution à ce problème, qui présente désormais un nouvel enjeu : il s’agit d’harmoniser les fondements de la pratique avec l’orthodoxie doctrinale. Il reconnaît que l’on peut être désorienté par l’expérience contradictoire du mal et du bien en soi-même, mais il affirme que les deux ne se superposent pas réellement : « Si parce que nous avons à la fois des pensées bonnes et mauvaises, on croit que le Saint-Esprit et le diable habitent à la fois dans l’intelligence, qu’on sache que la cause en est que nous n’avons pas encoure goûté et vu que le Seigneur est doux »[50].

L’être humain, à sa création, était doté d’un « sens naturel de l’âme (αἴσθησιν φυσικὴν τῆς ψυχῆς) » un et unifié[51]. Le péché originel, péché de désobéissance (c’est-à-dire d’affirmation d’une volonté indépendante), a provoqué une fracture, si bien qu’il y a désormais en l’homme deux « opérations (ἐνέργειαι) » : une passionnelle, qui vise la satisfaction des plaisirs, et l’autre raisonnable et intelligente, qui tend vers les beautés célestes[52]. Dès lors, nous possédons un « sens du corps », qui en raison des nécessités de la vie matérielle se compose des cinq sens que l’on connaît (« αἱ αἴσθήσεις τοῦ σώματος »), mais cette faculté de perception — depuis la chute — voile la mémoire de Dieu avec ses stimulations distrayantes[53]. Puis, il y a un « sens de l’intellect (αἴσθησις νοός) », lequel, s’il est sain, tend vers le haut : « De même que les sens corporels (σώματος…αἰσθήσεις) nous attirent avec une sorte de violence vers ce qui nous paraît beau, de même le sens intellectuel (ἡ τοῦ νοῦ…αἴσθησις) a coutume de nous guider vers les biens invisibles, lorsqu’il a goûté la bonté divine »[54]. Sans nous attarder sur l’anthropologie complexe de Diadoque, ce qui est à retenir de son propos, c’est que depuis le premier péché des protoplastes la division habite l’humain, en premier lieu au niveau de ses volontés : en se séparant de la volonté divine, l’homme se sépare aussi de son unité, et tombe ainsi dans la dispersion des volontés multiples. Il est par conséquent désuni, ce qui se reflète également en ce qui a trait à son désir : indifférent à l’invisible, qui est un, il est attiré par le visible, qui est pluriel. Or, le visible étant pluriel parce que matériel (donc soumis au changement), cette attirance est en réalité un écartèlement qui produit des pensées éparpillées et inconstantes. Il s’ensuit que la divergence interne se manifeste à plusieurs niveaux, dont il est utile de relever le plus important pour notre propos, c’est-à-dire celui de la séparation entre le centre et la périphérie de l’âme. Il y a en effet d’une part, ce qu’on pourrait appeler des marges — une zone liminaire où se situent les cinq sens de la perception — et, d’autre part, un fond (βάθος) — que ce soit du coeur, de l’âme, ou du νοῦς (cela varie selon les passages). Dans la situation postlapsaire qui affecte toute l’engeance d’Adam et Ève, le mal habite dans ce fond, alors que la grâce tente d’exercer son influence de l’extérieur :

D’aucuns se sont imaginé que la grâce et le péché, c’est-à-dire l’esprit de vérité et l’esprit d’erreur, se cachent en même temps, chez les baptisés, au fond de l’intellect. De là, dit-on, un des deux personnages sollicite l’intellect au bien ; l’autre, aussitôt, à l’opposé. Pour moi, les Saintes Écritures et mon propre sens intellectuel m’ont fait comprendre qu’avant le saint baptême la grâce exhorte du dehors l’âme au bien, alors que Satan se tapit dans ses profondeurs, cherchant à barrer toutes les issues de l’esprit vers la droite ; mais dès l’heure de la régénération, c’est le démon qui passe au dehors, et la grâce au-dedans. Nous découvrons alors que si jadis l’erreur régnait sur l’âme, de même, après le baptême, c’est la vérité qui règne sur elle. Néanmoins Satan continue d’agir sur l’âme comme auparavant, et même pis, le plus souvent ; non qu’il coexiste avec la grâce, loin de moi cette pensée ! Mais par les humeurs du corps on dirait qu’il obnubile l’esprit de la douceur des plaisirs irrationnels[55].

