Résumés
Résumé
Cet article utilise les groupes anabaptistes, et plus précisément les huttériens, en tant que laboratoire social pour l’analyse de trajectoires de conversion. Ainsi, d’une part, certains individus se sont convertis aux religions anabaptistes. L’exemple le plus frappant de ces conversions est représenté par l’implantation d’une colonie huttérienne au Japon. D’autre part, certains individus nés dans une colonie huttérienne ont quitté leur groupe d’origine pour se convertir à un autre groupe religieux, groupe qui adopte une religion qui rejoint davantage leurs aspirations, voire leur spiritualité. Pour les anabaptistes, le baptême se trouve au coeur de ces processus de conversion. Pour les individus qui joignent ou qui quittent les groupes anabaptistes, qu’est-ce qui détermine l’acceptation ou le refus de la conversion et du baptême ? Notre hypothèse est que la conversion procède par affinité religieuse. L’opérationnalisation de certains concepts durkheimiens, tirés de l’ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim 2007), nous permettra d’étayer cette hypothèse.
Abstract
Anabaptists groups, and Hutterites in particular, are used here as social spaces to analyze ways of conversion. On one hand, some individuals had been converted to Anabaptism. The most striking example of those kinds of conversion is the creation of a hutterite colony in Japan. On the other hand, some individuals who were born Hutterite have made the decision to leave their community to join a new religious group, a group that better suits their aspirations and their spirituality. In Anabaptism, baptism is central to all those dynamics of conversion. For these individuals who decide to join or to leave Anabaptist communities, which factors determine the acceptation or the rejection of the conversion and baptism ? Our hypothesis is that the conversion works primarily by religious affinity. The operationalization of a few durkheimian concepts taken from the book Les formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim 2007) will lead us to explore this hypothesis.
Corps de l’article
Le baptême dans les colonies huttériennes s’effectue après la confession de foi, au début de l’âge adulte. Étant donné les responsabilités relationnelles et matérielles qui découlent du baptême, chaque individu se trouve face au choix d’accepter ou de refuser ces responsabilités, en s’intégrant à la collectivité ou en se retirant. Bien que le baptême constitue la norme plutôt que l’exception au sein des colonies, au sens où la plupart des enfants socialisés dans le groupe y aboutissent, le refus du baptême entraîne la dissidence, qui correspond au refus de ces responsabilités et ce, souvent pour joindre un autre mouvement protestant ou anabaptiste moins communautariste. Par ailleurs, le baptême est parfois offert à des gens qui proviennent de l’extérieur du groupe.
L’hypothèse que je tenterai de vérifier postule que la conversion du/au mode de vie huttérien procède par affinité religieuse, laquelle repose sur l’importance des vecteurs relationnel et émotionnel. Pour vérifier cette hypothèse, j’entends appliquer quelques concepts durkheimiens à certaines situations particulières associées au baptême chez les huttériens, soit les adhésions volontaires et la dissidence de membres. Ces situations reflètent le choix conscient que l’individu a eu à faire au moment d’accepter ou non le baptême, et non simplement la socialisation primaire subie dans le groupe d’origine. Dans ces rares cas, les individus se tournent vers une identité qui correspond à une affinité religieuse qui résonne mieux pour eux. Par ailleurs, ces cas représentent clairement le choix de chaque membre, de même que la réflexion qui sous-tend ce choix déterminant[1].
Afin d’étayer cette hypothèse, je procéderai en quatre temps. Une première partie, plus descriptive, présentera les formalités du baptême dans les colonies huttériennes. Une seconde partie concernera les concepts de Durkheim, tirés de son ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse (2007), qui seront appliqués à la conversion et au baptême dans les colonies huttériennes. Une troisième partie, plus analytique, s’intéressera au flux des membres entre l’intérieur et l’extérieur des colonies. Je conclurai par une discussion et j’effectuerai un retour sur l’hypothèse postulée au départ. Cette démarche permettra d’illustrer la place qu’occupe la sensibilité dans le mouvement constitutif du fait religieux qui s’effectue entre l’individu et la collectivité (huttérienne, dans ce cas), mouvement qui ne me semble pas assez explicite dans l’oeuvre de Durkheim.
1. Le baptême dans les colonies huttériennes
Le baptême, pour les membres des colonies huttériennes, est un choix conscient effectué au début de l’âge adulte : vers 19 ans, pour les filles et vers 24 ans, pour les garçons. Hostetler (1997) affirme que c’est un véritable rite d’initiation, un des moments les plus importants de la vie des membres des colonies. La cérémonie du baptême chez les huttériens, laquelle est prévue longtemps d’avance et a lieu annuellement, voire une fois tous les deux ans, est l’aboutissement d’une procédure qui dure plusieurs semaines. Tout un protocole la précède, qui consiste essentiellement en la demande explicite du baptême, par le membre désireux de le recevoir, et en l’apprentissage des voeux du baptême, ce qui dure entre six et huit semaines. Dans la Confession of Faith[2] de Peter Rideman (1974), on peut lire que quiconque fait la demande du baptême est en mesure de le recevoir. Quelques semaines avant la cérémonie proprement dite, trois sermons baptismaux sont prononcés par le ministre[3]. La cérémonie en tant que telle, qui a lieu le dimanche des Rameaux ou à la Pentecôte, se déroule en deux temps (Hostetler 1997, 236). D’abord, le samedi après-midi, les candidats sont évalués une dernière fois sur leurs croyances. Ensuite, le dimanche matin, le dernier sermon baptismal est prononcé par le ministre puis, avant l’acte du baptême, les candidats font la récitation de certains textes qu’ils ont mémorisés. Les voeux de baptême sont exprimés selon le protocole et quatre questions sont posées aux candidats (Hostetler 1997, 337) : 1) « Reconnaissez-vous que les doctrines qui vous ont été enseignées sont la vérité et la voie du salut ? » 2) « Reconnaissez-vous les douze articles du Apostles’ Creed[4] ? » 3) « Désirez-vous prier Dieu qui peut pardonner vos péchés ? » 4) « Désirez-vous vous consacrer, vous sacrifier pour Dieu ? » Une prière vient ensuite, qui est suivie, alors que les candidats sont agenouillés, de six autres questions semblables aux quatre précédentes. La cinquième de ces questions est particulièrement intéressante puisqu’elle révèle l’ampleur de la décision prise par chacun des membres lors du baptême : 5) « Do you desire thus to consecrate, give and sacrifice yourself with soul and body and all your possessions to the Lord in heaven, and to be obedient unto Christ and his church ? » (Hostetler 1997, 338). Chacune de ces questions ayant reçu une réponse positive, le ministre asperge d’eau les candidats et prononce les dernières paroles de la cérémonie. Les formalités terminées, des célébrations suivent, consistant habituellement en un repas et des échanges informels.
