Résumés
Résumé
Puisque les communautés chrétiennes connaissent non seulement des tensions, mais aussi des blessures et parfois même de l’oppression venant d’attitudes cléricales, la réconciliation les concerne. À ce titre, le modèle des communautés locales du diocèse de Poitiers, en France, peut servir d’exemple. Développé depuis une vingtaine d’années et misant sur les liens de proximité entre tous les baptisés d’un même milieu, clercs et laïcs, ce modèle fait une option fondamentale pour la confiance, une attitude qui fait croire que malgré des blessures subies, il demeure possible de faire la vérité et d’entrer dans une histoire commune renouvelée. La confiance apparaît ainsi comme une clé de la réconciliation, qu’elle soit vécue sur le plan ecclésial, religieux ou personnel. Des réconciliations ecclésiales font dépasser des attitudes cléricales pour oser inclure tous les baptisés et faire place à leurs charismes pour le bien de la communauté. Des réconciliations religieuses amènent à laisser tomber les distinctions entre le sacré et le profane pour accepter avec confiance le mystérieux, l’insaisissable, l’incontrôlable dans l’expérience de foi. Quant aux réconciliations personnelles, elles deviennent nécessaires lorsqu’on s’est laissé prendre par des valeurs véhiculées par des attitudes cléricales. Elles impliquent alors de reprendre confiance en ses ressources intérieures pour arriver à plonger à nouveau dans le mystère de la foi.
Abstract
Since clerical attitudes cause not only tensions, but also wounds and even oppression at times in Christian communities, reconciliation is relevant for their members. For this, the local communities model in the Diocese of Poitiers, France, may serve as an example. Developed over twenty years and focused on territorial proximity between all the baptized — cleric and lay people — of specific localities, this model makes a fundamental choice for trust, an attitude that leads one to believe that despite the wounds sustained, bringing out the truth and entering a renewed common story remain possible. Trust appears therefore as a key for reconciliation, whether it is lived on an ecclesial, religious or personal level. Ecclesial reconciliations lead to overcome clerical attitudes in order to dare to include all the baptized and to honour their charisms for the good of the community. Religious reconciliations bring somebody to abandon the distinction between the sacred and the profane and to accept with confidence what is mysterious, intangible or out of control in the experience of faith. For their part, personal reconciliations become necessary when someone got caught out by values spread through clerical attitudes. These reconciliations involve the recovery of trust in one’s internal resources so that entering once again in the mystery of faith becomes possible.
Corps de l’article
Les communautés chrétiennes sont des milieux tout désignés pour vivre la réconciliation, conçue comme l’acte de faire la vérité sur les blessures et les oppressions causées par des attitudes cléricales[1] et d’oser croire, à partir de la confiance, qu’il est possible de plonger dans le mystère de la foi en une histoire renouvelée de la communauté chrétienne. Dans l’Église catholique, depuis Vatican II, cette réconciliation s’est traduite par les efforts déployés pour dépasser le dualisme clercs/laïcs. Nous savons que le développement de la collégialité entre les baptisés[2] demeure un défi de taille.
Heureusement, des expériences ecclésiales cherchent à renouveler ces relations. Parmi elles, on compte le projet de communautés locales de Poitiers, en France. Ce modèle d’Église permet aux baptisés d’une même communauté de se sentir coresponsables de la mission confiée par Dieu. Miser sur la coresponsabilité, c’est prendre le risque d’une plus grande proximité dans les relations, avec les tensions que cela implique et le besoin de vivre des réconciliations sur divers plans. Il est opportun de nous attarder à l’étude de cette expérience de Poitiers, car depuis au moins une dizaine d’années, elle inspire la vision d’Église de plusieurs diocèses canadiens, plus précisément au Québec et au Nouveau-Brunswick (Goudreault 2010, 230). J’ai eu moi-même la possibilité d’accompagner les communautés chrétiennes de Chibougamau et de Chapais, dans le nord du Québec, en suivant un projet semblable et adapté au milieu.
Dans cette étude, je propose une analyse des écrits entourant le modèle de Poitiers. Mon objectif est de mettre en relief que la confiance, une valeur clé de ce projet d’Église, ouvre des chemins de réconciliation : premièrement sur le plan ecclésial, deuxièmement sur le plan religieux et troisièmement sur le plan personnel. De cette façon, les relations avec les autres, avec Dieu et avec soi-même sont toutes trois considérées.
