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« Je ne suis probablement pas religieux mais je me considère comme une personne profondément spirituelle ». Cette affirmation d’un pasteur méthodiste, rapportée par la sociologue Meredith B. McGuire (1997, 1), traduit assez bien l’esprit de notre époque et la posture de plusieurs de nos contemporains quant au déplacement du religieux vers le spirituel. Elle n’est pas étrangère aux propos de Richard Bergeron, notre ancien collègue, qui écrivait, en introduction à son ouvrage Renaître à la spiritualité,

Le livre que voici a jailli de la vie, de ma vie. Il a pris naissance dans l’expérience de l’effondrement qui a emporté mon monde clérical et mon univers religieux et, avec eux, les grands modèles spirituels qui les encadraient, c’est-à-dire la spiritualité sacerdotale fondée sur la dignité du prêtre et destinée à féconder sa vie et sa fonction, et la spiritualité religieuse structurée autour des trois voeux de religion.

Bergeron 2002, 9

Ce courageux aveu d’un itinéraire personnel marqué par la rupture fait écho à l’expérience de plusieurs de nos contemporains, du moins celle des baby boomers qui ont rompu les amarres qui les retenaient à la religion de leur enfance et qui, en quête de spiritualité, cherchent ailleurs que dans les sentiers battus de la tradition les références pour exprimer leurs questions à l’égard du sens de la vie, de l’amour, de la souffrance et de la mort.

Au plan institutionnel, les décisions prises par le gouvernement du Québec, en éducation et dans l’univers de la santé, rendent également compte de l’émergence du spirituel comme « alternative » à la religion qui, il n’y a pas si longtemps encore, dominait ces deux mondes. En juin 2000, rappelons-le, le gouvernement du Québec procédait à la déconfessionnalisation de son système scolaire. Dans le cadre de ce processus de laïcisation — qui en était un sans jamais le nommer —, il créait le Service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire en remplacement des services d’animation pastorale du réseau scolaire catholique et d’animation religieuse du réseau scolaire protestant. Du même souffle, il introduisait une modification à l’article 36 de la Loi sur l’instruction publique stipulant que l’école devait « notamment faciliter le cheminement spirituel de l’élève afin d’en favoriser son développement ». De son côté, en février 2010, le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec rendait public un texte d’orientations ministérielles relatives à la création d’un service d’animation spirituelle[1], dans le réseau de la santé et des services sociaux, en remplacement des services d’animation pastorale existant alors. Près de deux ans plus tard, le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec adoptait un nouveau libellé pour le titre d’emploi des personnes responsables de l’accompagnement spirituel et religieux dans les institutions de santé. Le titre d’animateur de pastorale était remplacé par celui d’intervenant en soins spirituels. Ce nouveau titre d’emploi officialisait le changement d’appellation adopté par l’association professionnelle des intervenantes et intervenants en soins spirituels quelques années plus tôt[2].

Ces diverses transformations institutionnelles et organisationnelles, tant dans le monde de l’éducation que dans celui de la santé, s’inscrivent dans le contexte plus large d’un déplacement du religieux vers le spirituel, déplacement que l’on constate dans la majorité des sociétés libérales, du moins en Amérique du nord et en Europe. Depuis les années 1980, ce déplacement a fait l’objet d’une attention particulière des chercheurs, surtout dans le monde anglo-saxon, à un point tel que la spiritualité est devenue un objet d’étude différencié de la religion tant en sociologie, qu’en psychologie, en anthropologie, en sciences de la santé et de l’éducation, tout autant qu’en sciences de la gestion. La spiritualité, comme objet d’étude et comme discipline académique, a donné naissance à de nombreux programmes universitaires et continue régulièrement de générer une littérature académique imposante. C’est dans ce même esprit que la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal a créé, en juin 2015, deux orientations Études en spiritualité dans le cadre de ses programmes de maîtrise et de doctorat en sciences des religions, programmes offerts depuis l’automne 2016.