Même si le baptême à l’âge adulte a historiquement valu la persécution aux membres des colonies huttériennes, les pères fondateurs proscrivaient le baptême des enfants, entre autres pour les raisons suivantes : la Bible n’en fait pas mention, c’est l’oeuvre de l’homme et non de Dieu et il correspond à la reconnaissance de Dieu, ce que les enfants ne peuvent faire de gré ni même de force (Rideman 1974, 69). La cérémonie du baptême, chez les huttériens, comporte un symbolisme fort : « Baptism signifies submission to the spiritual community and acceptance of adult responsibilities » (Hostetler 1997, 235). Il correspond, selon eux, à la naissance de l’homme spirituel et à l’entrée consciente et désirée dans le monde adulte[5], avec les privilèges et les responsabilités que cela implique. Le baptême donne le droit de vote aux hommes et constitue l’étape principale avant le mariage. La nature même du baptême, telle que décrite par Rideman, entraîne l’incorporation (embodiement) des membres dans une communauté : « For baptism is acceptance into the Church of Christ. Now since all who are born of Adam partake of his fellowship, should they desire to be embodied in the Church of Christ » (1974, 68). Rideman ajoute un peu plus loin : « Thus, those who are to inherit his nature, share his fellowship and become members of his body must also be born of him, not the human way but in the Christian way » (1974, 77). Le baptême représente donc, pour les membres des colonies, l’acceptation consciente, et donc individuelle, des responsabilités collectives, l’incorporation volontaire de l’individu à une collectivité désignée.
La socialisation, telle qu’elle est vécue par les membres des colonies, mène habituellement au baptême. Cette socialisation implique, dans son caractère général, la soumission à la volonté collective : « Prior to baptism the young Hutterite has been socialized and generally motivated to believe that the collective will is more important than the separate individuals who compose it » (Hostetler 1997, 235). Le baptême constitue en quelque sorte la finalité de la socialisation première des membres des colonies huttériennes, il confirme le succès de cette socialisation première. Dans leur livre, The Social Construction of Reality, Berger et Luckmann traitent de ce processus impliqué dans la socialisation première :
The individual, however, is not born a member of society. He is born with a predisposition towards sociality, and he becomes a member of society. In the life of every individuals, therefore, there is a temporal sequence, in the course of which he is induced into participation in the social dialectic. The beginning point of this process is internalization.
Berger et Luckmann 1979, 149
Les auteurs poursuivent : « Only when he has achieved this degree of internalization is an individual a member of society. […] Primary socialization is the first socialization an individual undergoes in childhood, through which he becomes a member of society » (Berger et Luckmann 1979, 150). La socialisation première des membres des colonies huttériennes s’effectuant en milieu relativement fermé[6], les contacts avec diverses formes de différences culturelles et religieuses s’avèrent réduits. Les membres naissant dans le groupe constituent la majorité de ceux qui y sont baptisés, la plupart des enfants voient donc, selon une perspective interne à la communauté, leur socialisation réussie. Hostetler est clair, en ce qui concerne la socialisation première des membres des colonies huttériennes : « […] the individual must lose his identity in one corporate body » (1997, 144).
Berger et Luckmann traitent du succès de la socialisation première : « Socialization always takes place in the context of a specific social structure. Not only its contents but also its measure of “success” have social-structural conditions and social-structural consequences » (1979, 183). Ce succès, représenté par la récitation des voeux de baptême, implique l’introjection subjective des réalités sociales objectives des colonies huttériennes. Berger et Luckmann spécifient que le succès de la socialisation correspond effectivement à l’adéquation symétrique des réalités objectives et subjectives d’une société donnée.
Cette socialisation des membres des colonies huttériennes s’effectue au coeur de ce que Kymlicka (2001) nomme une culture sociétale. Le baptême indique l’introjection consciente de cette culture sociétale. Plus précisément, il définit la culture sociétale comme étant :
Une culture qui offre à ses membres des modes de vie porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique, dans les sphères publique et privée. Ces cultures tendent à être territorialement concentrées et fondées sur une communauté linguistique.
Kymlicka 2001, 115
Une culture sociétale reflète un mode de vie, une compréhension du monde et peut comporter une langue, une religion et une culture distincte. Ainsi, les membres des colonies emploient couramment l’allemand[7], cette langue étant étroitement liée à leur religion, puisque tous les écrits des pères fondateurs sont en allemand. Les sermons à l’église et l’éducation des enfants à la maison se déroulent en allemand. Leur langue révèle ainsi une culture sociétale collectiviste territorialement définie, au coeur d’une société majoritairement anglaise et à tendance individualiste. Le baptême représente l’aboutissement de l’introjection de cette culture sociétale.
Finalement, soulignons que, pour les membres des colonies, le baptême signifie l’acceptation individuelle de trois concepts propres à la culture sociétale des huttériens : l’Ordnungen, le Gelassenheit et le Gutergemeinshaft. L’Ordnungen traduit une normativité sévère : « The written rules of the community reflecting the will of God as made manifest through the community for particular times and situations » (Hostetler et Huntington 1980, 16). Le Gelassenheit concerne le dépassement de soi et l’abandon à la collectivité. Il indique la soumission paisible à Dieu et au groupe de fidèles, lesquels possèdent tout en commun : « Only unconditional obedience (Nachfolge) and self-renunciation (Gelassenheit) permit the gifts of God to take effect in man » (Hostetler 1997, 144). Le Gutergemeinschaft concerne l’Église en tant que telle et la communauté de biens formée selon la volonté de Dieu. Ces trois concepts sont introjectés par les membres des colonies huttériennes, lors de leur socialisation première.