Cette perspective qui met en rapport la réconciliation et la confiance tient compte de la réflexion théologique de Robert J. Schreiter, pour qui la réconciliation n’est rendue possible qu’à partir d’une option fondamentale pour la confiance. Selon lui, cette confiance aide à trouver une manière juste de supporter la souffrance causée par des blessures ou par l’oppression, au sens où la confiance aide à faire place de nouveau à l’humanité dans sa réalité et sa vulnérabilité. Elle aide aussi à s’engager avec les autres dans une histoire de salut où, en faisant la vérité et en posant un regard renouvelé sur ce qui a été blessé ou opprimé en soi ou chez l’autre, on se rend compte qu’il est possible de construire du neuf. D’un point de vue chrétien, cette option fondamentale pour la confiance ne s’inscrit pas dans une stratégie qui ne dépendrait que de l’action humaine, car la réconciliation ne devient possible que dans une spiritualité où l’être humain répond à l’initiative de Dieu qui, le premier, a pris les devants pour rendre possible la réconciliation (Schreiter 1992, surtout 37-38 et 78).
1. Description du modèle de Poitiers
Avant d’entrer au coeur de mon sujet, il importe de décrire brièvement en quoi consiste le modèle de Poitiers (Rouet 2011, en particulier 165). Il s’agit d’un projet d’Église mis sur pied par le diocèse de Poitiers, en France, avec le leadership de Mgr Albert Rouet, qui fut évêque puis archevêque de cette Église locale de 1994 à 2011. La tenue de deux synodes diocésains en 1993 et en 2003 a permis aux baptisés d’explorer comment relever ensemble les défis de la pastorale et de la mission. Le projet consiste à ce que des baptisés participent à la mission de l’Église non pas à partir de la présence d’un prêtre mais à partir de leur besoin de former une communauté chrétienne locale. Autrement dit, les baptisés ont le choix de vivre leur foi non pas dans une communauté devenue impersonnelle en raison de fusions de paroisses mais dans une communauté fondée sur les liens de proximité entre personnes d’un même milieu.
Pour se constituer, ces communautés n’ont pas à suivre nécessairement le découpage territorial des paroisses traditionnelles. L’essentiel est que les relations de proximité entre chrétiens d’un même milieu les amènent à former une équipe d’animation locale qui accompagnera la communauté, en coordination avec le prêtre du secteur.
Cinq personnes forment cette équipe d’animation. Les trois premières s’occupent respectivement de la formation à la vie chrétienne, de la prière et de la liturgie, et enfin de la pastorale sociale. Une quatrième personne est responsable des affaires économiques. Une cinquième, en tant que déléguée pastorale, coordonne l’ensemble de la communauté. Les trois premiers membres de l’équipe sont nommés par les instances pastorales, selon leurs dons, tandis que les deux autres sont élus par la communauté. Chacun a un mandat de trois ans renouvelable une fois seulement. Ces cinq personnes ne font pas tout ; elles doivent se faire aider par dix ou vingt autres membres de la communauté, dans un esprit de coresponsabilité.
Des communautés locales avoisinantes forment un secteur pastoral, accompagné par un prêtre dont le rôle consiste principalement à être un veilleur qui assure les liens entre ces communautés et encourage les baptisés dans leur participation à la mission de l’Église.
Présentées de cette manière, les communautés locales de Poitiers semblent se résumer à une question d’organisation. Ce n’est pas le cas. Elles sont d’abord et avant tout une question de foi et de mission (Rouet 2011, 51), ce qui amène à donner des mains et des pieds à l’ecclésiologie de communion promue par Vatican II.
Pour en arriver au thème plus central de cette étude, il convient de noter que les autorités diocésaines de Poitiers n’ont pas développé d’outils orientés directement vers des pratiques de réconciliation. Par contre, les équipes d’animation locale disposent de fiches de relecture spirituelle et pastorale qu’elles peuvent utiliser à des moments clés de leur engagement, par exemple lorsqu’un membre de l’équipe complète son mandat[3]. Quand cet exercice est réalisé, il offre un temps gratuit de relecture qui aide souvent à mieux composer avec les tensions, à retrouver un sens de la coresponsabilité et à miser davantage sur la fraternité entre les baptisés[4]. Cette dynamique rejoint le fait que, selon Schreiter, la réconciliation est davantage une spiritualité à découvrir qu’une stratégie à mettre en oeuvre. Elle est d’abord une oeuvre de Dieu à laquelle les humains sont appelés à se disposer (Schreiter 1992, 59-60 et 70-73).
Ces précisions étant apportées, on peut étudier la place qu’occupe la réconciliation dans ce modèle d’Église, d’abord sur le plan proprement ecclésial.