L’émergence du spirituel, de la spiritualité, non seulement comme objet d’intérêt au plan culturel et social[3], mais comme discipline académique, ne va pas sans soulever un certain nombre de questions propres à nourrir la réflexion et la recherche. La première, et non la moindre, concerne la définition même de la spiritualité dans la mesure où celle-ci a aujourd’hui quitté ses lieux traditionnels d’élaboration, de pratique et d’expression qu’étaient les séminaires et les couvents des communautés religieuses et la Faculté de théologie. La spiritualité n’est plus le seul fait de la tradition catholique, comme ce fut longtemps le cas, ni même des diverses confessions chrétiennes, protestantes et orthodoxes, mais le concept est aujourd’hui partagé par la majorité des diverses traditions religieuses ou de sagesse. À titre d’illustration, l’encyclopédie World Spirituality. An Encyclopedic History of the Religious Quest, amorcée en 1985 sous la direction d’Ewert Cousins, compte aujourd’hui 25 volumes couvrant les traditions spirituelles de l’humanité depuis les plus anciennes aux plus novatrices en passant par l’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, les spiritualités du Proche-Orient ancien et les trois monothéismes où, sur l’ensemble, le christianisme ne compte qu’uniquement trois volumes. Pour la production de cette encyclopédie, faisant appel à plus de cinq cents chercheurs de toutes confessions religieuses, le concept de spiritualité s’est offert comme un concept fédérateur permettant d’aborder chaque tradition dans sa spécificité[4]. Mais plus encore, la quête spirituelle est aujourd’hui revendiquée par des personnes ou des groupes qui ne se réclament d’aucune affiliation religieuse. À ce chapitre, la spiritualité se présente sous un visage séculier qui s’incarne dans une démarche soit esthétique, soit écologique, soit féministe. Dans un tel contexte, pour qui entend faire de la spiritualité un objet d’étude, tenter de définir cet objet devient une tâche impérative quoique complexe.

La seconde série de questions provoquées par l’étude de la spiritualité concerne les perspectives méthodologiques. Jusqu’à l’orée des années 1980, l’étude de la spiritualité, conforme à son ancrage essentiellement chrétien, était l’affaire des théologiens et de la théologie spirituelle. L’approche était donc théologique, pendant longtemps d’inspiration néo-thomiste même si, dans les années qui précèdent et suivent immédiatement le concile Vatican II, l’influence des philosophies personnaliste et existentielle se fait sentir dans la prise en compte de l’expérience spirituelle et, par voie de conséquence, de la psychologie plus ou moins d’inspiration humaniste[5]. Dans le monde francophone, l’étude de la spiritualité chrétienne a bénéficié, il faut le reconnaître, de l’apport considérable des historiens qui, depuis l’inspiration du courant dit de la « nouvelle histoire », a produit une somme considérable de travaux provoquant un renouveau de l’étude de la spiritualité chrétienne[6]. Pensons ici uniquement aux travaux de Michel de Certeau, de Jacques Le Goff ou d’André Vauchez pour ne nommer que les plus connus. Quittant aujourd’hui son territoire traditionnel et surgissant dans des milieux qui jusque-là lui étaient étrangers, la spiritualité appelle, pour son étude, la mise en oeuvre d’approches héritées de diverses disciplines telles que l’histoire, bien sûr, la sociologie, la psychologie et la psychanalyse, l’anthropologie, la sémiotique ou les sciences de la gestion.

La troisième série de questions relève plus spécifiquement de la pratique de la théologie et de la place qu’y occupe, ou devrait y occuper, la spiritualité. Si, pendant longtemps, celle-ci fut tributaire et dépendante de la théologie dogmatique et de la théologie morale — telle une sous-rubrique de la théologie, préposée à l’application des données de la foi à la vie quotidienne — elle se pose aujourd’hui comme un objet propre d’étude ayant certes à s’inscrire dans une dynamique de collaboration avec les autres champs de la théologie (théologie systématique, études bibliques, théologie pratique) mais dont les interlocuteurs appartiennent aussi à d’autres domaines de connaissance, en particulier en sciences humaines et sociales. Si on ne peut plus s’inscrire dans la lignée de la théologie spirituelle d’hier et, encore moins, dans celle de la théologie ascétique et mystique d’avant-hier, comment peut-on qualifier le type de théologie que l’on entend produire dans un contexte marqué par l’interdisciplinarité, sans compter les apports du dialogue interreligieux qui, sur le terrain de la spiritualité, s’avèrent des plus féconds ? Comment définir les rapports de la spiritualité avec les autres domaines de la théologie ? Dans la mesure où la spiritualité se pose aujourd’hui comme une expérience différente de l’expérience religieuse — ce qui peut aussi faire l’objet de discussions —, comment définir les rapports entre l’étude de la spiritualité et les sciences des religions ?