Ainsi, cette socialisation s’effectue en milieu relativement fermé, pour les membres des colonies, et s’appuie sur trois concepts clés : l’Ordnungen, le Gelassenheit et le Gutergemeinshaft. Elle fait entrer les membres dans une culture sociétale qui implique une langue particulière, l’allemand, des pratiques religieuses distinctes, avec des services religieux quotidiens, et des pratiques sociales uniques, avec une emphase mise sur le collectivisme, au sein d’une société largement individualiste. En ce sens, le baptême correspond à l’acceptation de ces pratiques distinctes. Il est une décision consciente et volontaire pour les huttériens, il est le terme de leur socialisation primaire.
2. Concepts durkheimiens relatifs à la problématique
Les travaux de Durkheim, un des pères de la sociologie, ont eu cours principalement à la fin du xixe et au début du xxe siècle et ont défini une orientation scientifique et disciplinaire de par leur méthode originale. Son intérêt pour les sciences sociales l’a conduit à combattre activement pour la laïcité en France, ce qui en fait un acteur historique important, non seulement pour ses réalisations académiques et intellectuelles, mais aussi sur le plan du devenir de la nation française. Ayant étudié avec Wilhelm Wundt, considéré comme le père de la psychologie structuraliste et expérimentale, Durkheim présente cette tendance à l’analyse structurelle. Il décompose les phénomènes qu’il étudie afin d’en faire ressortir des éléments précis qui étayent les thèses qu’il avance. Ses travaux présentent aussi ce thème cher à quelques auteurs de l’époque — que l’on pense à Freud, par exemple —, la recherche de l’origine. En ce sens, Durkheim s’avère un épistémologue, préoccupé par l’origine, le sens et la portée des phénomènes qu’il étudie. Toutefois, les réponses que Durkheim apporte à ses questionnements tendent habituellement à pointer la société.
Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (2007), Durkheim explore les religions totémiques australiennes, dans lesquelles il voit la religion primitive de l’humanité. Il associe également ces religions aux institutions contemporaines, et il y parvient en décomposant le phénomène religieux en ses parties. Durkheim approche d’abord le phénomène religieux selon la division bipartite de la réalité entre le sacré et le profane. Selon l’auteur, cette dichotomie se rencontre dans tous les phénomènes religieux :
Quand un certain nombre de choses sacrées entretiennent les unes avec les autres des rapports de coordination et de subordination, de manière à former un système d’une certaine unité, mais qui ne rentre lui-même dans aucun autre système du même genre, l’ensemble des croyances et des rites correspondants constitue une religion.
Durkheim 2007, 87
Selon l’auteur, autant les croyances, qui relèvent du registre de la représentation, que les rites, qui relèvent du registre de la prescription, se retrouvent dans le phénomène religieux et expriment les rapports qu’une société entretient entre les choses sacrées et les choses profanes. Ces croyances et ces rites forment un système organisé et porteur de sens, pour la société qui la met en place. Durkheim résume ainsi sa pensée par rapport aux systèmes religieux :
Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective.
2007, 95-96
Après avoir réfuté plusieurs idées préconçues quant à l’origine des phénomènes religieux, disqualifiant par exemple les idées d’animisme, de naturalisme et de divinité comme étant centrales à la genèse du phénomène religieux, Durkheim porte son attention sur les croyances en elles-mêmes et s’interroge sur leur origine. Selon lui, le système organisé des croyances s’enracine dans la société (embodiement) : « L’unité de ces premiers systèmes logiques ne fait que reproduire l’unité de la société » (Durkheim 2007, 228). Ce sont les regroupements humains qui ont en eux-mêmes conduit à l’organisation logique des choses les entourant, organisant ainsi les croyances en des systèmes complexes. Selon Durkheim, les idées de hiérarchie et de genre proviennent également de la vie collective : « C’est la société qui a fourni le canevas sur lequel a travaillé la pensée logique » (Durkheim 2007, 233). Ces classements intéressent étroitement la genèse du phénomène religieux, puisque le phénomène religieux organise primitivement, mais logiquement, les relations entre les choses sacrées et les choses profanes. La prégnance des croyances indique, selon l’auteur, la puissance de l’autorité morale de la société : « […] l’empire qu’elle exerce sur les consciences tient beaucoup moins à la suprématie physique dont elle a le privilège qu’à l’autorité morale dont elle est investie » (Durkheim 2007, 313). Il ajoute un peu plus loin : « […] son efficacité [tient] de l’état mental […] [et] constitue ce qu’on appelle l’ascendant moral » (Durkheim 2007, 314). Si la société acquiert ce pouvoir sur les consciences individuelles, c’est par l’effervescence qu’elle produit chez ses membres[8]. L’effervescence, qui stimule les forces de chacun, résulte de la réunion d’individus et s’associe étroitement au versant émotionnel de l’humain. La société possède donc un ascendant indéniable sur les individus, notamment par l’effervescence qu’elle engendre : « […] c’est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse » (Durkheim 2007, 329). Selon Durkheim, cette effervescence et le phénomène religieux vont de pair et s’ancrent dans la société elle-même, en tant que regroupement d’individus. L’auteur insiste sur le fait que ces forces religieuses constituent un pouvoir moral : « Ce sont des puissances morales, puisqu’elles sont construites tout entières avec les impressions que cet être moral qu’est la collectivité éveille chez ces autres êtres moraux que sont les individus » (Durkheim 2007, 334). La pensée sociale influence même, selon Durkheim, les perceptions et l’entendement des individus qui composent le tissu social. L’autorité morale dont la société est investie, affirmée dans l’effervescence collective ressentie individuellement, module ces perceptions et cet entendement de la réalité, en reléguant certains de ses aspects au domaine du sacré et d’autres au profane.