2. Pour des réconciliations ecclésiales
2.1 Tous les baptisés reçoivent des dons de l’Esprit
Selon le modèle de Poitiers, le leadership pastoral doit donner place aux charismes qui émergent pour le bien de la communauté. Chacun des baptisés-confirmés reçoit des dons de l’Esprit qui demandent à être déployés pour le bien de tous, pour le bien du corps que forme l’Église. Il est impossible qu’un chrétien ne possède pas au moins une qualité ou un talent qu’il peut mettre au service des autres. Il n’y a pas de chrétien stérile, pas de chrétien de seconde classe ou inutile : chacun peut donner aux autres, prendre soin des autres, être reçu et respecté par les autres (Rouet 2009, 32).
La fécondité de chaque baptisé demande à être reconnue par la communauté et tout spécialement par l’équipe d’animation locale. Cela implique d’entrer dans une culture de l’appel. En pastorale, il est tentant de croire parfois qu’on puisse tout faire seul ou en petit groupe. Mais il arrive souvent que des personnes soient ignorées ou négligées, de manière consciente ou non, et les communautés locales ont justement pour mission d’éviter les processus d’exclusion. De toute manière, aussi bien les personnes qui constituent l’équipe d’animation locale que tous les autres membres de la communauté qui seront interpellés par elles sont d’abord des hommes et des femmes ordinaires. « C’est toujours avec des gens limités que le Christ travaille. » (Rouet 2009, 19)
2.2 Les baptisés et la confiance mutuelle
Dans le modèle de Poitiers, les baptisés, clercs et laïcs, sont appelés à se faire confiance mutuellement. La confiance mutuelle crée un contexte communautaire où chaque personne peut développer plus facilement de la confiance en elle-même, en lien avec les dons qu’elle a reçus de Dieu. Ma lecture des écrits de Rouet et de ses collaborateurs me fait noter deux conditions d’épanouissement de cette confiance mutuelle.
Première condition. Cette confiance est possible si l’on mise sur les relations entre les personnes et l’égalité qui existe entre elles. Les relations seront faites d’égalité s’il y a place pour la convivialité, l’écoute, l’ouverture à l’autre dans son altérité, « le souci de développer des échanges entre les individus » (Meunier 2011, 219). Les réunions de pastorale doivent être des lieux où l’on fait l’expérience de l’appartenance, de l’estime mutuelle, du souci du bien-être des autres, de la reconnaissance mutuelle (Marcireau 2011, 67). Toutes ces valeurs sont très promues dans le modèle de Poitiers.
Seconde condition. Cette confiance se développe si l’on clarifie le rôle de chacun. Par exemple, il arrive que des bénévoles deviennent responsables de la formation à la vie chrétienne, de la liturgie ou de la pastorale sociale, sans nécessairement comprendre leur rôle. Les baptisés, clercs et laïcs, doivent alors collaborer pour que chaque personne puisse comprendre et réussir ce qu’elle a à faire (Rouet 2001, 177). Les rôles doivent être présentés de manière à ce que chacun puisse prendre des initiatives, dans un esprit collégial. Voilà qui donne une chance de découvrir la créativité du peuple de Dieu. Et la confiance accordée à quelqu’un le rend responsable (Rouet 2011, 70).
Comme le souligne Mgr Rouet : « Plus on fait confiance aux chrétiens, plus il se produit du fruit ! » Il ajoute cependant : « La confiance ne supprime pas les ennuis. Elle les situe dans un autre esprit. » (Rouet 2009, 221) Ce propos indique des conflits potentiels, parfois latents, mais aussi une ouverture pour entrer dans un esprit de réconciliation.
2.3 La réconciliation et son lien avec le sacerdoce baptismal et le ministère sacerdotal
Un des lieux possibles de conflit dans les relations entre baptisés concerne la dimension sacerdotale de la vie chrétienne, plus précisément le rapport entre le sacerdoce baptismal et le ministère sacerdotal. À cet égard, le modèle de Poitiers fait appel à deux principes qu’il convient de rapprocher pour dégager à quel point les communautés locales favorisent des réconciliations ecclésiales.
Premier principe : il est clair, dans ce modèle, que le ministère sacerdotal existe tout spécialement pour faciliter le déploiement du sacerdoce baptismal. Cette vérité fait bien partie de la tradition ecclésiale[5]. Sa mise en pratique serait facilitée si l’on découvrait mieux la mutualité promue par Vatican II entre les deux types de sacerdoce (Torrell 2011, 166-167). Mgr Rouet et ses collaborateurs font leur part en ce sens. Ils savent rappeler que le peuple de Dieu est un peuple sacerdotal, basé sur la participation de chaque baptisé au sacerdoce du Christ, et que le rôle du ministre ordonné consiste alors à renvoyer au baptême. Selon cette optique, on passe de communautés qui tournent autour du prêtre à des communautés qui s’assument et se prennent en main. Or une telle orientation s’avère très favorable à un climat de réconciliation. En effet, dans des pratiques de réconciliation, on a le souci de permettre à chaque personne de se rendre compte de sa dignité. Et c’est la dignité des baptisés — qu’ils soient clercs ou laïcs — que l’on peut mieux retrouver.