Ce qu’affirme Diadoque, c’est que la transformation de l’humain est un renversement instantané qui s’opère au moment du baptême. L’avantage de cette position réside en l’accessibilité potentiellement universelle du rituel. Lors de la célébration, la grâce — qui auparavant faisait entendre son appel de l’extérieur — prend demeure dans le fond du coeur, alors que le mal est simultanément éjecté, condamné à agir désormais du dehors. Il n’y a aucun contact, aucune cohabitation, seulement une inversion de place aussi nette que subite. Le mal, qui ne cesse jamais son activité, s’efforce dorénavant d’introduire la tentation dans l’âme en s’insinuant par les passages qui relient celle-ci au monde extérieur. En effet, les sens du corps, stimulés par la réalité matérielle, engendrent des formes imaginatives susceptibles de contaminer les « parties du coeur » et ainsi de rendre impuissante la grâce qui en habite le fond : les esprits mauvais « se faufilent tout comme des serpents dans les profondeurs du coeur […] Mais quand la grâce s’est venue cacher dans l’intellect, ils circulent désormais à travers les parties du coeur (διὰ τῶν μερῶν τῆς καρδίας) comme des nuages sombres »[56]. L’ascèse sert à contrer cette influence néfaste, mais tant que le moine n’atteint pas la perfection, il se trouve dans un état de double pensée :

Lorsque, dans la saison d’hiver, quelqu’un se tient en plein air, tout tendu vers le Levant, au commencement du jour, les parties de devant reçoivent du soleil un peu de chaleur, tandis que son dos en est entièrement privé parce que le soleil n’est pas au-dessus de sa tête ; de même aussi, les débutants de la vie spirituelle ont le coeur partiellement (μερικῶς) réchauffé par la sainte grâce […], mais les parties visibles du coeur (φανερὰ δὲ αὐτῆς μέρη) continuent à avoir les pensées de la chair, parce que tous les membres du coeur (τὰ μέλη τῆς καρδίας) ne sont pas encore éclairés […] Faute d’avoir compris cela, d’aucuns ont imaginé qu’il y avait dans l’esprit des athlètes comme deux principes antagonistes. Ainsi donc, au même instant, il arrive que l’âme a des pensées bonnes et d’autres qui ne le sont pas, de même que, dans notre exemple, sous la même touche du soleil, l’homme avait froid et chaud. En effet, depuis qu’un glissement de notre intellect l’a mis dans un état de double science (εἰς τὸ διπλοῦν τῆς γνώσεως) […], le souvenir de l’homme se trouve scindé comme en une double pensée (εἰς διπλῆν τινα ἔννοιαν)[57].

Le problème du changement, par lequel s’accomplit tout passage d’un état à l’autre (et qui selon le Pseudo-Macaire devrait impliquer un long temps de proximité), est résolu par le truchement de ce véritable deus ex machina théologique qu’est le baptême, dont on se soucie de réaffirmer le rôle central dans la sotériologie monastique. La solution liturgique proposée ici non seulement soutient l’autorité de l’Église institutionnelle qui dispense le sacrement (contre les tendances subversives du mouvement messalien), mais confirme par ce fait même la possibilité d’un accès large à la perfection chrétienne : tous les baptisés reçoivent la grâce en eux et sont libérés des effets du péché originel. De plus, Diadoque défend une dynamique de conversion différente de celle qui semblait prévaloir jusque-là dans les milieux monastiques : la liminarité prolongée du processus graduel de purification par l’ascèse est désintégrée par la foudroyante efficacité du rituel qui déclenche une transformation immédiate. L’ascèse ne fait que réaliser (ou même simplement compléter) ce que le baptême a rendu possible.

Par conséquent, quand une pensée mauvaise s’infiltre dans l’esprit humain après l’épuration du sacrement, c’est qu’elle le fait de l’extérieur. Elle occupe certaines parties de l’âme, mais — il convient de le rappeler — cela n’implique aucune cohabitation du bien avec le mal dans le fond du coeur. Le paradoxe créé par une telle cohabitation, admis par le Pseudo-Macaire, est pour Diadoque intenable : il ne peut se résoudre à pousser la transcendance de Dieu jusqu’à une altérité insaisissable par le mal. On se retrouve par conséquent dans une opposition ainsi configurée : l’un insiste sur une différence de niveau (verticale)[58], où grâce et péché occupent le même lieu, mais sur des plans différents ; l’autre insiste plutôt sur une différence de lieu (horizontale), où la présence d’un principe empêche celle de l’autre. La tension mystique de Diadoque semble freinée par sa très forte sensibilité à la dichotomie entre le pur et l’impur, qui est rattachée à une vision physique des choses.