L’ensemble des cérémonies religieuses sert donc à recréer le passé au présent, à rattacher l’individu à la collectivité. Comme Durkheim le mentionne : « Ce qui est essentiel, c’est que des individus soient réunis, que des sentiments communs soient ressentis et qu’ils s’expriment par des actes communs » (Durkheim 2007, 548). Ces manifestations sont nécessaires au bon fonctionnement social, à l’entretien du sentiment d’autorité morale créé par le groupe réuni. Elles viennent recréer et réaffirmer l’autorité morale portée par la collectivité. Bref, la société joue le rôle de régulateur, en modérant les émotions individuelles de ses membres. Cette facette régulatrice de la société s’exerce par l’autorité morale de cette dernière, en posant des balises à l’individu. De cet ouvrage de Durkheim, nous retiendrons principalement son analyse sociale des phénomènes religieux. Selon lui, chaque partie de la société, chaque individu, se rapporte au tout collectif qu’elle représente. Ainsi, l’auteur souligne l’importance de l’effervescence collective et de l’autorité morale véhiculées par la société[9].
3. Conversion et baptême dans les colonies huttériennes
D’une façon générale, lorsqu’un individu se tourne vers une religion, pour une raison ou pour une autre, on observe un phénomène de conversion, celle-ci pouvant être soudaine ou graduelle[10]. Dans le cas des colonies huttériennes, les conversions se font dans deux directions opposées : la première, vers l’intérieur, amène de nouveaux membres à la communauté ; la seconde, vers l’extérieur, se manifeste par le départ de membres de la communauté vers d’autres groupes religieux ou vers un mode de vie sécularisé. Ainsi, ceux qui se convertissent au mode de vie huttérien acceptent le baptême, tandis que ceux qui sortent des colonies le refusent.
En abordant de cette façon le baptême, dans les colonies huttériennes, c’est-à-dire en rapport avec les conversions internes ou externes, on évite le problème de « la socialisation première de la communauté ». En fait, la plupart des membres des colonies huttériennes ne se « tournent » pas proprement dit vers la religion huttérienne, en se faisant baptiser, mais ils procèdent à partir de leur socialisation première. On pourrait penser que, dans la plupart des cas, le choix du baptême adulte va de soi. Or, cela n’est pas aussi évident, et l’ambiguïté de cette décision est illustrée par la décision des convertis, soit internes ou externes. De même, cette ambiguïté révèle que la décision du baptême adulte comporte un questionnement intrinsèque important que partagent la collectivité et l’individu. C’est un rite de passage qui implique l’acceptation ou le refus des trois concepts présentés précédemment, l’Ordnungen, le Gellassenheit et le Gutergemeinschaft ; ceux qui se joignent au groupe les acceptent et ceux qui en sortent les refusent. La présence de ce questionnement est illustrée par la décision que les convertis prennent par rapport au baptême : l’accepter volontairement, hors de la « contrainte » de la socialisation première, ou le refuser, malgré cette « contrainte »[11].
En général, les conversions au mode de vie huttérien sont rares. En près d’un siècle de présence au Canada, une cinquantaine de personnes s’y sont converties, et certaines sur une base irrégulière. Peter et al. affirment que quiconque répond de façon positive à la vie dans la colonie est encouragé à s’y joindre (1982). Ils nous apprennent aussi qu’entre 1972 et 1982, moins d’une douzaine de conversions ont eu lieu (Peter et al. 1982, 335). Je m’attarderai toutefois à l’étude d’un cas particulier, impliquant la conversion de plus d’une vingtaine de Japonais au mode de vie huttérien (Lehr 2010 ; Shimazaki 2000). Cette étude de cas concerne la création d’une colonie huttérienne sur l’île principale du Japon, près de Owa, à quelque 270 kilomètres au nord de Tokyo : « The emergence of the Japanese Hutterite colony, which has strong cultural bonds with Canadian Hutterites, is a curious phenomenon » (Hofer 1981, 64).
Notons qu’une présence communautaire non religieuse existait déjà au Japon, avant la naissance de la première colonie huttérienne. Ce groupe, nommé Yamagishikai, offrait une organisation économique et morale solide à ses membres, mais sans mettre l’emphase sur la religion chrétienne (Hofer 1981, 82). C’est un professeur d’économie sociale, Gan Sakakibara, qui s’est fait le premier promoteur du mode de vie huttérien au Japon. Membre de l’Église presbytérienne, il est entré en contact avec des mennonites[12] et a appris l’existence des anabaptistes vers la fin des années 1950. Sakakibara « […] believes that our related groups like the Hutterites and Amish have emphasized “community” — while not always in good balance — better than most Mennonites » (Hofer 1981, 11). Il s’est illustré par son travail dans l’écriture et la traduction de dix ouvrages sur les huttériens et leur mode de vie, ses intérêts principaux portant sur le communautarisme et l’antimilitarisme. Les enseignements de Sakakibara constituent les germes d’une colonie huttérienne sur le sol japonais. Il avait même contacté les colonies huttériennes du Canada à quelques reprises, comme le montre une lettre datée du 24 novembre 1973, envoyée au ministre Paul S. Gross. Dans cette lettre, Sakakibara demande si Yoshihiro Tomura, un professeur d’anglais à Tokyo, pouvait être accueilli en Amérique afin d’y étudier les colonies huttériennes. Toutefois, c’est le révérend Isomi Izeki, un ministre de la United Church of Christ, qui décide d’implanter la première colonie au Japon. Le groupe d’Izeki vivait déjà de façon communautaire à Tokyo, selon les trois principes suivants : 1) Ne pas laisser le désir et le luxe contrôler sa vie. 2) Rendre service à ses semblables sans attendre de récompense. 3) Conserver la journée du dimanche pour la prière et le repos. Au milieu des années 1960, Izeki a visité des fermes collectives en Israël, les kibboutz, mais il y a trouvé des communautés au caractère national et culturel prédominant, alors qu’il recherchait une communauté spirituelle fondée sur les écrits bibliques.