Second principe : l’Église est appelée à former un corps de réconciliation (Benoist 2011, 133 ; Rouet 2009, 247-248 et 291), ceci impliquant particulièrement de faire la vérité sur les blessures et les oppressions causées par des attitudes cléricales afin de pouvoir mieux entrer dans une histoire renouvelée de la communauté chrétienne. L’Église a pour mission d’être un signe de réconciliation pour le monde, un sacrement de l’humanité réconciliée. Ainsi, le sacerdoce, qui contribue à structurer le corps du Christ, demande à être vécu d’une manière qui favorisera la réconciliation. Bien sûr, pareille mission est accomplie de manière bien imparfaite. Mais le Dieu de Jésus Christ ne s’empêche pas pour autant de lancer cet appel à l’Église, car il est un Dieu de miséricorde et dont la puissance se déploie dans la faiblesse (Ray 2003, 107-108).
Ces deux principes tendent à être observés si l’on examine le nouveau rôle qu’apprennent à jouer les prêtres dans le diocèse de Poitiers. Ils voient plus clairement qu’ils n’ont pas à tout faire ou à se comporter en chefs. Ils sont plutôt des accompagnateurs pour quelques communautés locales d’un même secteur. Ils facilitent la communion à l’intérieur d’une communauté et entre les communautés, en complémentarité avec les délégués pastoraux. Ils veillent au développement des charismes que suscite l’Esprit et aident les baptisés à relire leur vécu à la lumière de la Parole de Dieu (Rouet 2001, 172 ; Russeil 2005, 133 ; Benoist 2001, 131). L’un d’eux affirme : « Plus le travail est partagé, plus je me sens prêtre en profondeur et c’est la communauté locale qui m’aide à cela[6]. » Ainsi, dans le modèle de Poitiers, il ne s’agit pas de faire une Église sans prêtre mais d’ajuster le ministère du prêtre aux besoins actuels. De toute manière, les prêtres ont exercé des rôles diversifiés dans l’histoire et il est normal qu’une Église en transformation apporte des modifications à leur engagement.
Plus important encore que le rôle des prêtres, un nouveau type de rapport se développe entre les laïcs et les prêtres dans les communautés locales. On réalise que la vie de l’Église n’est pas fondée sur une mise en valeur du sacrement de l’ordre mais sur une prise au sérieux des sacrements de l’initiation chrétienne. Une présence diminuée des prêtres n’empêche donc pas la vie des communautés. L’engagement des laïcs sort d’une logique de la suppléance (Boone 2008, 116) pour assumer les responsabilités qui découlent des sacrements d’initiation. Ainsi, le modèle de Poitiers ne se résume pas à un ajustement aux conditions actuelles de l’Église. Il permet plutôt de retrouver la véritable nature de l’Église, soit une Église de baptisés, une Église qui entre dans l’aventure de la foi et où tous les baptisés se complètent les uns les autres. Qu’il y ait peu ou beaucoup de prêtres, une communauté locale coordonnée par une équipe d’animation locale garde toujours son sens.
Ce mode de fonctionnement ecclésial permet alors un jeu entre proximité et saine distance entre les laïcs et les prêtres. Mgr Rouet tient les propos suivants sur la confiance : « pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il y ait distance. Car paradoxalement, la confiance naît de l’absence. Et l’absence, ce n’est pas quelqu’un qui disparaît mais qui prend du champ. C’est donc une présence non comblante [sic]. Elle laisse toujours au désir le soin de s’exprimer. » (Rouet 2001, 68)[7] Ce jeu entre proximité et saine distance permet d’apprendre la confiance mutuelle, spécialement en créant de l’espace pour que les laïcs prennent des risques dans l’exercice de leurs charismes et que leurs pasteurs apprennent à les reconnaître dans de telles actions. Il s’agit d’une condition pour former un corps de réconciliation.
3. Pour des réconciliations religieuses
En plus de réconciliations ecclésiales, le modèle de Poitiers facilite des réconciliations religieuses. En utilisant cette expression, je me réfère à la séparation entre le sacré et le profane, qui non seulement se manifeste dans les religions mais continue de marquer la vie de l’Église. Certaines réflexions et certaines pratiques liées aux communautés locales signalent, dans un premier temps, que des attitudes cléricales ont pu nourrir une séparation sacré/profane et, par conséquent, produire une blessure ou une oppression chez les baptisés ; elles encouragent, dans un second temps, à entrer dans la confiance en Dieu à laquelle nous appelle l’Évangile, de manière à retrouver l’aspect mystérieux de la foi, à l’accepter et ainsi à nous réconcilier avec lui.