Objet de recherche et d’enseignement, la spiritualité est aussi l’objet de pratiques professionnelles tant dans les milieux institutionnels héritiers des aumôneries (école, hôpital, armée, prisons) que dans des secteurs d’intervention qui ont fait de la spiritualité une dimension de leur pratique (infirmières, médecins, psychologues, travailleurs sociaux, etc.). Cette diversification des pratiques, inscrite dans un contexte social et culturel marqué par le pluralisme de croyances et la diversité des appartenances, nous convoque à une réflexion de fond sur les façons de faire en matière d’accompagnement spirituel ou de prise en compte de la spiritualité en contexte d’intervention professionnelle. Si, jadis, la direction spirituelle trouvait ses assises théoriques et pratiques dans un corpus bien établi tant sur le plan de la conception de l’expérience religieuse, des références symboliques, de la doctrine chrétienne que des « exercices spirituels », l’accompagnement spirituel se vit aujourd’hui sous un mode pluriel tant en ce qui concerne les destinataires que les horizons disciplinaires concernés. Comment accompagner ? Selon quel modèle et quelles références mythiques et symboliques ? Comment assumer les diverses options dans le libre marché des visions du monde ? Quelle place accordée ou non à la spiritualité de celle ou celui qui intervient et selon quelles modalités ? Ces questions ne sont pas que théoriques. Elles se posent quotidiennement pour ceux et celles qui font de la spiritualité l’objet de leurs pratiques professionnelles.

Analyse des signifiants dans les discours dominants sur la spiritualité (Wulff 1997, 5-7 ; notre traduction)

Analyse des signifiants dans les discours dominants sur la spiritualité (Wulff 1997, 5-7 ; notre traduction)

 (suite)

Analyse des signifiants dans les discours dominants sur la spiritualité (Wulff 1997, 5-7 ; notre traduction)

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1. Qu’est-ce que la spiritualité ?

Le concept de spiritualité connaît aujourd’hui des mutations disciplinaires impressionnantes et, rappelons-le, on en retrouve l’usage tant en psychologie[7] qu’en sociologie (Heelas et Woodhead 2004 ; Flanagan et Jupp 2007), en sciences infirmières[8] et en médecine, en sciences de l’éducation[9] et en service social (Dupont 2006) tout comme en sciences de la gestion (Pauchant 1996). Tenter de rendre compte des définitions qui ont cours dans ces différents domaines est une tâche impossible. Pourtant, le psychologue David M. Wulff a fait l’exercice de relever les termes les plus fréquemment associés à l’adjectif spirituel dans la littérature contemporaine sur la spiritualité. Il nous propose les résultats de son enquête, sous une forme synthétique, dans un tableau identifiant la nature de l’interrogation initiale, de la quête et du but recherché, des voies et des moyens mis en oeuvre dans le cheminement spirituel, du but atteint et des embuches rencontrées.

L’analyse des signifiants mis en scène dans les discours dominants sur la spiritualité l’amène à reconnaître un nouveau modèle de compréhension. La spiritualité serait ainsi pensée comme un processus naturel s’apparentant à la croissance physique, au développement. Son impulsion principale viendrait de l’intérieur, éventuellement sous la forme d’une prise de conscience de possibilités personnelles ou alors d’un état languissant, d’un profond sentiment négatif de vide ou de tension. Par ailleurs, même si la croissance spirituelle est souvent conçue comme un processus, elle peut aussi être présentée, sous un mode métaphorique, comme un voyage, une quête qui n’implique pas seulement une destination ou un but à atteindre, mais aussi un effort qui doit être fourni sur une longue durée. De plus, le but à atteindre, le point d’arrivée idéal, demande un regard nouveau, une perspective nouvelle, des capacités nouvelles et un état de conscience nouveau dont le potentiel était déjà présent au début de la quête. Ce voyage peut être parsemé de doutes et de difficultés tels que la personne en démarche spirituelle doit se faire aider. Cette aide peut prendre la forme d’un directeur spirituel, d’une communauté, d’écrits ou de ressources provenant de diverses traditions religieuses ou spirituelles. Enfin, la quête spirituelle peut être parsemée d’embuches et de dangers, tels que l’autoritarisme d’un maître spirituel mais aussi les mécompréhensions personnelles ou les dérives pathologiques.