Mentionnons que l’implantation d’un mode de vie agricole dans un pays aussi petit n’est pas simple. En 1972, de l’argent, provenant à la fois de la vente des biens des gens désireux de se joindre à la communauté naissante et des colonies albertaines, a permis à une dizaine de personnes d’acheter une douzaine d’acres de forêt, qu’ils ont transformée en terre arable. Ordonné ministre en 1977, par les colonies huttériennes en Alberta, Isomi Izeki pouvait alors baptiser d’autres membres : « Up to the winter of 1979 he had baptized nine members of the Japanese colony, thus all 14 adult members of the colony have been baptized » (Hofer 1981, 70). Selon Hofer (1981), les relations entre les colonies huttériennes albertaines et la communauté implantée au Japon sont abondantes et soutenues, ce qui a créé un réseau permettant un soutien, à la fois économique et spirituel, à la communauté émergente.
Dès la fondation de la colonie, certains problèmes sont apparus entre deux familles, celles du leader Izeki et celle de Yoshihiro Tomura. Alors que Izeki voulait faire preuve de prudence dans les actions entreprises par la communauté, Tomura souhaitait que les choses se déroulent plus rapidement. La famille de Tomura a quitté le groupe quelques années après sa fondation, mais d’autres membres s’y sont adjoints, portant à 22 le nombre de personnes s’y rattachant, en 1981. Le nombre total de personnes membres de la communauté n’a jamais dépassé la vingtaine (Lehr 2010).
Penchons-nous maintenant sur les cas de dissidence, dans les colonies huttériennes[13]. Hartse nous en donne quelques chiffres : en 1951, Eaton avait recensé 114 cas ; en 1982, Peter et al. en dénombrent 300 ; au tournant des années 1990, Hartse nous apprend qu’il y a eu au moins 600 cas de dissidence, dans les dix dernières années[14] (1994, 69-70). Selon Peter et al. (1982), les premiers cas de dissidence étaient majoritairement des jeunes hommes en quête d’aventures qui ne rejoignaient pas nécessairement un autre groupe religieux. Les cas les plus récents ne se conforment pas à ce type de défection traditionnelle et comportent une tangente religieuse importante. Les dissidences récentes sont effectuées par des couples ou des familles entières et donnent lieu à des conversions pour le moins étonnantes, quoique compréhensibles, selon le contexte dans lequel elles se déroulent. Notons que la moitié des cas de dissidence sont maintenant le fait de femmes. La plupart des conversions résulteraient d’un contact direct avec une personne membre de groupes protestants évangéliques, ces derniers offrant une communauté de soutien aux dissidents. C’est l’individualisation et la privatisation à l’intérieur du groupe, comme la relecture des sermons par exemple, qui a conduit certains membres à considérer les protestants évangéliques comme un groupe attirant : « The idea of Christ as personal saviour is of course central to the “born-again” theology of the evangelical movement » (Peter et al. 1982, 331). Le prosélytisme à l’oeuvre pour convertir des membres des colonies huttériennes s’exerce souvent lorsqu’un étranger s’infiltre dans une colonie, pour le travail ou pour une simple visite. Dans certains cas, « … it is the Hutterites’ own attempts to win converts that contribute to the loss of their members to evangelical Protestantism » (Peter et al. 1982, 335).
Dans ce contexte, Peter et al. insistent sur les concepts de Gelassenheit et de Gutergemeinschaft, sur l’idéologie collective véhiculée par l’ordre moral des colonies huttériennes et sur le conformisme des membres. Les auteurs affirment : « The preoccupation of Hutterite, therefore, shifted from active value-oriented consciousness to passive traditionally-defined group conformity » (Peter et al. 1982, 330). L’ordre moral porté par le groupe, traditionnellement à haute teneur collectiviste, se voit contesté par une tendance à l’individualisation des membres. Selon Boldt (1978), la société stricte des huttériens est passée d’un conformisme attitudinal, impliquant l’introjection des valeurs, des normes et des règles sociales, à un conformisme doctrinal, ce qui diminue grandement l’importance de la socialisation première des membres. Généralement, cela ouvre la porte à la recherche religieuse personnelle : « If the preacher cannot answer their questions, members seek “outside resources” to help them resolve religious problems » (Hartse 1994, 70).
Ainsi, l’individualisation et la privatisation des croyances et des rites se répercutent prérationnellement sur la teneur cognitive et émotionnelle des trois concepts qui cimentent la culture sociétale huttérienne, lesquels perdent graduellement leur influence cohésive. En conséquence, les membres des colonies adoptent une identité différente, qui leur convient davantage : « […] “emotional acculturation” occurs through the adoption by defectors of the dominant society’s concept of emotion and self. For certain Hutterites, the appeal of conservative Protestantism lies in its distinctive construction of self and emotion » (Hartse 1994, 72-73). Caroline Hartse tient compte de nombreux points dont Peter et al. ont peu fait mention, tels que l’influence générale du protestantisme conservateur en Amérique du Nord, l’influence de la famille dans les conversions d’huttériens et l’importance de la soumission à l’autorité morale dans les colonies. Dans une recherche auprès de 21 huttériens ayant quitté leur colonie, elle a vérifié comment les concepts d’« émotion » et de « soi » sont modifiés, chez ces dissidents.
Plusieurs faits qui intéressent la présente analyse sont pertinents dans les études de cas rapportées par Hartse, dans son article. La première étude de cas révèle que c’est un professeur d’anglais, un protestant conservateur, qui a exercé une influence forte sur la conversion de ce membre huttérien, laquelle a débuté à l’adolescence. Ce membre est sorti quelques fois de la colonie, mais comme il n’était pas baptisé, ces escapades étaient sans conséquence : « Because he was not baptized in either the Hutterite or an outside church, he returned without much comment from the preachers » (Hartse 1994, 74). Durant un séjour à l’extérieur de la colonie, il a rencontré des chrétiens born again, avec qui il affirme avoir partagé des émotions. Cette emphase sur l’émotion occupe une grande place dans sa nouvelle expérience religieuse.
La seconde étude de cas concerne une jeune femme influencée par une tante déjà convertie aux chrétiens born again. Cette tante a influencé plusieurs membres de la famille nucléaire de la jeune femme. Selon cette dissidente, qui ne voulait pas se faire baptiser dans la colonie : « “The colony” […] was “a controlled system” […] » (Hartse 1994, 78), axée sur le rituel et non sur le partage de l’expérience spirituelle. Elle a quitté la colonie à 21 ans, aidée de membres de sa famille, et s’est immédiatement fait baptiser, trois jours après son départ, dans une Église charismatique (son futur époux sera aussi un ex-huttérien de la même Église). Selon Hartse, elle a utilisé les émotions pour mettre au défi le mode de vie huttérien.