Afin d’asseoir sa position, Diadoque tient par ailleurs à corriger l’exégèse de Jn 1, 5 proposée par le Pseudo-Macaire. Il affirme que les ténèbres mentionnées par l’évangéliste ne représentent pas le mal incapable de saisir la lumière, mais plutôt l’humanité qui refuse d’accueillir Dieu :

Ceux qui font coexister dans les coeurs des croyants les deux personnages de la grâce et du péché, sous prétexte que l’Évangéliste a dit : « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (Jn 1, 5), ceux-là veulent confirmer leur opinion en disant qu’en aucune façon la splendeur divine n’est souillée par le voisinage du malin, quelle que soit la proximité dans l’âme […] de la lumière divine et des ténèbres diaboliques. […] Ce n’est donc pas Satan que l’Évangéliste dit qu’il n’a pas saisi la vraie lumière ; car dès l’origine, il lui est étranger, puisqu’aussi bien elle ne brille pas en lui ; mais les hommes qui entendent les grandeurs et les merveilles du Fils de Dieu et qui ne veulent pas s’approcher de la lumière de la science à cause de l’enténèbrement de leur coeur, voilà ceux qu’il stigmatise justement par cette parole[59].

Si la théologie ascétique du Pseudo-Macaire se fonde sur l’expérience immédiate du moine, qui ressent en son propre monde intérieur le conflit de forces opposées, Diadoque de Photicé semble davantage préoccupé par des considérations doctrinales et ecclésiales, à la lumière desquelles il interprète le vécu[60]. En simplifiant quelque peu, il serait sans doute possible de comprendre la divergence entre ces deux théoriciens de l’ascèse comme l’effet d’une tension entre, d’une part, la pratique monastique, dont le développement débute dans une effervescence spontanée et peu soucieuse de la logique — ou même de l’orthodoxie — doctrinale, et, d’autre part, la spéculation théologique, dont la rigueur rationnelle exige des solutions cohérentes avec une foi et une ecclésiologie en voie de définition. Diadoque se trouve dans la position de devoir démonter ce que suggèrent les apparences des données expérientielles, celles-ci étant pourtant le premier critère de la vie spirituelle.

Conclusion

L’analyse des textes ascétiques du premier monachisme montre que la transformation du soi[61] soulève un problème majeur parce qu’elle vise un objectif qui est hors du soi et du monde. La radicalité de la transformation rend ce problème semblable à celui posé par le passage du non-être à l’être : le moine veut devenir « ce qu’il n’est pas »[62]. Ce processus est aussi représenté par les sources comme déplacement spatial — d’un lieu bas vers un ailleurs en haut — ou comme décalage temporel — une sortie du temps profane. Dans la plupart des cas, nous l’avons noté, on parle d’un passage du visible à l’invisible. La véritable difficulté surgit au moment où cette transition du connaissable à l’inconnaissable inclut systématiquement une dimension expérientielle : elle n’est pas seulement pensée, elle se veut aussi vécue. On ne se limite donc pas à un exercice mental, mais on vise à créer un événement qui subvertit la sensibilité (la αἴσθησις du Pseudo-Macaire) et permet ainsi d’arriver à — littéralement — goûter Dieu dès maintenant. Le but est de vivre la citoyenneté céleste tout en foulant encore le monde terrestre dans un corps matériel. Malgré sa détermination à fournir une lecture du monachisme primitif trop conforme à la doctrine catholique moderne, Peter Anthony Resch avait déjà bien compris, en 1931, le projet des premiers anachorètes : ils cherchent à atteindre « un état angélique, qui fait mener une vie toute céleste. Malgré les privations et les souffrances, l’âme jouit déjà sur cette terre d’une joie et d’un honneur inconnus aux autres » (Resch 1931, 50).