Comme le souligne Wulff, ce modèle de spiritualité n’est pas essentiellement nouveau, dans la mesure où il fait écho à des traditions religieuses anciennes. Ce qui serait par ailleurs inédit, selon lui, ce serait l’absence fréquente d’un objet explicite de transcendance extérieur à soi. La vie spirituelle ne trouverait plus sa source ou son inspiration à partir d’une interpellation divine mais en référence quasi exclusivement à l’esprit humain. De son côté, Philip Sheldrake met en évidence quatre caractéristiques de la définition contemporaine de la spiritualité : 1. la dimension holistique au sens d’une fonction intégrative de toute la vie (la spiritualité ne serait pas qu’une dimension de la vie mais un facteur d’intégration où l’on considère la vie comme un tout ; 2. la quête du sacré, au sens non pas exclusivement religieux, mais existentiel (le rapport à la nature, à la beauté, au sens profond de la vie ou au cosmos) ; 3. la recherche de sens (sens de la vie, sens d’une direction donnée à la vie) qui ne serait pas étrangère à la recherche d’identité et au développement de la personnalité ; 4. enfin, la recherche des « valeurs ultimes » ou fondamentales. À ce chapitre, la recherche spirituelle contemporaine aurait un certain rapport avec l’éthique (Sheldrake 2013, 3-4) ce qui ne serait pas étranger à la conception traditionnelle de la spiritualité.

Dans un tel contexte, comparable aux couleurs multiples que projette un kaléidoscope, le défi est d’offrir une définition de la spiritualité qui serait à la fois inclusive des diverses trajectoires contemporaines eu égard à l’expérience spirituelle et opérationnelle quant à l’étude de celle-ci. Sensible aux déplacements que connaissent les quêtes spirituelles contemporaines tout autant qu’à la diversité des perspectives disciplinaires qui s’intéressent à cette réalité, Sandra Schneiders suggère une définition inclusive de la spiritualité (comme expérience) qui pourrait se traduire ainsi : l’expérience d’un effort conscient afin d’intégrer sa vie en termes, non pas d’isolement et de repliement sur soi (self-absorption) mais de transcendance de soi (self-transcendence) à l’égard d’une valeur perçue comme ultime (Schneiders 1990, 31). Une telle conception de la spiritualité permet de s’engager dans l’exploration de la pluralité des chemins empruntés par les femmes et les hommes d’hier et d’aujourd’hui et d’ouvrir des espaces de dialogue entre les formes diverses que prennent ces recherches de sens.

À cette définition, j’ajouterais la référence à la foi comme expérience anthropologique d’une « confiance fondamentale », pour reprendre l’expression du psychanalyste américain Erik Erikson, à l’égard de soi-même et de son monde et qui n’est pas étrangère à la conception de la foi déjà proposée par Paul Tillich (1957) et reprise par James Fowler dans sa formalisation des stades de développement de l’expérience croyante. Le concept de foi est aujourd’hui relativement absent de la littérature sur la spiritualité, ce qui n’est peut-être pas étranger au processus de « sécularisation du spirituel », la perception voulant que la foi n’est qu’une affaire religieuse, perception héritée d’une confusion fréquente entre le contenu de la foi (qui peut ou non être de nature religieuse) et l’expérience de foi, selon la distinction traditionnelle de la théologie. Plus qu’un effort conscient d’intégration de sa vie à l’égard des valeurs ultimes, la spiritualité, l’expérience spirituelle repose sur une foi, une adhésion, un engagement de toute la personne à l’égard des valeurs considérées comme fondamentales eu égard au sens de la vie. Aborder la spiritualité sous l’angle de l’expérience de foi — sous l’angle du croire, pour reprendre l’expression de mon ami St-Arnaud — ouvre des perspectives d’analyse et de recherche pouvant contribuer, entre autres choses, à dépasser l’opposition théorique actuelle entre religion et spiritualité.