3.1 L’installation d’une équipe d’animation locale et le dépassement de la sacralisation
La distinction sacré/profane est souvent présente, par exemple, dans la liturgie de l’Église catholique. Le modèle de Poitiers contribue à dépasser la sacralisation grâce à un rite mis en oeuvre lors de la célébration d’installation d’une équipe d’animation locale. Lorsque cette liturgie est présidée par l’évêque, il arrive un moment où ce dernier fait tenir son bâton pastoral et par lui, et par les membres de l’équipe d’animation, et par le prêtre qui les accompagnera. Le rite ne passe pas inaperçu : « Se tenir près du bâton pastoral et le toucher revêt une grande importance aux dires de ceux et celles qui le vivent. Ce geste traduit la confiance donnée et la participation à la mission de l’Église. » (Russeil 2005, 116)
Ce geste symbolique fait contraste avec une de mes expériences liturgiques, vécue environ à l’âge de douze ans dans mon village natal, lorsque l’évêque de notre diocèse est passé dans notre paroisse. Un jeune et moi-même avions été désignés comme servants pour nous occuper de la mitre ou du bâton pastoral de l’évêque. Nous portions un long voile blanc qui reposait sur nos épaules et nos bras, de manière à tenir la mitre ou le bâton au moyen du voile. Il était clair que mon collègue et moi ne devions pas toucher à ces objets. Le nécessaire était mis en place pour que nous considérions ces objets comme des objets sacrés et que nous entrions dans une dynamique sacré/profane.
Une distinction entre le sacré et le profane, nourrie par des attitudes cléricales, cause une forme d’oppression. On s’en rend compte si l’on se rappelle que le sacré est le caractère que prend une réalité lorsqu’on la croit habitée d’une force mystérieuse qu’on ne maîtrise pas, qui nous attire et nous effraie. Comme on ne peut maîtriser cette force, on préfère le plus souvent la garder hors de soi, la laisser être transférée dans un lieu, un temps, un objet, un geste (etc.) en espérant qu’elle y sera renfermée. Une religion est alors un ensemble de pratiques visant à repérer et à circonscrire ces forces pour tenter de contrôler leur impact sur la vie quotidienne (Bezançon 2009, 60)[8]. Une telle situation peut obscurcir les possibilités dont dispose une personne pour être en contact avec le divin. C’est en ce sens qu’il y a oppression. La réconciliation implique alors d’entrer dans la confiance pour arriver à faire la vérité sur cette oppression, de manière à ce qu’il devienne possible de plonger de nouveau dans les mystères de la foi.
3.2 Le dépassement de la sacralisation par la confiance
Le discours théologique développé par l’Église locale de Poitiers illustre un réel désir de dépasser, par la confiance, toute orientation ou toute pratique de sacralisation. Dans son volume J’aimerais vous dire, Rouet commente le récit du buisson ardent et affirme que la beauté qui intrigue Moïse n’est pas une beauté qui attire et effraie — comme dans le régime du sacré — mais qui attire et fait confiance (Rouet 2009, 28). Dans une autre publication, La chance d’un christianisme fragile, il souligne que la manière dont Dieu se comporte avec nous révèle à quel point il a une folle confiance envers les êtres humains (Rouet 2001, 188).
Rouet va un peu plus loin. Non seulement Dieu nous fait confiance, mais il nous donne le mode d’application de la confiance qu’il nous accorde (Rouet 2001, 141). À travers la pensée de l’évêque de Poitiers, on reconnaît qu’un élément clé de ce mode d’application est de reconnaître la profonde unité entre l’humain et le divin dans l’aventure de la foi. Il aime se référer à Théophile, évêque d’Antioche au IIe siècle, à qui on demandait « Montre-moi Dieu » et qui répondait « Montre-moi l’[être humain] » tout en commentant : « Nous n’avons pas d’autre chemin pour arriver à Dieu que l’[être humain]. » (Rouet 2001, 22) Pour Albert Rouet, la vérité est d’abord anthropologique avant d’être théologique (Rouet 2011, 38). Au lieu d’insister sur la verticalité de l’expérience religieuse, où l’on se demande par exemple s’il est préférable de faire une christologie d’en haut ou d’en bas, nous pouvons emprunter un chemin plus sûr en nous inspirant de l’attitude fraternelle du Christ envers nous (Rouet 2009, 225). Cette approche nous permettrait d’assumer que le Dieu que nous annonce Jésus Christ habite pleinement nos vies. Cette habitation de Dieu dans l’univers et dans l’être humain est d’ailleurs rappelée à diverses reprises et de différentes manières dans les écrits de Rouet et de ses collègues : Dieu est au coeur de la création (Rouet 2001, 141) ; il marque le monde de multiples vestiges de sa présence (Rouet 2009, 134) ; sa proximité, sa sainteté et la connaissance que nous avons de Lui sont à l’intérieur de l’humain (Rouet 2001, 179). Comme chrétiens, nous avons la responsabilité de développer des pratiques qui nous font assumer les conséquences de cette Bonne Nouvelle.