La dernière étude de cas concerne un ex-huttérien qui s’est converti à une nouvelle religion, dix ans après son départ de sa colonie de naissance. Il n’a pas quitté la colonie pour des raisons religieuses, comme dans les deux cas précédents, mais il a tout de même rejoint une Église protestante conservatrice. Il voulait lui aussi partager son expérience spirituelle émotionnellement et il affirme que les traditions des colonies représentent des barrières.
Ainsi, d’une façon générale, ces trois études de cas révèlent que : « Hutterites who leave the colony for religious reasons appear to change their self-concepts and to use emotion terms as vehicles to discuss their new religious beliefs » (Hartse 1994, 83). Ces dissidents se servent également de ces concepts pour expliquer leurs comportements à l’intérieur de leur nouveau groupe religieux.
4. Discussion
Les questionnements que soulève le baptême, à l’individu membre d’une colonie huttérienne, sont bien illustrés par les cas de conversions exposés précédemment. Toutefois, ils ne sont pas uniquement le lot des convertis, mais bien de tous les membres de cette société, en ce sens que ce groupe n’inclut pas à long terme les individus non baptisés. Dans cet ordre d’idée, voici une remarque de Hartse qui rappelle un peu celle de Hostetler présentée ci-dessus[15] et s’avère pertinente : « Hutterites strive to make the self and society synonymous » (Hartse 1994, 77). D’emblée, la prégnance de cette société trouve une résonance dans les concepts de Durkheim. D’abord, le baptême dans les colonies, tel qu’il est décrit par Rideman, constitue une incorporation (embodiement) d’un nouveau membre, grâce à la socialisation primaire. C’est le rite de passage essentiel pour se joindre au groupe. Au cours de ce processus, les autorités huttériennes vérifient si l’individu est prêt à se soumettre à la société, à ses responsabilités et ses demandes diverses. Elles vérifient également si l’individu comprend bien le sens des concepts qui cimentent la culture huttérienne (l’Ordnungen, le Gutergemeinschaft et le Gelassenheit) et qui sont portés par la socialisation primaire. À proprement parler, chaque individu qui désire se joindre à la communauté, né dans le groupe ou non, est incorporé à celle-ci par le moyen du baptême volontaire. L’autorité morale qui émerge de cette organisation sociale est très forte, chaque individu portant en lui les concepts et les questionnements présentés précédemment. Cette autorité morale, qui est incarnée par le ministre de la colonie, se rapproche très fortement de celle décrite par Durkheim. Cet ordre moral pérenne peut être attirant pour certains non-huttériens, tout comme repoussant pour certains huttériens. L’effervescence qui émerge de cet ordre moral est plutôt sobre, par contraste avec les groupes religieux qui voient d’ex-huttériens se joindre à leurs rangs. Elle convient probablement à certains, mais les études de cas présentés précédemment montrent que les individus qui sortent des colonies huttériennes recherchent plus d’éblouissement et d’exubérance dans leur nouveau groupe. Certains ex-huttériens vont jusqu’à associer la vie religieuse dans les colonies à la stagnation et à la mort[16]. Certains y perçoivent donc un état d’anomie spirituelle avancée.
Les croyances mêmes des huttériens semblent émaner de leur société et de sa volonté de transmettre une tradition théologique empreinte d’un ordre moral particulier, que ce soit un code vestimentaire, alimentaire, religieux ou éducatif. Les rites religieux quotidiens ne sont qu’une façon de réaffirmer cet ordre moral, en réunissant la collectivité autour du sermon du ministre, ce qui s’avère en soi une source d’effervescence. Notons que la position même des individus, dans la collectivité, lors des rites quotidiens, révèle l’ordre moral qui se dégage de la société (hommes d’un côté, femmes de l’autre, jeunes à l’avant, etc.). Ainsi, chaque jour, le sacré et le profane se succèdent dans la colonie et leurs espaces respectifs se voient clairement définis par certains signes. Les cérémonies plus formelles, telles que le baptême, se trouvent davantage associées à un rite de passage qui incorpore l’individu à la société. Après le baptême, les hommes peuvent prendre part aux décisions de cette société. Les hommes et les femmes n’accèdent au mariage et aux postes de haute responsabilité qu’après cette cérémonie formelle. Ils se déplacent d’ailleurs, après leur baptême, à l’intérieur de l’église, quittant le devant de la salle pour rejoindre les adultes baptisés qui incarnent l’ordre moral de la collectivité. Ainsi, la religion, telle qu’elle est observée dans les colonies, porte ce caractère collectif, et n’oublions pas que le phénomène religieux est associé par Durkheim à un phénomène collectif : « Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires […] Elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité » (Durkheim 2007, 91). Le phénomène religieux tel que nous le présentent les huttériens illustre bien cette citation de Durkheim.
Revenons maintenant sur ces cas de conversions dans les colonies huttériennes. Ce n’est pas n’importe quel individu qui se convertit au mode de vie huttérien ni qui s’avère dissident de ce mode de vie. Dans les deux cas de conversion, les individus se sont tournés, souvent sous l’influence d’un prosélytisme familial, vers une autre religion. Dans le cas des conversions au mode de vie huttérien, comme la création d’une colonie au Japon, les individus se faisant baptiser dans le groupe y trouvent un ordre moral pérenne, qui les dépasse et les incorpore à proprement parler. Ce lien entre l’adhésion à un groupe religieux portant un ordre moral pérenne et la dissidence du mode de vie huttérien n’est pas aussi clair. De par leur socialisation primaire, les individus nés à l’intérieur de la colonie y trouvent déjà un ordre moral pérenne ; pourquoi alors se tourneraient-ils vers un autre groupe religieux ? La réponse donnée par Hartse et Peter et al. se trouve probablement dans l’effervescence des groupes vers lesquels se tournent habituellement les dissidents. En effet, les dissidents ne vont pas vers n’importe quelle autre religion, mais vers les groupes où l’expression émotionnelle et l’exubérance des rituels provoquent une effervescence collective particulièrement marquée.