2. Spiritualité et religion

L’émergence du spirituel aujourd’hui apparaît dans un contexte où les religions instituées, du moins dans les sociétés occidentales, connaissent un déclin sinon une perte d’influence dans la vie des individus et des collectivités. Tous les indicateurs des pratiques sociales le confirment : les religions n’ont plus la cote. Processus de réenchantement du monde face à une modernité qui n’aurait pas tenu ses promesses, la spiritualité se vit de plus en plus en dehors des sentiers balisés des religions instituées : « Je ne suis pas religieux mais, pour moi, la spiritualité est importante », affirmation fréquente qui traduit cet exil de la quête de sens, du rapport à la transcendance et au sacré de ses lieux traditionnels d’expression. Cette posture existentielle trouve ses échos dans les tentatives contemporaines de définition de la spiritualité. Dans son ouvrage Des religions à la spiritualité, Guy Jobin (2012) a recensé les définitions de la spiritualité qui ont cours dans les manuels de formation en sciences infirmières, en psychologie, en médecine et en service social et publiés entre 2000 et 2010. Presque toutes ces définitions posent le rapport entre spiritualité et religion sous le mode de la distinction : la spiritualité, ce n’est pas la religion. Dans la majorité des cas, cette distinction est faite sous un registre englobant : la spiritualité, c’est plus que la religion. Entendons, la spiritualité aurait un caractère universel cependant que la religion serait davantage contingente et « accidentelle ». Dans d’autres cas, la distinction entre la spiritualité et la religion est posée en termes d’opposition : la spiritualité, ce n’est pas la religion. Dans ces diverses tentatives visant à cerner la nature de la spiritualité, celle-ci sera présentée comme relevant d’une expérience personnelle, centrée sur l’intériorité et ouverte aux valeurs et à la transcendance cependant que la religion sera surtout définie comme une réalité institutionnelle, dogmatique et moralisatrice.

Ces distinctions ne sont pas neutres. Encore une fois, elles s’inscrivent dans un contexte de critique de la religion issue de la modernité et traduisent le sens particulier de la valorisation de l’individu et de la dévalorisation des institutions propres à la culture majoritaire des sociétés occidentales et à l’économie libérale. Nouvel objet de consommation sur le libre-marché des visions du monde, comme le suggèrent Jeremy Carrette et Richard King (2005) ? Mais, plus profondément, ces distinctions imposent un travail de clarification quant à la nature du religieux et de la spiritualité. Tout en étant conscient que la définition de la religion ne fait pas l’unanimité chez les spécialistes, nous pouvons tout de même en reconnaître certains éléments structuraux tels que le rapport à l’absolu ou au sacré, un ensemble plus ou moins structuré des références mythologiques et symboliques, une ritualisation plus ou moins élaborée, une certaine forme d’organisation institutionnelle comportant des fonctions de responsabilité, un corps plus ou moins systématisé d’enseignements de nature éthique et doctrinale. Qu’en est-il de la spiritualité ? À y regarder de près, on peut observer qu’elle ne se limite jamais à la seule intimité de la vie intérieure. Comme toute expérience humaine, elle est le fruit d’une inscription dans une culture, un monde, un réseau de signifiants qui interpellent et donnent corps au désir. La spiritualité se vit « dans et par le langage », pour reprendre l’expression de Gadamer, et lorsqu’elle accède au langage, qu’elle s’inscrit dans l’histoire individuelle et/ou collective, elle s’organise selon une certaine représentation de l’absolu ou du sacré, en référence plus ou moins explicite à une mythologie fondatrice et à son langage symbolique, elle se ritualise dans des pratiques individuelle et/ou collective, elle s’institutionnalise avec ses maîtres et ses disciples et se développe dans un enseignement plus ou moins formalisé. L’observation des mouvements actuels de croissance personnelle, de méditation, de yoga ou de médecine alternative est riche d’enseignements à ce chapitre. La naïveté, en ce domaine, serait de croire que la spiritualité échappe à la dynamique des tensions entre l’instituant et l’institué qui traverse tous les mouvements de société, qu’ils soient anciens ou nouveaux. La distinction entre le spirituel et le religieux appelle l’exercice du sens critique et de la conscience historique. Plus que des rivaux, ils sont plutôt des partenaires, pour reprendre l’expression de Schneiders (2000), qui s’inspirent et s’interpellent. Une religion sans spiritualité serait comme une coquille vide qui n’inspire plus personne ; de son côté, une spiritualité sans religion — ou sans organisation — pourrait ressembler à un voilier sans gouvernail qui dérive au gré des courants.