L’une de ces conséquences consiste à développer une vigilance pour ne pas sacraliser les ministres ordonnés. Si des baptisés sacralisent leurs frères ordonnés, l’oeuvre que Dieu voudrait réaliser dans les premiers est transférée dans les seconds. Chaque baptisé est pourtant appelé à avoir confiance à ce que Dieu veut réaliser par lui, avec lui et en lui.
3.3 La confiance aide à se réconcilier avec l’aspect mystérieux de la foi
Pour un baptisé, se réconcilier sur le plan religieux signifie reconnaître avoir été opprimé de quelque manière par des attitudes cléricales et accepter de faire autrement le lien avec le mystérieux, l’insaisissable, l’incontrôlable dans l’expérience de foi, au lieu de chercher à l’encadrer dans des lieux, des temps, des objets ou même des individus particuliers qui deviendraient intouchables — c’est-à-dire sacrés. Une telle réconciliation est facilitée par la confiance et elle fait apprécier que tout soit sanctifié par Dieu.
Pour vivre une telle réconciliation sur le plan religieux, un chemin privilégié est celui des liens fraternels et égalitaires entre baptisés. Dans son ouvrage Vous avez fait de moi un évêque heureux, Albert Rouet affirme :
Au fond, le Christ n’a pas créé un nouveau système religieux. Il a créé plus fondamentalement un nouveau type de relations où chacun a la charge de reconnaître l’autre comme son frère [ou sa soeur] en fonction de la relation qu’il a lui-même avec son Père. Alors on peut clairement distinguer le service indispensable : celui de créer des liens fraternels.
Rouet 2011, 75
La liturgie joue un rôle majeur pour que ces liens fraternels et égalitaires deviennent réalité. Il convient alors d’explorer quels ajustements lui apporter pour dépasser la sacralisation de ses ministres, facilitant ainsi la réconciliation avec l’aspect mystérieux de la foi. À ce titre, la réflexion théologique du modèle de Poitiers est parsemée de quelques intuitions. J’en mentionne deux.
Première intuition : la liturgie est faite non pas pour être une simple observance de rubriques, mais pour que l’assemblée soit sujet de la célébration[9]. Par conséquent, il convient que la personne qui préside aille chercher l’assemblée, stimule sa participation, dialogue avec elle (Rouet 2009, 290). Le président peut créer un espace propre à l’assemblée pour qu’elle ait la chance d’exprimer ce qu’elle voudrait dire en retour, de manière commune. Un peuple de baptisés est capable de participer à la constitution de sa propre prière, même liturgique (Rouet 2009, 154).
Seconde intuition : la liturgie est un lieu de communion mais aussi de réciprocité. Ces deux attitudes sont proches mais différentes. La réciprocité invite davantage à quitter les jeux de pouvoir. Rouet donne l’exemple d’une communauté de rite syriaque qu’il visitait un Vendredi saint (Rouet 2011, 89). Quand est venu le temps du lavement des pieds, non seulement l’évêque syriaque a lavé les pieds de douze personnes (douze hommes…), mais ces douze sont aussi venus lui laver les pieds, suivant ainsi la recommandation évangélique de nous laver les pieds les uns aux autres (Jn 13,14). Cet évêque reprochait à l’Église latine d’avoir abandonné la moitié du geste et, par conséquent, de manquer à la réciprocité.