En fait, c’est l’effervescence ressentie par l’individu qui importe ici, car celui qui se tourne vers le mode de vie huttérien n’y trouve pas l’effervescence exubérante des groupes chrétiens évangélique, mais cette effervescence sobre le contente[17]. Il y trouve toutefois un ordre moral très strict qui contente son besoin de vivre selon un tel ordre moral. Encore une fois, l’important ici se trouve dans le ressenti de cet ordre moral. Si cet ordre moral strict satisfait les convertis au mode de vie huttérien, l’ordre moral des groupes de chrétiens évangéliques ou des protestants conservateurs satisfait aussi les dissidents de ce mode de vie. Ce dont témoignent les cas de conversions observés autour du baptême dans les colonies huttériennes, c’est que les individus recherchent l’harmonie entre la représentation de ce que devrait être, selon eux, une société, dans ses aspects moraux et effervescents, et le groupe auquel ils se joignent.
Conclusion
Le rôle des émotions dans l’adhésion à un groupe religieux s’avère de la plus haute importance, car le groupe a cette faculté de créer du ressenti chez l’individu. Toutefois, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (2007), Durkheim déclare que les sensations sont incapables d’éveiller les consciences individuelles et de leur faire découvrir les totems. Un peu plus loin, il déclare qu’on ne peut saisir la réalité intrinsèque par nos sens : « Or ces relations et ces liens internes, la sensation, qui ne voit que du dehors, ne saurait nous les faire découvrir ; l’esprit seul peut en créer la notion » (Durkheim 2007, 353). Durkheim décline clairement son approche quant au ressenti en l’attribuant à l’individu : « […] il ne saurait être question de nier la part qui revient à l’expérience individuelle. Il n’est pas douteux que, de lui-même, l’individu constate des successions régulières de phénomènes et acquiert ainsi une certaine sensation de régularité. Seulement, cette sensation n’est pas la catégorie de causalité » (Durkheim 2007, 525). En général, il entretient une ambivalence évidente par rapport au ressenti. Durkheim a occulté cette question parce que, selon lui, l’émotion et le ressenti relèvent de l’individu et non de la société. Toutefois, on voit bien ici que l’émotion n’appartient pas uniquement à l’individu, mais aussi au groupe dans lequel il se trouve. L’individu vient moduler la force de ce ressenti, d’où le fait que certains soient contentés d’une telle sorte d’effervescence sobre ou d’un tel ordre moral plus ou moins strict.
Ainsi, Durkheim discrédite largement la part du sensible, car il l’associe strictement à l’individu. Pourtant, le sensible et l’émotionnel sont, d’une part, des construits socioculturels et, d’autre part, ils révèlent un pont précis entre l’individu et la société, produisant une effervescence particulière chez ses membres. Plusieurs courants sensibles et émotionnels émanent des sociétés et des groupes eux-mêmes, qui font naître individuellement ces effluves invisibles. En considérant le sensible, en rapport avec l’ordre moral ou l’effervescence, on comprend mieux pourquoi certains individus procèdent à une conversion alors que d’autres non, et ce, malgré les mêmes environnements. C’est qu’une même société ne fait pas germer la même sensibilité chez tous ses membres, car ce ne sont pas tous les individus qui procèdent à la même introjection de la socialisation primaire vécue au sein de leur communauté d’origine. Que l’on pense à l’ordre moral ou à l’effervescence issus d’une religion, ils ne s’enracinent pas aussi fortement dans toutes les consciences. Voilà pourquoi certains individus trouvent leur compte dans leur communauté d’origine et d’autres non. Ces derniers se tournent alors vers un nouveau groupe qui répond mieux à leurs besoins, à leur sensibilité et à leurs attentes relativement à un ordre moral pérenne et à une effervescence appropriée.
Revenons sur l’hypothèse énoncée au départ. Cette hypothèse voulait souligner l’importance de l’affinité religieuse dans le processus de conversion des huttériens. Par affinité religieuse, nous faisons référence à trois éléments : l’ordre moral, la question d’effervescence religieuse et l’importance des réseaux relationnels dans le processus de conversion. Nous remarquons alors, dans le processus de conversion, l’importance du vecteur émotionnel, qui supplante le cognitif, mais qui va de pair avec le relationnel. En ce sens, le rôle des émotions et des relations interpersonnelles, dans l’adhésion à un groupe religieux, s’avère de la plus haute importance. En considérant le sensible, en rapport avec l’ordre moral, l’effervescence émotionnelle ou les réseaux interpersonnels, on comprend mieux pourquoi certains individus procèdent à une conversion alors que d’autres, non, et ce, malgré les mêmes environnements.
Parties annexes
Note biographique
Raphaël Mathieu Legault Laberge a une formation en psychologie et en sciences humaines des religions. Il est présentement doctorant en études du religieux contemporain et chargé de cours à la Faculté de théologie et d’études religieuses de l’Université de Sherbrooke. Posant un regard multidisciplinaire sur le religieux, ses recherches portent avant tout sur les groupes anabaptistes du Canada. Il a aussi contribué aux recherches du centre Société, Droit et Religion de l’Université de Sherbrooke. Il a publié récemment, en collaboration avec Guillaume Rousseau, (2013) « Du biconfessionalisme au multiculturalisme : ruptures et continuités dans la gestion de la diversité religieuse au Canada », dans D. Kounkou, dir., Réveil du religieux. Éveil de la société, Paris, L’Harmattan, p. 187-212.
Notes
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[1]
La seule considération qui a dirigé le choix des cas est l’évitement des déterminismes de la socialisation primaire. Ce sont les cas de convertis qui mettent le plus au défi ces déterminismes. Ainsi, l’attention portée aux convertis illustre comment les vecteurs relationnels et émotionnels entrent en jeu dans la décision de la conversion et du baptême adulte.
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[2]
Cet ouvrage est fondamental pour les huttériens. Datant du milieu du xvie siècle, il définit les bases de leur théologie et de leur compréhension du baptême.
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[3]
Lesquels se réfèrent aux passages bibliques suivants : l’Évangile selon saint Jean (3,7-15), l’Épître de saint Paul aux Romains (6,1-8) et l’Évangile selon saint Matthieu (28,16-20).