Nous nous sommes attachés en ces quelques pages à mettre en relief qu’au-delà de la variété des positions exprimées par les sources, une exigence commune émerge plutôt clairement : pour que le changement vers un état qui exclut le changement puisse être concevable, il est nécessaire de gérer le paradoxe de la liminarité. La question ne se pose pas dans les dualismes de l’époque (ou, à tout le moins, il ne se pose pas de la même manière), puisqu’en aucun cas ceux-ci ne se trouvent à devoir envisager et justifier une transformation des ténèbres en lumière. En revanche, la sainteté proposée par le monachisme en est une[63]. Ses théoriciens se confrontent dès lors à un mystère équivalent à celui de l’incarnation du Christ pour les théologiens, à cette différence près qu’il ne s’agit pas ici d’une réflexion sur les modalités de l’action divine, mais plutôt d’indications concrètes pour une praxis qui doit susciter chez des individus ordinaires l’expérience de l’inconcevable.

Les solutions proposées sont différentes. Ammonas a recours à une entité intermédiaire, l’esprit de pénitence : c’est là que réside le point névralgique de la conversion, soit le lieu de l’ambiguïté où le divin n’est pas tout à fait divin et peut donc établir un contact avec l’impureté de l’humain. Évagre, en revanche, ne conçoit pas vraiment un espace de transition : la binarité ne connaît pas de zones grises, seulement une succession très rapide de pensées — la coupure des pensées —, dont le rythme peut être ralenti et interrompu par l’ascèse. La pratique réprime l’état naturel (au sens de la nature postlapsaire) du mouvement désordonné de l’esprit humain et instaure un état de quiétude d’où sont chassées les pensées impures. Le Pseudo-Macaire, quant à lui, mise sur une altérité du divin à ce point radicale que la grâce ne redoute pas de cohabiter avec le mal dans l’âme. L’espace liminaire est élargi à tout le parcours d’une vie. L’expérience intérieure — particulièrement celle du mal — est le déclencheur de la conversion, qui toutefois ne peut avoir lieu sans l’exercice du libre arbitre. L’ascèse constitue l’instrument de transition graduelle vers la nouvelle réalité qui habite d’ores et déjà en nous. Enfin, Diadoque de Photicé revient à l’incompatibilité du terrestre et du céleste. On pourrait penser que l’espace liminaire est pour lui le baptême, événement central qui réalise le changement, mais à une analyse plus attentive, il ressort que les sens constituent la marge où débute toute transformation. Avant le baptême, c’est par les sens que l’on connaît et apprécie l’oeuvre de Dieu, ce qui permet à l’homme — par l’intervention externe de la grâce — de décider pour le bien ; après l’inversion opérée par le sacrement, c’est encore par les sens que le malin tente de réprimer l’élan de la grâce, qui, nichée au fond de l’âme, agit désormais de l’intérieur.

Les textes analysés montrent que la liminarité est la qualité du changement. En cela, l’ascèse fonctionne d’une manière semblable au rite, selon les théories classiques d’Arnold van Gennep et de Victor Turner : c’est un processus de passage d’un état à l’autre qui nécessite une zone d’ambiguïté pour permettre le devenir. Et le changement ne commence pas par le centre, où le poids de l’ontologie est écrasant, mais par la périphérie, où se trouve la frontière avec l’altérité : les marges de l’Esprit (esprit de pénitence) ou de l’être humain (les sens). Le Pseudo-Macaire, quant à lui, s’appuie sur l’expérience directe, et accepte son témoignage. On se sent divisé parce qu’on l’est réellement, ce qui démontre que tout le monde intérieur de l’humain est une lisière entre lumière et ténèbres : l’altérité absolue de Dieu y est présente dès le départ, mais pour la sentir il faut rediriger la perception par l’ascèse.

Nous disions qu’il est possible de repérer une analogie entre le rituel et l’ascèse dans l’accomplissement d’une transformation par le biais d’un espace de liminarité (sur cette fonction de la liminarité, voir : Szakolczai 2015). Cependant, la liminarité de l’ascèse ne se conçoit pas comme un pont entre deux états connus : elle se veut beaucoup plus radicale, car indépendamment de l’idiome chrétien dans lequel elle est exprimée, l’extrême transformation proposée par les premiers moines vise à atteindre l’inconnu. La praxis monastique se veut un plongeon dans un au-delà impossible à concevoir, mais dont on croit pouvoir faire l’expérience.