Le discernement, dans la tradition chrétienne, est le pouvoir cognitif par excellence, l’hypostase charismatique de la prétention au monopole exclusif sur la vérité de la part du spécialiste du sacré. Discerner signifie en premier lieu séparer la vérité du mensonge, et par suite affirmer une vérité définitive et exclusive, une exigence perçue et vécue de façon tout à fait originale par la pensée occidentale le long de son développement pluriséculaire. La détermination de la vérité au-delà du conflit des interprétations est une revendication qui remonte à l’antiquité religieuse, notamment judéo-chrétienne (Assmann 1997). Le discernement, comme terme et comme concept, fait son apparition — quant à lui — dans les épîtres pauliniennes. Toutefois, sa première élaboration a lieu dans le cadre de la doctrine monastique ancienne (Vecoli 2006 ; Rich 2007) ; il devient par la suite une notion fondamentale de la théologie post-tridentine, en particulier dans le cadre de la direction spirituelle (Ignace de Loyola, par exemple) et dans la théorie du gouvernement de la communauté religieuse (Copeland-Machielsen 2013). Mais l’étendue de ses applications est bien plus vaste qu’on ne le penserait de prime abord, car il intervient à chaque fois que l’inspiration divine provoque une prise de position en tension ou en désaccord avec la logique profane. Il agit particulièrement là où le spécialiste du sacré doit délibérer en dehors du tracé des règles établies, soit que celles-ci ne s’appliquent pas, soit qu’elles n’existent pas. Aux yeux du profane, il apparaît comme la dimension arbitraire d’une autorité religieuse. Ce que l’on constate dans le christianisme, c’est que l’accumulation inédite des multiples fonctions socioreligieuses liées à ce « don divin » peut être comprise comme la traduction dans la praxis religieuse d’une revendication théologique typiquement monothéiste. Le but de ce numéro de Théologiques est d’étudier le thème du discernement sans établir des bornes préalables à l’éventail des disciplines susceptibles de l’appréhender. C’est pour cela qu’on y trouvera des études autant textuelles qu’historiques, anthropologiques, théologiques ou d’histoire de la pensée. Non seulement l’approche multidisciplinaire (à défaut de pouvoir être, à ce stade, interdisciplinaire) s’avère féconde envers tout objet d’étude, mais elle l’est d’autant plus en ce qui a trait à celui-ci en particulier. En effet, le discernement spirituel se situe au croisement de plusieurs dimensions de la vie religieuse, car il est à la fois : un engrenage essentiel de la théorie ascétique, une source d’autorité dans le gouvernement de la communauté de foi, l’instrument de contrôle de l’effervescence mystique, la légitimation d’une ecclésiologie collégiale en réformatrice, le pivot d’une pratique visant à éclaircir une vocation religieuse, le critère de cohérence dans les spécificités de la direction spirituelle, et ainsi de suite. Il s’ensuit que l’exercice de cette qualité particulière de l’esprit a des répercussions significatives sur les plans théologique, social, politique (et autres encore). Aucune discipline ne peut espérer couvrir à elle seule les maintes ramifications (dans la pensée, dans la pratique, dans l’organisation institutionnelle ou sociale, etc.) d’un concept comme celui-ci. Les articles présentés ici ouvrent donc à cette pluralité scientifique. Afin que le lecteur s’y retrouve, il est sans doute utile de fournir quelques repères sur l’origine et la nature du discernement dans la tradition chrétienne — sur laquelle portent la majorité des articles. Ce que l’on nomme « discernement », à la suite de la tradition monastique chrétienne, est à l’origine le « discernement des esprits » (diakrisis ton pneumaton en grec, discretio spirituum en latin), un charisme (charisma en grec, gratia en latin) divin dont la première attestation se trouve dans les épîtres de Paul (1Co 12,10). La tradition successive définira ce pouvoir comme …
Parties annexes
Bibliographie
- Anderson, W. L. (2011), The Discernment of Spirits. Assessing Visions and Visionaries in the Late Middle Ages, Tübingen, Mohr Siebeck.
- Assmann, J. (1997), Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge, Harvard University Press.
- Boesflug, F. et Dunand, F. (1997), dir., Le comparatisme en histoire des religions, Paris, Cerf, p. 7.
- Copeland, C. et Machielsen, J. (2013), dir., Angels of Light ? Sanctity and the Discernment of Spirits in the Early Modern Period, Leiden/Boston, Brill.
- Elliot, D. (2002), « Seeing Double. John Gerson, the Discernment of Spirits, and Joan of Arc », American Historical Review, 107, p. 26-54.
- Paden, W. E. (2000), « Elements of a New Comparativism », dans K.C. Patton et B. C. Ray, dir., A Magic Still Dwells Comparative Religion in the Postmodern Age, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, p. 182-192.
- Paden, W. E. (2005), « Comparative Religion », dans J. R. Hinnels, dir., The Routledge Companion to the Study of Religion, London/New York, Routledge, p. 208-225.
- Rich, A. D. (2007), Discernment in the Desert Fathers. Diakrisis in the Life and Thought of Early Egyptian Monasticism, Milton Keynes, Paternoster.
- Richter, M. (1995), The History of political and social Concepts. A Critical Introduction, New York, Oxford University Press.
- Smith, J. Z. (1978), « Map is not Territory », Map is not Territory. Studies in the History of Religions, Leiden, Brill, p. 289-309.
- Smith, J. Z. (1990), Drudgery Divine. On the Comparison of Early Christianities and the Religions of Late Antiquity, Chicago, University of Chicago Press.
- Vecoli, F. (2006), Lo spirito soffia nel deserto. Carismi, discernimento e autorità nel monachesimo egiziano antico, Brescia, Morcelliana.
- Vecoli, F. (2011), « Communautés religieuses dans l’Égypte du ive siècle : manichéens et cénobites », Historia Religionum, 3, p. 23-46.
- Wallis, R. (1984), The Elementary Forms of the New Religious Life, London, Routledge and Kegan Paul.