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[4]
Le Credo des apôtres ou Symbole des apôtres est une profession de foi, une prière déclarative qui a cours dans de nombreuses dénominations chrétiennes et qui réaffirme la croyance de la personne en Dieu et en Christ.
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[5]
Cette dualité fonctionnelle du baptême, dans les groupes anabaptistes en général et chez les huttériens plus particulièrement, à la fois céleste et terrestre, se vérifie dans la représentation qu’ils se font du baptême, qui correspond selon eux à la fois à une renaissance spirituelle (born again) et à l’entrée dans le groupe des membres adultes baptisés. Ainsi, une fois baptisé, le membre a de nouvelles responsabilités et peut aussi adopter de nouveaux rôles dans la communauté. Ces rôles répondent à des besoins spirituels et physiques, comme l’enseignement de l’allemand, la gestion d’entreprises agricoles ou même éventuellement le ministère. La demande du baptême étant effectuée par le membre, il entre formellement et intentionnellement dans la communauté. Son entrée est donc consciente et désirée, car s’il refusait le baptême, il quitterait simplement la colonie.
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[6]
Nous pourrions qualifier ce milieu de sectaire, au sens sociologique du terme : les huttériens souhaitent se retirer du monde pour mener une existence chrétienne « pure ». Leur vision théologique de l’existence induit donc une frontière entre eux et le monde extérieur, en s’appuyant notamment sur cette idée biblique « d’être dans le monde, mais pas de ce monde ».
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[7]
Ce que l’auteur de l’article a notamment pu vérifier, lors de séjours ethnographiques dans des colonies huttériennes au Manitoba, en 2007 et en 2013.
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[8]
Durkheim ne définit pas spécifiquement l’effervescence, il l’associe plutôt à une forme d’extase ou de force collective ressentie chez les membres d’un groupe. À ce propos, Nicolas Mariot indique : « Ce terme “d’effervescence” revient à de très nombreuses reprises lorsqu’il cherche à comprendre l’origine des croyances collectives : l’intégration sociale croît avec l’intensité des passions. Au départ, il s’agit simplement de la réunion “d’une assemblée qu’échauffe une passion commune”. Ensuite, Durkheim élargit le propos en parlant des “périodes historiques” (en fait périodes “révolutionnaires ou créatrices”) dans lesquelles “les individus se recherchent, s’assemblent davantage : il en résulte une effervescence générale”. De ce point de vue, l’effervescence durkheimienne semble proche du charisme wébérien » (Mariot 2001, 713). Il ajoute un peu plus loin : « Pourquoi Durkheim insiste-t-il tant sur l’effervescence en n’omettant jamais de la mentionner, sans pour autant la décrire avec précision ? À mon sens, c’est parce qu’elle représente aussi un indice, “fait” essentiel parmi les “données” recueillies […] de l’implication physique des participants. Elle indique, dans la logique de la démonstration, la preuve de l’efficacité du rite, puisqu’elle témoigne du fait que les acteurs ressentent pleinement en ces occasions la présence du sacré. […] L’effervescence tient donc une place essentielle parce qu’elle est l’inscription corporelle visible, observable, d’un “état mental” sans lequel le rite resterait vide de sens et ne saurait accomplir sa fonction », (Mariot 2001, 715). Pour sa part, Hans Joas insiste sur le fait que l’effervescence constitue une force collective : « L’expérience de la perte de soi dans l’extase collective — Durkheim parle d’“effervescence collective” — est en même temps l’expérience d’une force, d’une puissance extraordinaire qui entraîne l’individu et le transporte dans un autre monde. L’effectivité de cette force ne fait pas de doute, elle est parfaitement réelle. Pour Durkheim, elle ne représente rien d’autre que l’effet de la fusion des individus en une entité collective » (Joas 2013, 4).
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[9]
Pour aller un peu plus loin que Durkheim et pour actualiser cette question, nous pouvons nous référer à Danièle Hervieu-Léger, notamment dans : Hervieu-Léger et Champion (1990). Toutefois, nous resterons dans les limites épistémologiques proposées par Durkheim.
-
[10]
Bien entendu, il s’agit là d’une vision caricaturale des réalités complexes associées à la conversion, une vision définie à grands traits par Saliba (2003).
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[11]
La conversion est libre dans la mesure où elle est déterminée par le libre arbitre des individus qui prennent la décision de se convertir. Ceux qui joignent les huttériens ou ceux qui quittent leur communauté d’origine affirment clairement ce libre arbitre, puisqu’ils vont, en quelque sorte, « à l’encontre » des déterminismes que leur a imposés leur socialisation primaire. Aucun de ces individus ne s’est vu contraint à la conversion, et c’est dans ce sens que la conversion est libre.
-
[12]
Notamment, Paul Peachey.
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[13]
Afin de mieux comprendre le cheminement des dissidents, voir l’ouvrage, The Nine (Maendel et al. 2013), écrit par neufs jeunes ayant quitté les colonies huttériennes pour se joindre à des Églises plus libérales, dont l’effervescence est beaucoup plus exubérante que chez les huttériens, comme en témoigne certaines photos du livre.
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[14]
On compte aujourd’hui plus de 35 000 huttériens au Canada, incluant les enfants ; voir Kraybill (2010, 111).
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[15]
« […] the individual must lose his identity in one corporate body » (1997, 144).
-
[16]
C’est la perspective présentée par les jeunes ayant contribué à l’ouvrage The Nine.
-
[17]
L’effervescence est partie prenante d’une société. Sobre, l’effervescence se contente de manifestations calmes, introverties et mesurées. Cela s’observe notamment, lors des cultes huttériens, par l’utilisation mesurée du chant : alors que le ministre lit une strophe du sermon, les membres de la communauté, tous assis calmement, reprennent cette même strophe, en chantant selon un modèle musical répétitif. Exubérante, l’effervescence se présente sous des manifestations expressives, extroverties et débordantes. Cela s’observe notamment dans les cultes pentecôtistes où la danse, les transes et le parler en langue font partie des cérémonies et sont considérés comme normaux.
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