4. Pour des réconciliations personnelles
4.1 Le prêtre ne peut pas jouer tous les rôles dans une recherche de paix intérieure
Après nous être attardés aux réconciliations religieuses, considérons les réconciliations personnelles ou réconciliations avec soi-même. Pourquoi en parler ? Le modèle de Poitiers, nous l’avons vu, aide à cultiver une saine distance face aux ministres ordonnés pour que chaque personne découvre de manière nouvelle les ressources dont elle dispose pour vivre sa foi. Or il arrive que des personnes soient réfractaires à un tel cheminement intérieur. Elles misent trop sur le rôle que peut jouer un prêtre pour les aider à trouver la paix du coeur. Pourtant, comme le souligne Balthasar, l’importance accordée à ce rôle ne doit pas empêcher les baptisés de vivre leur démarche de foi personnelle :
[J]e suis seul dans ma relation à Dieu, laquelle doit bien se régler sur la relation que Dieu entretient avec moi ; personne n’a rien à y voir, personne ne peut l’expliquer ou y intervenir à titre d’intermédiaire. Tout [être humain] est seul pour mourir, tout [être humain] est également seul pour prier, il doit « se retirer dans sa chambre » pour y rencontrer le Père céleste, pour comprendre la volonté de Dieu sur lui et pour s’y conformer dans ce qu’elle a de particulier. En ce domaine, personne ne peut agir à la place d’un autre.
Urs von Balthasar 1973, 124
Le refus d’un tel cheminement peut être le signe qu’on a tellement intériorisé une forme ou l’autre de sacralisation, prônée par des attitudes cléricales, qu’on en vient à réprimer le mouvement qui, en soi, voudrait entrer dans les mystères de la foi. En s’opprimant ainsi soi-même, on entre facilement dans une peur de soi. Se réconcilier avec soi implique alors de faire la vérité par rapport à une oppression faite à soi-même afin que, dans la confiance, on retrouve ses ressources intérieures qui permettent de (re)plonger dans le mystère de la foi. Si une démarche religieuse ne conduit pas à un voyage intérieur vécu dans la confiance, elle peut crisper des gens au lieu de les libérer et de les faire vivre ; elle peut aussi amener ces gens à nuire aux autres.
4.2 Trouver ses ressources intérieures pour se réconcilier avec soi-même
Un cheminement chrétien est censé soutenir la croissance des personnes pour qu’avec confiance, elles exploitent leurs ressources intérieures qui leur permettent de mûrir dans tous les aspects de leur être (Lefèvre 1987), ce qui facilite la réconciliation avec soi-même.
Dans l’ouvrage Vers une Église de la confiance, Loïc Buthaud, un collaborateur de Rouet, signe un bref chapitre dont le titre pose la question : « La foi empêche-t-elle d’être adulte ? » Il souligne que certaines approches de la foi amènent des personnes à dénier leurs capacités humaines, telles l’intelligence, l’imagination, la liberté, les désirs, la sexualité. Il demande ensuite ce qu’est une intelligence adulte, une liberté adulte, une sexualité adulte. Dans l’ensemble, il laisse entendre à quel point un cheminement d’adulte amène à interroger des certitudes, à vivre des moments de doute qui favorisent une appropriation de ce qui semble juste tout en aidant à être soi-même et à faire place à la créativité (Buthaud 2011, 229-230).
De fait, le Christ, qui fait confiance aux hommes et aux femmes, invite aussi à la confiance en soi. Dans La chance d’un christianisme fragile, l’évêque de Poitiers mentionne ce point : lorsque le Christ est interrogé, il cherche surtout à conduire ses interlocuteurs à l’intérieur d’eux-mêmes. L’Église devrait procéder de la même manière et encourager des questionnements qui ressemblent à ceux-ci : « “Qu’est-ce qui t’amène à penser ce que tu penses ? ” “As-tu exorcisé tes propres peurs ? ” » (Rouet 2001, 25) Selon Rouet, il est indispensable d’aider les gens à penser par eux-mêmes et de rendre aux gens la conscience de leur dignité (Rouet 2001, 35 et 37). Il ajoute : « Le but du Christ n’est pas d’abord de nous plaire mais de relancer notre liberté dans la confiance. » (Rouet 2001, 66) Cette confiance est nécessaire pour retrouver ses propres ressources intérieures et répondre à ses besoins de réconciliation avec soi-même.
Conclusion
Cette étude a exploré en quoi le modèle de Poitiers aide à croire que les communautés chrétiennes puissent devenir davantage des lieux de réconciliations ecclésiales, religieuses et personnelles. Ces réconciliations sont nécessaires parce que la vie des paroisses a souvent été marquée par des attitudes cléricales qui blessent ou qui oppriment les membres de la communauté. Pareilles attitudes ne proviennent pas seulement de ministres ordonnés, mais parfois aussi de laïcs qui idéalisent le rôle de ces ministres. Pour arriver à se réconcilier, la confiance joue un rôle clé. Elle aide à reconnaître et à voir plus clairement certaines situations qui blessent ou qui oppriment les baptisés, particulièrement la non-reconnaissance des charismes des personnes et le manque de mutualité entre ministres ordonnés et laïcs, de même que les distinctions sacré/profane entretenues dans la vie de l’Église, notamment dans des pratiques liturgiques. Des attitudes cléricales peuvent avoir été intériorisées au point que des chrétiens répriment le mouvement qui, en eux, voudrait les laisser libres d’entrer mieux dans la foi et ses mystères ; à cet égard, des réconciliations avec soi-même s’avèrent parfois nécessaires. En apportant la force de faire cette vérité, la confiance donne de croire qu’il est possible que plonger à nouveau dans l’aventure de la foi au sein même de nos communautés chrétiennes afin de vivre en elles une histoire renouvelée.