3. Spiritualité et conscience historique

Quittant aujourd’hui son territoire traditionnel et surgissant dans des milieux qui, jusque-là, lui étaient étrangers, la spiritualité appelle, pour son étude, la mise en oeuvre d’approches héritées de diverses disciplines. Comme le soulignait déjà Sandra Schneiders, pionnière du renouveau des études en spiritualité aux États-Unis, « La spiritualité, en tant que discipline académique, est intrinsèquement et irréductiblement interdisciplinaire parce que l’objet qu’elle étudie […] est essentiellement multidimensionnel » (Schneiders 1998, 3). Concernant l’étude de la spiritualité chrétienne, cette affirmation s’applique tout autant à l’étude des diverses traditions spirituelles qu’à celle des pratiques en émergence.

Si toutes les disciplines des sciences humaines et sociales peuvent et doivent être mises à contribution dans l’étude de la spiritualité, une attention particulière devrait, à mon avis, être accordée à l’histoire. Nous vivons à une époque où la conscience historique fait trop souvent défaut. C’est le fait de la culture en général — le rapport aux traditions n’a plus la cote — mais cela est aussi remarquable dans la littérature actuelle sur la spiritualité, comme si l’on venait de découvrir une réalité nouvelle dont il fallait définir les contours. Importance, tout d’abord, de la conscience d’appartenir à un monde, à un moment de l’histoire de l’humanité tout autant qu’à un lieu particulier. Notre monde n’est pas le monde, ce que nous, occidentaux, avons trop souvent tendance à oublier. Cette conscience historique devrait se traduire, en premier lieu, par une certaine lucidité à l’égard de l’historicité de nos questions et de nos représentations relatives à la spiritualité comme ce devrait d’ailleurs être le cas de toutes questions et représentations. La distinction, quelques fois forcée, entre religion et spiritualité, telle qu’évoquée ci-haut, en demeure une belle illustration. Cette distinction appartient à notre monde, héritier de la modernité, et de son contentieux à l’égard de la religion et elle n’est nullement partagée par nos contemporains appartenant à d’autres aires culturelles, religieuses et spirituelles.

Conscience d’appartenir à un monde, mais aussi conscience d’être les héritiers de traditions spirituelles plus que millénaires. Si plusieurs questions se posent aujourd’hui dans un contexte nouveau, elles ne sont pourtant pas étrangères à la réalité de la vie spirituelle des générations passées. Je pense, à titre d’exemple, aux défis que rencontrent les intervenants, dans le monde scolaire ou celui de la santé, relativement à l’accompagnement spirituel. Si l’on peut facilement reconnaître que la situation actuelle de plusieurs de nos contemporains n’est plus celle d’une spiritualité vécue au sein d’une tradition spirituelle particulière, ces traditions demeurent riches d’enseignement au chapitre de l’accompagnement (voir, sur cette question, Keller 1996).

4. La spiritualité : lieu de dialogue

Comme j’ai tenté de l’illustrer, les études en spiritualité ne peuvent plus se contenter aujourd’hui d’être un chapitre de la théologie dont elles se sont de toute manière exilées. À la frontière de la théologie, des sciences des religions et des sciences humaines et sociales, les études en spiritualité s’offrent maintenant comme un lieu de dialogue entre les disciplines académiques, mais aussi entre les diverses traditions religieuses et spirituelles et les quêtes inédites contemporaines.

Ces perspectives font échos aux orientations que nous avons données, ici à l’Université de Montréal, à nos programmes d’études en spiritualité. Elles ont peu de résonnances, reconnaissons-le, dans le monde francophone encore trop tributaire de la théologie spirituelle des années 1960. À ce chapitre, la recherche et la production québécoise font figure de pionnières et la contribution de notre collègue Jean-Claude Breton n’est pas étrangère à ce travail d’exploration hors des sentiers battus. Cet article et les autres travaux de ce numéro s’offrent donc comme une contribution à ce passionnant chantier et permettent de continuer dans les chemins que Jean-Claude nous a indiqués.