Si des réconciliations ecclésiales, religieuses et personnelles dépendent d’abord de l’initiative de Dieu, cela ne dispense pas les chrétiens de se disposer à de telles réconciliations, surtout en prenant conscience des dommages causés par des attitudes cléricales.
Nous pourrions demander : comment réaliser un tel projet d’Église ? Nous pourrions dire qu’il ressemble à un monde idéal et qu’il faut pour ce faire des leaders laissant libre cours à la découverte de ces diverses facettes de la confiance porteuse de réconciliations. Nous pouvons aussi nous demander comment développer des parcours pour favoriser la réconciliation sur divers plans. L’essentiel, me semble-t-il, est de noter que malgré les difficultés rencontrées, ce projet d’Église a porté beaucoup de fruits jusqu’à présent. Il rend possible un témoignage unique pour la vie ecclésiale et sociale. Il aide l’Église à pratiquer la réconciliation en son sein, ce qui est une condition indispensable pour être agent de réconciliation dans la société et jusque dans des situations politiques complexes.
En étudiant la réflexion théologique, ecclésiologique et pastorale liée au modèle de Poitiers, on remarque une tentative de retrouver la mystique du baptême chrétien. Rouet dit lui-même que « l’épanouissement normal du baptême, c’est la vie mystique, c’est-à-dire la participation reconnaissante à la vie même de Dieu. » (Rouet 2009, 292) Je pense qu’il serait intéressant d’approfondir cette mystique pour que tous les baptisés contribuent davantage à ce que l’Église soit un corps de réconciliation.
Parties annexes
Note biographique
Rémi Lepage est professeur à temps partiel à la Faculté de théologie de l’Université Saint-Paul d’Ottawa (Canada). Il a récemment publié (2014) « L’initiation à la ritualisation grâce aux paraliturgies », dans K. Demasure et L. Tardif, dir., Théologie pratique. Pratiques de théologie, Montréal, Médiaspaul (Brèches théologiques 48), p. 237-258.
Notes
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[1]
Les ministres ordonnés ne sont pas les seuls susceptibles d’entretenir de telles attitudes. Elles sont présentes aussi chez les laïcs qui idéalisent les ministres ordonnés au point de croire que ces personnes et ce qui fait partie de leur ministère (objets utilisés, lieux de prière fréquentés, actions liturgiques posées, etc.) favorisent plus un rapport avec Dieu.
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[2]
Dans la présente contribution, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique ; ils ont à la fois valeur d’un féminin et d’un masculin.
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[3]
Pour consulter ces fiches, voir <http://www.poitiers.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/10/2015/02/guide-de-travail-2.pdf>, consulté le 22 juin 2016, et examiner le chapitre 10 de chacun de ces guides, intitulé chaque fois « Propositions pour une relecture des pratiques ».
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[4]
Je remercie madame Gisèle Bulteau, du diocèse de Poitiers, de m’avoir fait connaître l’existence de ces fiches de relecture et de m’avoir indiqué, en quelques mots, de quelle manière ces démarches facilitent la réconciliation.
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[5]
Voir Catéchisme de l’Église catholique, no 1547 ainsi que Rahner et Vorgrimler (1970, 382-383).
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[6]
Propos rapportés par Bulteau (2005, 72-73).
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[7]
Ces propos ne sont pas énoncés en rapport aux prêtres, mais suivant l’esprit de la pensée de Rouet, ils s’appliquent quand même à leur sujet.
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[8]
Cette dynamique de « renfermement » des forces mystérieuses en des lieux, des temps, des objets et des gestes particuliers peut même entraîner une perte de confiance en la possibilité de trouver le divin dans ce qui devient alors profane. Les chrétiens n’échappent pas à cette tendance, au point où il est nécessaire de rappeler que, selon l’Évangile, « rien n’est profane parce que tout est sanctifiable » (Congar 1967, 395).
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[9]
Yves Congar (1967, 241-282) a bien développé cette idée dans « L’“Ecclesia” ou communauté chrétienne, sujet intégral de l’action liturgique ».
Bibliographie
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